Jérôme Jamin, professeur de science politique et de philosophie politique à l’université de Liège, hier matin (23 mai, peu après 7 h 30) l’invité de la rédaction de RTS La Première, interrogé par Yann Amedro.
http://www.rts.ch/play/radio/linvite-de-la-redaction/audio/linvite-de-la-redaction-jerome-jamin-professeur-de-sciences-politique-et-de-philosophie-politique?id=7724986
Pour lui, les partis d’extrême-droite actuels s’inscrivent dans la continuité du fascisme, sauf que par un changement stratégique insidieux, ils ne parlent plus de race mais de culture ou de religion.
Extraits (un peu abrégés ; minutes 3:30 à 14:10 ; mes commentaires en italiques, peut-être évidents mais manifestement pas pour tout le monde) :
Jérôme Jamin : (…) Au début, on pouvait établir des liens forts, sur le plan humain, personnel et idéologique, entre les leaders des années 70 et 80 et des leaders qui ont collaboré pendant la seconde guerre mondiale. Donc on pouvait dire : il y a vraiment une continuité entre le fascisme des années 30 (en clair, le nazisme) et l’extrême-droite des années 70-80 ; je pense notamment en France à Jean-Marie Le Pen (qui avait 12 ans en 1940), mais pas uniquement. Avec le temps, de nouvelles générations sont arrivées, très marquées par le fait qu’ils étaient systématiquement exclus du jeu démocratique à cause des origines sulfureuses du mouvement, et donc ils ont adapté le discours : d’un discours sur les races dans les années 70 ou 80, avec du racisme ouvert et assumé, on est passé progressivement à un discours sur les cultures, donc moins agressif, qui a laissé la place depuis le 11 septembre à un discours sur les religions.
Yann Amedro : Donc vous nous dites que c’est la même chose mais avec un vernis différent ?
JJ : C’est même plus qu’un vernis. C’est un vrai travail idéologique. Aujourd’hui le racisme est unanimement condamné (…) : plus personne en Europe n’ose dire : moi j’appartiens à une race supérieure et il faut exterminer ou enfermer ou punir les races inférieures (…). Par contre, ce discours est adapté. Au lieu de s’en prendre à des individus en fonction de leur couleur de peau, on va s’en prendre à leur culture, en disant que leur culture n’est pas compatible avec la nôtre (pardon, la loi islamique est vraiment incompatible avec notre culture), et que [ce « que » doit être un lapsus, il ne correspond pas à la logique de la phrase] ces gens sont un peu enfermés dans leur culture, comme ils auraient été enfermés dans leur race par le passé. (Falsification grossière : les musulmans s’enferment de plus en plus eux-mêmes dans leur culture, alors que la société d’accueil attendait qu’ils s’intègrent.)
Plus récemment – et c’est beaucoup plus insidieux (sic), parce que ça renvoie à de vrais problèmes et donc c’est très difficile de séparer ce qui est sincère et ce qui est une arnaque idéologique (re-sic) – de plus en plus de partis d’extrême-droite aujourd’hui ont compris que le moyen le plus facile de s’en prendre aux étrangers sans parler de race ni même de culture, c’est de s’en prendre à l’islam. (Je ne savais pas que le moyen le plus facile de m’en prendre aux Portugais ou aux Polonais était de m’en prendre à l’islam.) Parce que du coup ils se positionnent comme des partis démocratiques contre une menace islamiste et ils laissent donc entendre qu’ils ne sont pas des partis extrémistes mais des partis démocrates. Mais la question de l’islam est une question très complexe.
(Il serait sans doute indécent de dire que les Verts ont « profité » des catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Par contre, le même procédé est tout à fait admis quand il s’agit de critiquer l’extrême-droite. Dans les préjugés entretenus par la gauche, il va de soi que les gens qui tentent d’avertir leurs concitoyens des dangers de l’immigration musulmane massive sont automatiquement discrédités comme des extrémistes qui utilisent l’actualité pour leurs propres intérêts électoraux. À travers les lunettes gauchistes, il est inconcevable que l’on puisse critiquer l’islam pour protéger nos sociétés : on ne peut le faire que par xénophobie et par racisme masqué. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut jeter l’opprobre sur une personne ou une idée la traite d’« extrême droite », de « populiste », etc. Toutes ces invectives mal définies sont de l'ordre de la propagande, pas de la réflexion, elles empêchent même une analyse sérieuse. Voir aussi https://lesobservateurs.ch/2015/10/19/immigration-pourquoi-il-ny-a-pas-de-debat-en-suede/.)
YA : Je reviens à ma question : au fond, le discours est le même, c’est un discours « « raciste » » (j’y mets tous les guillemets) qui s’est adapté à la démocratie, à la multiculturalité, évidemment qu’il y a la crise migratoire, mais le ressort est le même qu’il y a 40-50 ans ?
JJ : C’est un discours qui considère que l’inégalité est une bonne chose, et qu’il ne faut pas aller contre les inégalités. Il y a des inégalités entre les races, les cultures, les civilisations, les populations, c’est une bonne chose et il faut protéger ces inégalités, grâce notamment à la nation, qui va protéger un groupe contre des ennemis, contre une menace extérieure, contre les réfugiés, contre l’islam, contre d’autres civilisations, et donc en effet, de ce point de vue-là, ça n’a pas changé. Néanmoins – je connais moins le cas du FPÖ, mais en France, par exemple au Front national, si ce principe de l’inégalité est resté, il y a aussi quand même des évolutions, par exemple en matière d’antisémitisme : on trouve moins d’antisémitisme aujourd’hui que par le passé. Donc il y a quand même des évolutions, ce n’est pas uniquement un vernis.
YA : Comment on l’explique, ça, moins d’antisémitisme que par le passé ? On se souvient des petites phrases du père, Jean-Marie. C’est quoi : on ose plus facilement taper sur l’islam aujourd’hui, et moins sur la communauté juive et Israël ?
(Voyons, si la question était d’« oser », on continuerait à taper sur le plus faible comme par le passé, sur la minorité juive, on ne se mettrait pas à taper sur l’islam au moment où il devient de plus en plus fort. Non : l’« extrême-droite » critique l’islam parce qu’elle est la première à comprendre que c’est lui le danger pour notre civilisation.)
JJ : Je dirais deux choses. D’abord, c’est électoralement suicidaire, comme le racisme : c’est très dangereux de s’aventurer dans ce genre de discours, parce qu’on peut très facilement vous cataloguer comme étant d’extrême-droite. Le Jobbik, en Hongrie, ou le British National Party au Royaume-Uni, ont décidé en interne très clairement : la question juive on laisse tomber, on arrête, c’est électoralement suicidaire. Ça c’est la stratégie.
Maintenant il y a une autre explication, c’est qu’on trouve à l’extrême-droite des gens qui considèrent qu’Israël est le seul pays qui parvient à être dur avec les Arabes. Et donc Israël apparaît parfois comme un modèle de ce que devrait être l’Occident aujourd’hui. (…) C’est assez paradoxal, mais l’État d’Israël, qui était mal vu à l’extrême-droite par le passé, devient dans certains discours le modèle à suivre si on veut se protéger contre une prétendue (sic) islamisation de l’Europe (Non Monsieur, l’islamisation n’est pas prétendue, elle est déjà en cours ! N’avez-vous jamais entendu parler de Molenbeek ?)
YA : (aborde la question du populisme)
JJ : (…) C’est particulièrement simple : le populisme, ce n’est pas une idéologie, c’est simplement une rhétorique qui oppose le peuple aux élites. De ce point de vue, le populisme peut être de gauche, de droite, d’extrême-gauche et d’extrême-droite : Berlusconi, Schwarzenegger, Marine Le Pen, Hugo Chavez (…) tous opposent un peuple à une élite, sauf que le « peuple » n’aura pas le même sens (…) et l’ « élite » non plus. C’est une matrice peuple/élite qui va se greffer sur des idéologies [différentes] (…) et franchement le populisme n’est pas spécialement une menace pour la démocratie, alors que l’extrême-droite représente une menace.
YA : Ah, vous dites que le populisme n’est pas forcément une menace pour la démocratie, là je vous demande de développer un peu (…).
JJ : C’est un discours simplificateur. On pourra toujours dire que la simplification est une menace pour la démocratie… mais connaissez-vous beaucoup d’hommes politiques capables de ne pas simplifier ? Vous devez aujourd’hui être capable de faire passer des discours complexes facilement, donc vous devez simplifier. Le populisme est sans doute une simplification permanente là où l’acteur politique traditionnel ne simplifiera pas tout le temps. Le populisme, au lieu de décrire la grande complexité de notre société, c’est une simplification qui dit : le peuple n’y est pour rien, c’est à cause des élites (selon les pays, les élites seront la finance et les banques, les bureaucrates de Bruxelles, les apparatchiks de Washington, les « fils de », les gens qui appartiennent à une caste). Ce n’est peut-être pas un discours très sympathique, mais ça ne met pas fondamentalement en danger la démocratie.
Alors que l’extrême-droite, qui est une idéologie, comme l’est l’écologie politique, le socialisme, le libéralisme, considère que les inégalités entre les peuples, les races, les cultures sont une bonne chose et qu’il faut encourager. C’est un tout autre registre. (…)
YA : (question sur Orban et le Jobbik) (précisons qu’Orban n’appartient pas au Jobbik).
JJ : (Ici je me permets de sauter certains arguments) et donc la violence du clivage peuple-élite est tout à fait différente si vous prenez du populisme d’extrême-droite que si vous prenez du populisme de gauche ou d’extrême-gauche. (…) Pour Orban, comme beaucoup d’autres, l’Europe est une opportunité. Parce qu’il est clair que l’Union européenne pose des problèmes de dynamique démocratique. On sait tous que l’UE présente certains avantages mais qu’il y a aussi des problèmes en termes de démocratie (…) Donc c’est une opportunité pour ces partis, parce qu’ils peuvent se positionner comme des démocrates qui vont dénoncer une dérive qui ne s’occuperait pas des peuples correctement.
YA : (revient à l’Autriche et demande si les 50 % de voix obtenus par Norbert Hofer et le FPÖ sont inquiétants) (les résultats définitifs n’étaient pas encore connus)
JJ : Non (…) ce qui se passe en Autriche aujourd’hui n’est ni plus ni moins grave que lorsque Marine Le Pen sera au deuxième tour des élections présidentielles (…)
Terminons par cette citation du Lieutenant-Colonel CERISIER, « Guerre à l’Occident, Guerre en Occident, p. 106-107 :
Prise de contrôle des esprits
L’opération de prise de contrôle des esprits tient compte du sexe, des générations, des religions, des statuts sociaux. Et aussi, ce qui est très important, de l’appartenance à l’une des classes ci-après.
Les amis. Ils regroupent la OUMMA et tous ceux qui, n’appartenant pas à cette communauté, sont acquis ou favorables aux « thèses » des tenants du Système islamique : les islamo-collabos. Ces amis, il faut les galvaniser, entretenir leur flamme, et les contrôler afin de pouvoir utiliser leur « force » au mieux des intérêts de la guerre contre l’Occident.
Les ennemis. Ils regroupent les infidèles, les mécréants, et aussi les musulmans foncièrement démocrates, qu’il va falloir anesthésier, culpabiliser, ridiculiser, diaboliser... afin de les affaiblir. Mais, surtout, il faut absolument neutraliser les patriotes. Dans une phase plus avancée de la guerre de type révolutionnaire, il conviendra de les éliminer physiquement, parce que dangereux pour la « cause ».
Les « idiots utiles ». Ils regroupent les naïfs, les ignorants des faits et réalités, les idéalistes, les rêveurs, les anarchistes, les révolutionnaires de salon. Ils sont cibles des actions destinées à les faire basculer dans le champ des amis ou dans celui qui ne constitue qu’une sous-classe : les pleutres, ces derniers, dans les années 80, auraient préféré être « plutôt rouges que morts ».
La prise de contrôle des esprits est réalisée à l’aide d’une ou plusieurs des actions suivantes : manipulation et intoxication des citoyens occidentaux quelle que soit leur religion, aux fins de démobilisation, et mobilisation, si nécessaire de manière forcée, des musulmans d’Occident.... »
Cenator, 24 mai 2016