Venus à notre rencontre dans un café fréquenté de Casablanca, Mourad, son frère Mohamed et son ami Khalid (1) refusent de vivre dans la peur. En s’attablant, Mourad sort d’ailleurs une pochette ornée d’une croix colorée, pour évoquer avec les autres la prochaine séance de catéchisme. « Nous ne sommes ni dans la revendication, ni dans la soumission. Nous vivons notre foi de façon positive », affirme-t-il.
Promoteur infatigable d’un islam « ouvert », du « juste milieu », le Maroc a accueilli cette année à Marrakech une grande conférence sur les minorités religieuses. Mais, alors que la Constitution de 2011 garantit le libre exercice des cultes, il est encore impossible à un Marocain de quitter l’islam, religion d’État. « La liberté, c’est pour les juifs de longue date et les étrangers qui vivent ici, pas pour nous », résume Khalid.
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Dans ce contexte ambigu, les chrétiens convertis, qui seraient entre 2 000 et 8 000 selon les estimations, se retrouvent au sein d’Églises clandestines, généralement d’inspiration évangélique. « J’anime un culte tous les dimanches dans une maison près de Casablanca, témoigne Mourad, pasteur. Cela se passe en darija – dialecte marocain, NDLR –, avec beaucoup de chants en arabe classique venus du Moyen-Orient. »
Un numéro d’équilibriste
« Les autorités nous tolèrent, poursuit-il, à condition toutefois qu’on ne fasse pas trop de bruit. Nous, nous nous efforçons de servir Dieu, d’aimer notre prochain, mais aussi de respecter la loi de notre pays, comme le prescrit la Bible. » Un numéro d’équilibriste : si se convertir n’est pas clairement interdit, le fait d’« ébranler la foi d’un musulman » l’est, et la frontière est parfois floue.
En 2014, Mourad a eu affaire à la justice. « Nous avons accompagné quelqu’un qui se disait chrétien, explique-t-il. Mais, après quelque temps, il est allé dire à la police que j’avais voulu le convertir. » Le pasteur n’a cessé d’être inquiété, jusqu’à ce que ses avocats aient prouvé l’absence de prosélytisme. « En t’interpellant, on te rappelle la règle : tu es chrétien, OK, mais reste tranquille… »
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Comment vivre sa foi sans la partager ? Pour Khalid, qui a grandi en Alsace avant de s’installer au Maroc, c’est toute la question. « On nous dit : On te tolère, mais ne transmets pas le message de l’Évangile.” En gros : “Tu es le bienvenu, mais reste dans ton coin !” Où est la frontière du prosélytisme ? Quand tu as la foi, tu as envie de la transmettre. »
Soucieux de ne froisser ni l’Europe ni les pays du Golfe, le Maroc semble vouloir montrer au monde comme à une opinion intérieure largement conservatrice qu’il garantit les droits humains tout en restant ferme sur la question religieuse. « Jusqu’au début des années 1980, raconte Mourad, des convertis se réunissaient librement à Casa. Au moment où les wahhabites ont commencé à avoir de l’influence, tout s’est arrêté. »
Des lieux de culte clandestins
Aujourd’hui, aux abords des lieux de culte clandestins fréquentés par les chrétiens marocains, des policiers en civil montent la garde. « Autant pour nous protéger des extrémistes que pour nous surveiller, croit savoir Reda, qui vit dans la petite ville côtière d’El-Jadida. Mes copains militants n’aiment pas trop quand je dis ça, mais c’est la vérité : nous n’avons pas tant de problèmes avec les autorités. »
Ces dernières font néanmoins régulièrement la démonstration de leur intransigeance. En 2011, 300 étrangers ont été expulsés pour prosélytisme. « Le christianisme, disparu depuis l’époque romaine, n’est revenu qu’avec les Européens au XIXe siècle, commente le P. Daniel Nourissat, prêtre à Casablanca. D’où la crainte, compréhensible, de voir les chrétiens chercher à déstabiliser l’islam. »
« Autour de moi, j’observe en effet la peur que des hordes de missionnaires poussés par l’Occident s’en prennent à nos valeurs », déplore Reda. Si des missionnaires étrangers sont bien présents au Maroc, passant parfois par des associations linguistiques ou paramédicales pour œuvrer – bien sûr secrètement –, leur nombre reste très limité, selon plusieurs connaisseurs du sujet.
Quant aux Églises étrangères officielles, elles font preuve de discrétion et de prudence. « Nous jouissons d’une liberté de culte totale, souligne le P. Daniel Nourissat. De notre côté, nous respectons le pays qui nous accueille et ne baptisons aucun Marocain. »
Le dur regard de la société
Reste, pour les convertis, le regard de la société, le plus dur à supporter. « J’aurais moins peur de dire la vérité au procureur du roi qu’à mon oncle ! », s’amuse Reda, qui tient secrète sa conversion. « Je veux garder mon travail et mes amis. Ici, quitter l’islam, c’est impensable. On pense que tu fais ça pour mener une vie de débauche, comme dans les séries américaines à la télé ! Ou on te prend pour un fou. »
« Après que Mourad s’est converti, se souvient Mohamed, nos sœurs, qui avaient des doutes, m’ont demandé d’aller fouiller dans ses affaires. Un imam a même prononcé une fatwa pour m’encourager à le faire ! Ils voulaient aller à la police pour le dénoncer, pensant que cela le découragerait. Mourad et notre plus grande sœur ne se sont plus parlé pendant treize ans. »
Mohamed refuse pourtant de taire ses convictions. « Je ne crie pas sur tous les toits que je suis chrétien, mais je ne veux pas non plus tricher vis-à-vis de moi-même et de Dieu. Après la naissance de mon bébé, tout le monde était choqué qu’il n’y ait pas de Coran sous son oreiller. J’ai fini par dire que je m’étais converti aussi. Et mes parents l’ont moins mal pris que je ne le craignais. », raconte-t-il, ému.
Souvent, les très proches finissent par accepter. « Quand ma mère l’a su, elle était désespérée, raconte Najat, convertie au catholicisme il y a trente-huit ans. Pour elle, c’était un échec éducatif total ! Elle et mes sœurs ont pensé que ça me passerait. Puis elles ont compris que ce n’était pas une lubie… » « Un temps d’acceptation qu’il nous faut aussi quand des chrétiens se convertissent à l’islam ! », rappelle le P. Nourissat.
Les chrétiens marocains envisagent-ils leur avenir sereinement ? « J’aime ce pays, affirme Reda, j’y ai passé une grande partie de ma vie. Je n’ai aucun problème avec la djellaba ni avec le couscous. Mais je me sens trop différent. Et ce serait compliqué de me marier avec une musulmane. Une seule solution : l’Europe, pour démarrer autre chose… »
Mourad et Mohamed ont tous les deux épousé des converties, et construit une famille. « J’élève mes enfants dans la foi, raconte Hassan, et je ne leur demande pas de se cacher. Mais d’eux-mêmes ils en parlent peu, parce qu’ils savent que c’est compliqué… Un jour, mon fils a écrit dans une rédaction qu’il était chrétien. La maîtresse est allée le voir et lui a dit gentiment : “Ça reste entre nous.” »
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