“Tu ne peux pas te voiler?”: des enseignants berlinois parlent de leur travail avec les élèves musulmans

"J'ai des enfants dans mes classes qui sont pour la peine de mort, qui qualifient d'autres enfants de "haram", ou les filles de salopes si elles portent une jupe ou un jean moulant." – Birgit Ebel, enseignante

Antisémitisme, misogynie, homophobie: des enseignants de Berlin parlent de leurs expériences avec les élèves musulmans. Un imam explique ce qu’on peut faire contre la haine et les préjugés.

"Il a piétiné l'islam, il a eu ce qu'il méritait." Ainsi parle un élève berlinois de septième après le meurtre à motivation islamiste du professeur parisien Samuel Paty. […]

Le quotidien berlinois Tagesspiegel de Berlin a interviewé trois enseignants de la capitale au sujet de leurs expériences avec les élèves musulmans. Dans leur travail quotidien, ils sont confrontés à des déclarations de plus en plus misogynes, antisémites et homophobes. Par exemple, dans une école secondaire intégrée à Schöneberg, certains élèves ont refusé d'observer une minute de silence pour Samuel Paty.

Israël est également un sujet critique. Un élève de septième a soutenu qu'Israël n'avait pas le droit d'exister en tant que pays et devait être retiré des atlas. "Bien sûr, il dit cela parce qu'il l'a entendu à la maison", estime l’enseignant. "Les élèves qui racontent ce genre de choses sont incapables d’approfondir, incapables d'expliquer pourquoi ils haïssent Israël."

Que faire alors contre une telle haine? L'imam Ender Cetin, de l'"Académie allemande de l'islam", accompagné d'un rabbin, parle activement de ces préjugés avec les enfants des écoles "hotspots" dans le cadre de son projet "Meet2Respect". "Je ne ferais jamais de généralisations", explique-t-il à Focus Online. Il ne croit pas que les enfants répètent ce qu'ils entendent à la maison. "Ils répètent plutôt ce qu'ils entendent de leurs pairs. Souvent, les parents ne savent même pas ce que leur enfant dit."

Un enseignant a également parlé au Tagesspiegel de l'attitude des musulmans envers les femmes et les filles. Quand une policière a voulu présenter un projet à l'école, un de aws élèves a dit: "Mais c'est une femme, elle n'a de toute façon rien à dire. La violence des garçons musulmans a également "une qualité particulière". Une jeune musulmane qui avait été battue a dit: "C'est tout à fait normal qu'un garçon frappe une fille". Quant à l'homosexualité, elle est qualifiée par certains élèves de "contre nature" et "dégoûtante".

Tilmann Kötterheinrich-Wedekind, directeur d'un lycée de Neukölln, se dit particulièrement préoccupé du fait que certaines valeurs fondamentales sont contestées. Environ 95 % de ses élèves ont des racines arabes, turques ou bosniaques. "Ces qui relève de l'éducation moderne est reçu avec une grande réserve, voire parfois ouvertement rejeté".

Ainsi, lorsque les cours d'éducation sexuelle s'approchent, de nombreux enfants sont subitement malades.

Dans les couloirs, le directeur entend sans cesse des remarques du genre "Tu ne peux pas te couvrir?", "Tu ne peux pas porter le voile?"

L'imam Cetin confirme. Il ne veut pas minimiser cela, mais pas non plus dramatiser. Ces fortes déclarations sont en décalage avec ce que les enfants disent dans les entretiens individuels. Ces déclarations sont très problématiques, mais ce n'est pas de l'extrémisme. C'est plutôt un appel à l'aide (sic) de ces enfants pour qu'on reconnaisse  leur identité musulmane, "mais ils ne savent pas comment l'exprimer. Par ces déclarations extrêmes, ils attirent l'attention, c'est ainsi qu'ils veulent montrer leur force."

Dans leur interview au Tagesspiegel, les trois enseignants ont souligné que leurs tentatives d'intervention n'étaient pas toujours efficaces.

Le directeur Tilmann Kötterheinrich-Wedekind, par exemple, a déclaré : "Beaucoup de mes élèves vivent dans deux mondes" [leur milieu familial musulman et l'école allemande]. L'imam Cetin dit même: dans trois mondes: ils obtiennent beaucoup d'opinions par les réseaux sociaux. Il pense aussi qu'il y a des conflits de générations à la maison. Quant à l'école, "l'enfant y est toujours l'autre, le musulman, et ne se sent pas vraiment chez lui".

C'est pourquoi il estime prioritaire d'"amener des projets qui s'adressent avant tout aux élèves musulmans. L'école offre la possibilité d'une plate-forme de discussion."

Tilmann Kötterheinrich-Wedekind, mentionne encore une autre solution possible: un meilleur mélange, c'est-à-dire amener davantage d'enfants issus de ménages à éducation bourgeoise, de langue allemande, dans des écoles ayant une composante de migration. L'imam pense également que c'est une bonne solution. (Les parents, peut-être moins, n.d.t.)

Source : Focus online

Résumé Cenator

Tahar Ben Jelloun : l’enseignement de la langue arabe « serait un symbole d’apaisement envoyé par l’État aux millions d’Arabes en France »

L’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun s’élève contre la suspicion qui accompagne la proposition d’apprendre cette langue à l’école. Il y voit de nombreux avantages.

[…]

Pourquoi faut-il enseigner cette langue ? Parce que ce serait un symbole d’apaisement envoyé par l’État aux millions d’Arabes en France.

D’ailleurs, on attend depuis longtemps que Macron s’adresse enfin à cette communauté qui, en général, ne se sent pas bien acceptée dans le pays ; elle constate que ses enfants ne sont pas reconnus ; c’est sans doute à cause de cela que certains tombent dans le piège des recruteurs de Daech. Nombre de musulmans sont sidérés par l’amalgame fait entre islam, islamisme et terrorisme. De la peur de l’islam, on est passé à la haine de cette religion, et cela pas uniquement en France, dans toute l’Europe.

Macron a eu raison d’assister au dîner annuel du Crif et d’y prononcer un discours de solidarité. Il a eu tort de ne pas répondre à l’invitation d’un dîner du ramadan organisé par plusieurs associations musulmanes. Le Premier ministre y a fait une apparition, m’a-t-on dit.

Il faut enseigner la langue arabe parce que c’est une langue aussi importante dans le monde que l’espagnol ou l’allemand. Apprendre une langue, c’est pénétrer dans la culture et la civilisation qu’elle exprime. Apprendre une langue, c’est s’enrichir, abolir les murs de méfiance et d’incompréhension.
Apprendre l’arabe permettrait aux enfants et adolescents d’origine arabe de prendre contact avec un univers que leurs parents n’ont pas pu ou su leur transmettre. […]

La suspicion et la stigmatisation poussent certains musulmans à se radicaliser, à rompre le contrat social et républicain. De plus en plus de jeunes se réclamant de l’islam choisissent le repli et la tentation du communautarisme. D’après l’Institut Montaigne, 28 % des musulmans sont classés «sécessionnistes et autoritaires». Il y a de quoi être inquiet. Le rapport «La Fabrique de l’islam» explique bien combien le salafisme progresse en France et en Europe, faisant de l’islam une idéologie politique contemporaine bien structurée. […]

Source

L’analogie, pierre angulaire du monde éducatif?

Les sciences cognitives ont depuis longtemps démontré que tous les choix que nous faisons sont largement tributaires de ce que nous possédons en mémoire. Nos connaissances et expériences dictent la manière dont nous pensons et nous agissons.

Reste à savoir maintenant comment le cerveau fonctionne, de quelle manière il organise et réorganise le contenu sa mémoire lors de ses apprentissages. Comment il traite les données des situations vécues et y donne réponse. Dans un ouvrage récent[1], les cognitivistes Hofstadter et Sandler avancent une réponse plutôt originale : la clé de voûte de tout l’édifice de la pensée résiderait dans les analogies.

Notre cerveau n’aurait de cesse d’élaborer continuellement des analogies entre les situations qu’il rencontre et ce qu’il connait déjà afin d’interpréter ce qui est nouveau et inconnu dans des termes anciens et connus. En clair, toute forme de pensée ne serait rien d’autre que le fruit d’analogies avec les contenus de notre mémoire à long terme.

Comprendre un énoncé dans une perspective analogique

Lorsque des élèves sont confrontés à de nouveaux contenus, ils font inconsciemment des analogies avec des évènements ou avec des notions simples et familières pour eux. C’est par le biais de ces analogies qu’ils pourront acquérir de nouveaux concepts.[2]

Chaque notion nouvelle est comparée à ce qui se situe dans la mémoire à long terme. C’est comme cela que l’élève les appréhende, qu’il construit une représentation de ce qu’il rencontre. Il va systématiquement chercher quelque chose de plus ou moins similaire dans sa mémoire afin de pouvoir interpréter la nouvelle donnée. Par exemple, imaginons un enfant qui connait la soustraction mais à qui on n’a pas encore enseigné les nombres relatifs. S’il se retrouve devant l’intitulé 3 – 8 = ?, il ira chercher une similitude dans la réserve de sa mémoire et réalisera une analogie avec la résolution de la soustraction. Il prendra donc le plus grand des deux nombres (8) et lui soustraira le plus petit (3) pour arriver au résultat de 5.

De ce mode de fonctionnement découle l’idée qu’une mémoire à long terme bien fournie permet d’appréhender plus facilement de nouvelles notions. Plus la mémoire est riche en concepts et catégories sur le domaine en question et plus elle permet d’adopter de points de vue différents, de comprendre les différents éléments constituant la nouveauté à appréhender. Et donc d’en atteindre l’essence. Bien entendu, d’autres concepts qui ne sont pas directement en lien avec le domaine en question entrent également en jeu. Il suffit d’approfondir un peu l’exemple précédent pour s’en rendre compte. Avant de pouvoir résoudre 3 – 8, il faut entre autres, outre des connaissances sur la soustraction des relatifs, savoir lire, écrire, et comprendre les quantités ainsi représentées. Quoi qu’il en soit, la qualité et la quantité des connaissances déjà en possession de l’élève détermineront sa capacité à en acquérir de nouvelles et à se les approprier.

Apprendre par l’analogie

Lorsque nous rencontrons des situations nouvelles, le cerveau ne se contente pas d’aller puiser dans sa mémoire à long terme. La nouveauté va, elle aussi, agir sur le contenu de notre mémoire, bonifier ce qui s’y trouve, l’étendre et/ou le réorganiser. Quoi que nous fassions, nous apprenons toujours quelque chose de ce que nous vivons. Si chaque idée nouvelle dépend des idées antérieures, elle  donne, dans le même temps, un regard nouveau et plus profond sur celles-ci.

Chaque nouvel apprentissage se fait par analogie. Les concepts que nous avons dans notre mémoire s’étendent, se raffinent sans cesse par analogie. Par exemple, la première fois que vous avez vu une tasse dans votre vie et qu’on vous a dit qu’il s’agissait d’une tasse, alors vous avez assimilé au concept tasse ce que vous avez vu. Peut-être était-elle bleue. Avec une anse. Et donc pour vous, une tasse était nécessairement bleue avec une anse. A la longue, vous avez été confronté à de multiples autres tasses, des grandes, des petites, de toutes les couleurs etc. Dans votre esprit, la « tasse » a donc évolué en prenant en considération l’ensemble de ces variations si bien qu’aujourd’hui, quelle que soit la tasse qu’on vous présente, vous savez que c’en est une. Votre cerveau n’a eu de cesse que de faire des analogies entre les différentes tasses pour en abstraire un prototype/stéréotype autour duquel gravitent toutes les autres.

Ce raffinement de ce qu’est une tasse dans votre esprit a été jusqu’au point où vous comprenez aujourd’hui ce que signifie l’expression boire la tasse. Lorsque vous entendez cette expression, vous n’imaginez pas quelqu’un dégustant un breuvage dans une tasse. Ce qui démontre à quel point l’évolution de ce que vous comprenez sous le concept de tasse peut aller loin dans le raffinement.

Partir des représentations préalables des élèves

Cette manière de fonctionner doit faire prendre conscience que partir des représentations préalables des élèves n’est pas un souhait mais un constat. Qu’on le veuille ou non, l’élève interprète nécessairement à partir de ce qu’il connait. Il n’est donc pas pertinent de rentrer dans une nouvelle matière sans en tenir compte. Si la nouveauté est trop éloignée de ce qu’il sait, l’élève n’accrochera pas le bon wagon dès le départ et risque fort de se retrouver perdu ou de produire une interprétation qui soit totalement erronée. Faire un rappel au sujet des prérequis nécessaires en guise d’introduction semble donc une bonne entrée en matière.

Il est tout aussi possible de mettre sur pied un dispositif visant à prendre connaissance de ce que savent déjà les élèves et d’ainsi adapter l’entrée en matière du dispositif consacré au nouvel objet d’apprentissage. Il faut toutefois veiller à bien gérer son temps afin de ne pas se retrouver à devoir meubler une fin d’heure entière en attendant de pouvoir adapter ses documents d’ici le cours suivant.

Enfin, une dernière solution consiste à proposer un point d’entrée fixe dont on est à peu près sûr que l’ensemble des élèves peuvent saisir et de les faire partir de là. C’est le principe même qui prévaut dans la méthode de mathématiques utilisée à Singapour et qui donne de si bons résultats dans les tests internationaux : l’élève rentre dans la nouvelle notion par des notions concrètes qui vont petit à petit s’effacer pour laisser leur place aux abstractions nécessaires. Par exemple, si l’objectif est d’enseigner l’addition à des élèves qui savent déjà compter, alors, l’enseignant va représenter sur une première ligne un ensemble de 4 oranges et en mettre un autre de 3 oranges sur une deuxième ligne. L’élève va donc pouvoir compter le nombre d’oranges total au lieu de commencer directement par un 4 + 3 = 7

L’apprentissage par analogie démontre la faiblesse des approches axées sur la découverte…

Aussi en vogue que puissent être dans les milieux académiques consacrés à la formation les approches dites « centrées sur l’élève » elles n’obtiennent généralement dans les mesures effectuées, que des résultats assez faibles voir médiocres.

Ces résultats se comprennent, à mon avis, aisément si on adopte la grille de lecture de la pensée analogique. Si le cerveau fonctionne effectivement de la sorte, alors l’aspect chronophage de la découverte par soi-même parait radicalement rédhibitoire. Car même si l’élève parvient à saisir l’essence de la nouveauté ainsi enseignée, il ne sera confronté qu’à un nombre plus réduit de cas partageant cette même essence. En conséquence, sa capacité à mettre ceux-ci en lien les uns avec les autres, à étendre la portée des analogies possibles entre ceux-ci sera plus limitée qu’avec un enseignement plus directif. Le concept nouveau ne peut donc pas se développer de manière optimale. Et l’élève se retrouve ainsi avec une vision, éventuellement correcte, mais étriquée de ce qu’est réellement la nouveauté ainsi enseignée. Il est donc faux de prétendre que le fait de chercher par soi-même induit une plus grande profondeur dans la compréhension.

Bien entendu, tout cela dépend largement du temps consacré à la découverte et ne prête pas trop à conséquence dès lors que les élèves ne sont pas laissés trop longtemps en situation de découverte pure.

… et consacre les principes de l’enseignement explicite

Adopter la grille d’analyse de la pensée par analogie parait en outre également justifier l’écrasante supériorité démontrée par l’enseignement explicite dans la totalité des tests empiriques sur le terrain.[3] En effet, un enseignant explicite fournit de nombreux exemples à ses élèves (phase de modelage). Des exemples qui mettent à nu l’essence du concept et en démontre l’étendue tout comme les limites. Des exemples qui ont de plus la vertu d’être correctement résolus et ainsi n’induisent ainsi pas de mauvaise compréhension.

Comme l’enseignant passe également un temps conséquent à vérifier ce que les élèves ont compris en travaillant de concert avec eux toute une série d’exemples supplémentaires, il s’assure que ceux-ci se façonnent un stéréotype/prototype correct et que les limites du concept sont bien saisies avant qu’ils ne se lancent dans une phase de travail autonome.

Au final, les élèves se retrouvent donc à façonner un concept de manière plus facile et disposent d’un corpus de présentation riche, permettant de multiples analogies et conduisant ainsi à un raffinement plus poussé de la connaissance récemment acquise.

Si l’hypothèse de l’analogie s’avère exacte, alors il faut en déduire que l’enseignement explicite semble être la manière de procéder la plus en phase avec le fonctionnement du cerveau humain. Comme ce dernier, cette approche va s’obstiner à créer un stéréotype/prototype du concept, en étendre la portée au maximum et même en démontrer les limites par une multitude de situations offertes à la compréhension des élèves.

Une telle symbiose ne peut que permettre au cerveau d’exploiter en plein ses capacités. Ce qui d’ailleurs se démontre par les tests réalisés et donne, à mon sens, un crédit supplémentaire à l’hypothèse de la pensée analogique tout comme à l’enseignement explicite…

Pour LesObservateurs et Contre-Réforme, Stevan Miljevic, le 14 décembre 2016

[1] Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander « L’analogie, coeur de la pensée », Odile Jacob, Paris 2013

[2] Ibid. p.469

[3] Pour n’en citer que quelques uns, le Visible Learning de John Hattie, plus grande méga analyse réalisée à ce jour, tout comme le projet Follow Through ou même le dernier test PISA sont sans équivoque à ce sujet. Pour une liste plus complète, je vous invite à consulter « Échec scolaire et réforme éducative: quand les solutions proposées deviennent la source du problème » ou « Comment enseigne-t-on dans les écoles efficaces? Efficacité des écoles et des réformes » des professeurs Gauthier, Bissonnette et Richard

Education: vers une révolution numérique?

Ordinateurs, téléphones portables ou autres tablettes sont régulièrement pressentis pour faire une entrée en force dans les salles de classe. L’avenir de l’enseignement résiderait dans les nouvelles technologies. Dans cette optique, l’ère du tableau noir et du papier serait révolue, et peut-être même celle du maître qui enseigne. Place au progrès. Place à la révolution technique.

Tout le monde n’adhère toutefois pas à ces conceptions naïves. Certes, les progrès techniques ouvrent de belles perspectives, mais sont-elles réellement à la hauteur des espérances engendrées ? Les nouvelles technologies sont-elles vraiment la solution miracle pour favoriser les apprentissages de nos élèves? Au vu des coûts qu’engendrerait une telle évolution, la moindre des choses est de prendre le temps de la réflexion, de peser les pours et les contres.

Un outil d’une efficacité moyenne

Dans sa méga-analyse, John Hattie s’est penché sur plus de 80 méta-analyses traitant de la question. Pour donner un ordre de grandeur, cela équivaut à des expérimentations menées sur plus de 4 millions d’élèves! L’enseignement assisté par ordinateur se voit gratifié d’un effet d’ampleur moyen de 0.45[1]  alors que la moyenne séparant ce qui est réellement efficace de ce qui ne l’est que peu se situe à 0.40. Autrement dit, l’apport moyen des nouvelles technologies est concluant sans toutefois pouvoir être considéré comme la panacée en matière éducative.

Devant l’immense palette de possibilités offertes par la technologie, Hattie précise que certaines pratiques basées sur l’usage des ordinateurs sont en fait très efficaces alors que d’autres ne le sont pas du tout. Autrement dit, il n’y a aucun dogmatisme à avoir, c’est ce que vous faites avec l’ordinateur qui va déterminer si oui ou non son utilisation se justifie. Et de développer un peu sa pensée en signalant que l’impact obtenu est bien plus grand lorsque l’ordinateur est là pour compléter un enseignement traditionnel plutôt que pour le remplacer. A titre d’exemple, lorsqu’on utilise l’ordinateur pour prolonger les périodes de pratiques d’apprentissage, l’effet est positif. Il en va de même si l’élève se sert de tutoriels afin de combler certaines lacunes. De même, l’ordinateur peut fournir des feedbacks très adaptés aux élèves afin que ceux-ci révisent leurs performances. Cela dit, le nombre de tâches auxquelles il peut répondre de manière adaptée reste malgré tout assez restreint, sur des sujets bien précis et ne concerne que des questions fermées.

Hattie précise encore qu'à ce jour, rien ne permet d’avancer que les progrès de la technologie fassent augmenter l’effet moyen obtenu en enseignant à l’aide d’ordinateurs[2]. Enfin, il ajoute que l’effet obtenu grâce aux ordinateurs est également fortement dépendant du niveau de maîtrise qu’a l’enseignant de l'outil [3].

Internet n’aide pas vraiment à apprendre

L’ordinateur peut donc s’avérer un remarquable assistant. En revanche, l’utilisation d’internet pour apprendre prend la forme d’une fausse bonne idée. Olson et Wisher qui y ont consacré une attention particulière, notent que les effets obtenus par ce biais sont en général les plus bas qu’on puisse obtenir dans toute la gamme des interventions éducatives basées sur l’ordinateur. Hattie ne dit du reste pas autre chose puisqu’il mesure pour cette pratique un effet d’ampleur de 0.18, soit un des plus faibles qui soit.[4]

Nicholas Carr nous en donne une bonne explication. Il fait remarquer que des dizaines d’études arrivent à la conclusion que lorsque nous nous connectons sur internet, nous entrons dans un environnement favorisant la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite et l’apprentissage superficiel[5].

Amadieu et Tricot approfondissent la question: certaines caractéristiques des documents numériques telles que la richesse des formats d’information (animations, vidéos, images, textes…), les fonctions de navigation et d’interaction dans les documents (moteur de recherches, liens hypertextes…) ainsi que l’étendue des informations (liens vers d’autres documents) peuvent effectivement favoriser des modes de lecture en diagonale ou par scan du texte : le lecteur survole le texte à la recherche de mots clés ou d’informations précises au lieu de lire le tout dans son intégralité.[6] Une des conséquences en est qu’il passe largement à côté d’informations dont il n’a pas conscience de l’importance.

Dans le même ordre d’idée, les études menées sur les employés de bureau démontrent que ceux-ci font de fréquents aller-retour avec leur boite e-mails, allant jusqu’à plus de 40 fois par jour consulté celle-ci. Les réseaux sociaux disponibles ainsi que l’ensemble des ressources consultables en ligne vont dans le même sens, à savoir que le travail en cours est fréquemment interrompu avant d’être repris. Cognitivement, ces arrêts suivis du redéploiement de la pensée ont un coût cognitif potentiellement élevé. Si donc les ressources limitées de la mémoire à court terme sont sollicitées de la sorte, le niveau de compréhension et donc d’apprentissage s’en trouve affecté.[7]

Une étude menée récemment par le prestigieux M.I.T. vient confirmer ces soupçons : les étudiants disposant de moyens pour surfer sur internet durant les cours réussissent moins bien leurs examens que les autres. Ils sont régulièrement distraits et leurs performances s’en ressentent de manière critique. A tel point d’ailleurs que les chercheurs impliqués suggèrent que bannir les nouvelles technologies des salles de classe équivaut à bonifier l’enseignement dispensé ![8] Si donc même les étudiants d’une si prestigieuse école se font avoir, qu’est ce qui va se passe avec des enfants ou des adolescents ?

La multitude de possibilités offertes par internet n’est cependant pas la seule explication aux déficiences d’apprentissage résultant de l’utilisation du net comme moyen d’enseignement. A chaque fois qu’un lecteur rencontre un lien hypertexte, son cerveau doit traiter la question « faut-il cliquer dessus ou non ? » Cette évaluation, ainsi que la navigation éventuelle entre les différents liens, la construction du sens au travers de multiples documents impliquent des résolutions de problème mentalement exigeantes et sans rapport avec la lecture proprement dite. La charge cognitive s’exerçant sur la mémoire de travail est ainsi considérablement alourdie, l’aptitude du lecteur à comprendre et retenir ce qu’il lit diminue.[9] Amadieu et Tricot font aussi remarquer que le manque d’organisation des documents numériques implique aussi un alourdissement de la charge qui s’exerce sur l’esprit de l’élève. Alors qu’un manuel scolaire classique est généralement organisé à l’aide d’une table de matières, de chapitres, de titres, sous-titres, d’un index etc, sur internet on passe d’un document à l’autre par le biais de connexions entre des contenus complètement indépendants les uns des autres et donc sans aucune organisation.[10]

Quel est l’impact du numérique sur nos capacités ?

Tout le monde s’accorde à dire que la lecture sur écran est plus fatigante que la lecture papier. En revanche, il n’existe aucun consensus au sujet d’un éventuel impact de l’utilisation intensive des nouvelles technologies sur le fonctionnement du cerveau. La plasticité de celui-ci laisse à penser que cela pourrait impacter notre manière de traiter les informations. Mais sans certitude. Une telle évolution est vue par certains avec enthousiasme alors que pour d’autres, il s’agit d’une catastrophe sans précédent. Mais l’état actuel des connaissances scientifiques sur la question ne permet pas de lever ces incertitudes. Voilà un domaine sur lequel il est urgent de se pencher. Certains chercheurs se sont d’ailleurs déjà mis au travail et trois études menées à l’université de Waterloo analysant le rapport entre le taux d’utilisation des smartphones et les performances cognitives viennent d’être publiées. Elles font état d’une corrélation entre l’intensité de l’usage du smartphone et des lenteurs cognitives. La question de savoir si la faiblesse cognitive est à l’origine de l’usage intensif du smartphone ou s’il s’agit de l’inverse n’est toutefois pas encore tranchée.[11] Cela dit, mon expérience d’enseignant a tendance à me faire penser que, généralement, ce ne sont pas les gens avec les plus grandes difficultés qui cherchent le plus d’aide…

Mais encore…

En 1913, Thomas Edison disait que « les livres seront bientôt obsolètes dans les écoles. Les élèves recevront un enseignement visuel. Il est possible d’enseigner tous les domaines de la connaissance humaine par le cinéma. Notre système scolaire va complètement changer d’ici à dix ans. »[12] Avec le recul d’une bonne centaine d’années, on se rend compte qu’Edison avait tort sur toute la ligne. Certes, les enseignants se servent de vidéos pour renforcer leurs pratiques mais la révolution technologique du cinéma ni même la télévision n’ont jamais radicalement bousculé les pratiques enseignantes. Il se pourrait bien que l’ordinateur et, plus généralement, les nouvelles technologies, ne fassent pas exception. C’est en tout cas ce que laissent présager les études menées à ce jour.

Les férus de nouvelles technologies vont donc rester encore un moment sur leur faim. Car même pour motiver les élèves, elles n’atteignent pas les sommets escomptés. La raison en est simple : C’est l’objectif de son utilisation qui peut faire vibrer et non le média lui-même. Un jeune ne s’enthousiasme pas stupidement devant un portable s’il ne peut l’utiliser que pour appeler ses parents. Si l’intérêt existe bien évidemment, il doit être modéré : une étude menée en 2011 sur les attentes des jeunes a démontré que les étudiants préfèrent que l’usage des nouvelles technologies dans les cours soit modéré et pas intensif.[13]

C’est autant plus vrai que l’utilisation de ces outils numériques que peut même diminuer son attention en faisant vagabonder son esprit. Par exemple, l’utilisation du smartphone en classe peut faire penser une élève au sms/whatsapp qu’elle n’a pas reçu le matin même, ce qui lui rappellera qu’elle doit changer sa photo de profil facebook, ce qui lui fera penser au bouton qu’elle a sur le nez etc. Au final, elle est alors à des années-lumière de ce qui se passe autour d’elle. Il en est d’ailleurs de même pour toute tentative visant à adapter les enseignements aux intérêts des élèves.[14]

Exit donc les twictées et autres dispositifs farfelus. Si on veut utiliser sérieusement les nouvelles technologies dans une salle de classe, il faut éviter de se demander comment on peut les intégrer dans un cours, mais bien plutôt s’interroger sur la plus-value que celles-ci peuvent apporter à l’enseignement. Et si effectivement un bénéfice se dégage, alors là la technologie prendra la place qui lui est due.

Stevan Miljevic, le 17 mai 2016 pour contrereforme.wordpress.com et lesobservateurs.ch

[1] http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/

[2] John Hattie « Visible Learning, A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement », Routledge, NY, 2009, p.221

[3] John Hattie and Gregory Yates « Visible Learning and the science of how we learn », Routledge, NY, 2014, p.198-199

[4] John Hattie « Visible Learning, A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement », Routledge, NY, 2009, p.227

[5] Nicholas Carr « Internet rend-il bête ? », Robert Laffont, Paris, 2011, p.168

[6] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.71

[7] Ibid p.189 une des études en question : Renaud, Ramsay & Hair « You’ve got Email ! Shall I deal with it now ? » International Journal of Human Computer Interactions, 21, n.3, 2006, p.313-332

[8] http://www.theguardian.com/education/2016/may/11/students-who-use-digital-devices-in-class-perform-worse-in-exams?CMP=share_btn_tw consulté le 14 mai 2016

[9] Nicholas Carr « Internet rend-il bête ? », Robert Laffont, Paris, 2011, p.182. Des exemples d’études menées à ce sujet et référencées par Nicholas Carr : Miall & Dobson « Reading Hypertext and the Experience of Literature », Journal of Digital Information, 2, n.1, 13 août 2001, Niederhauser, Reynolds et al. « The influence of Cognitive Load on Learning from Hypertext », Journal of Educational Computing Research, 23, n.3, 2000, .237-255 et Zhu « Hypermedia Interface Design : The Effects of Number of Links and Granularity of Nodes », Journal of Educational Multimedia and Hypermedia, 8, N.3,1999 p.331-358

[10] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.73

[11] http://www.danielwillingham.com/daniel-willingham-science-and-education-blog/the-brain-in-your-pocket

[12] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.4

[13] De Bruyckere, Kirschner, Hulshof « Urban Myths about Learning and Education », Academic Press, London, 2015 p.136 L’étude dont il est question est Jones & Shao « The net generation and digital natives : implication for higher education », York : Higher Education Academy, 2011

[14] Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, p.64

Ecole obligatoire et harmonisation scolaire : remettre les pieds sur terre de toute urgence

L’harmonisation scolaire décidée au niveau romand se déroule d’une bien curieuse façon. Jugez-en par vous-même.

Dès 2003, une déclaration d’intention politique exprimant la volonté des différents départements de l’instruction publique d’harmoniser les contenus de l’école obligatoire était signée. Ce document n’ayant pas de portée juridique concrète, les responsables d’alors se sont lâchés et ont formulé toute une série de vœux n’ayant à peu près aucun fondement sérieux. Par exemple, on a vu apparaitre les notions de « pensée créatrice », de « réflexion » ou autre « démarche critique » découplée des connaissances à acquérir. Or, les expériences menées dans le domaine des sciences cognitives démontrent qu’il n’est tout simplement pas possible de faire preuve de créativité, d’esprit critique ou autre sans faire appel à des connaissances précises dans les domaines d’étude en question. Essayez juste pour voir de faire preuve de créativité au piano sans connaitre vos gammes ou de poser une réflexion critique au sujet de la physique quantique sans en connaitre les fondements. C’est tout simplement impossible.

La déclaration en question a, en outre, été jusqu’à prescrire des attitudes pédagogiques (« différencie ses démarches pédagogiques selon les dispositions intellectuelles et affectives des élèves ») qui, elles non plus, ne trouvent aucun fondement sérieux dans les données empiriques à disposition à ce jour et ne relèvent que de la théorie et non du fait avéré (scientifiquement ou non).

Dans le même temps, la constitution fédérale subissait elle aussi quelques modifications enjoignant à harmoniser les contenus (art 62 al.4). Mais ces exigences sont en fait fort peu développées et ne touchent que des compétences fondamentales dans les branches principales.

Avec l’entrée dans le processus d’harmonisation proprement dit, la donne changea quelque peu. Le concordat HarmoS du 14 juin 2007  fixe à son tour les finalités de la scolarité obligatoire dans l’espace romand. Et là, c’est la surprise puisque les exigences précédemment citées n’apparaissent tout simplement pas dans l’accord en question ! HarmoS se borne à fixer des finalités acceptables par tout un chacun. Prenons le cas des sciences humaines et sociales (histoire-géographie) pour exemplifier la chose : HarmoS exige l’acquisition d’une « culture scientifique permettant de connaître et de comprendre les fondements de l’environnement physique, humain, social et politique » (caractères mis en gras par moi). Autrement dit, des connaissances de base et pas des pseudos compétences analytiques (celles-ci existent mais en tout cas pas de la manière dont certains voudraient les faire exister, mais c’est un autre sujet), de la pensée créatrice ou je ne sais quelle autre démarche critique. La seule explication crédible à ce revirement de situation qui me vienne à l’esprit est la suivante : conscients que certaines formulations poseraient vraisemblablement problème devant les parlements cantonaux, voir devant le peuple en cas de référendum, les décideurs du moment se sont résolus à ne pas risquer l’échec et ont donc supprimé de l’accord tout ce qui pouvait prêter à discussion. Il fallait bien cela pour qu’HarmoS, déjà fortement contesté dans certains milieux puisse passer la rampe. Si quelqu'un  a autre chose à proposer, je suis preneur...

Une fois HarmoS accepté et l’écueil démocratique évité, les autorités scolaires ont à nouveau changé leur fusil d’épaule. La déclaration de 2003 est notamment réapparue avec toutes ses exigences délirantes. Pire encore, la conférence intercantonale des départements de l’instruction publique (CIIP) s’est attribuée le droit de mettre sur pied le plan d’étude romand  (PER) (HarmoS ne précise en effet pas qui est responsable de le faire) et s’est livrée à un véritable feu d’artifice puisqu’elle impose toute une série de démarches pédagogiques totalement invalidées par l’ensemble des tests empiriques menés à ce jour. De plus, ce que l’on appelle « compétences transversales » du type « pensée créatrice » dont il a été question plus haut réapparaissent en force et se voient même renforcées acquérant un rôle central dans le PER. Enfin, l’acquisition de connaissances, pourtant centrale dans le domaine des sciences humaines et sociales notamment selon HarmoS, est largement diluée voir même remplacée. Pour illustrer le cas, signalons qu’il est aujourd’hui possible, en suivant scrupuleusement le PER, de finir son école obligatoire sans avoir jamais entendu parler de Staline. Certains se demandent peut-être comment c'est possible. C’est bien simple, le PER s’acharne plus à obliger les enseignants à procéder de telle ou telle manière qu’à fixer des objectifs d’apprentissage. Il est plus question d'imposer le constructivisme que de décrire précisément ce qui doit être acquis. Vous ne me croyez pas ? Et si je vous dis que le plan d’étude impose l’utilisation de bandes dessinées ou autres films pour enseigner l’histoire et que les thèmes à aborder sont à choix ? Ou alors qu’en géographie, il est impératif pour les élèves de « repérer des éléments essentiels liés au risque dans une illustration ou un film » en travaillant sur le thème des changements climatiques? Dans celui-là et pas un autre donc…Pire encore, en ce qui concerne le vocabulaire à acquérir quelques exemples sont donnés et le reste est signifié par l’utilisation des … Ce qui démontre clairement le niveau d'importance accordé aux connaissances dans le plan d'étude romand.

De manière globale, l’ensemble de ce qui est exigé par le PER en histoire-géographie notamment ne se décline pas sous forme de connaissances tel que le préconise HarmoS mais se décline sous forme de pseudos compétences qui n’en sont pas vraiment mais servent de prétexte à imposer une méthode de travail aux enseignants.

Pour couronner le tout, et pour être bien sûr que personne ne fasse autre chose, la CIIP a pris à sa charge de créer des moyens d’enseignement sur mesure. Là aussi, la démarche est totalement hallucinante puisqu’il n’est pas possible pour un autre organisme de proposer un livre alternatif. La démarche a été tentée en mathématiques, mais s’est heurtée à un refus catégorique. Même l’éducation nationale française n’a pas de si grandes prérogatives et ne centralise pas autant. Un comble pour un pays qui se veut libéral comme la Suisse…

En résumé, le processus d’harmonisation de l’enseignement obligatoire en Romandie, c’est :

  • Le contournement de la démocratie
  • L’imposition de méthodes pédagogiques parmi les plus inefficaces existantes
  • Le quasi abandon des connaissances
  • La centralisation la plus absolue et le monopole de la production des moyens d’enseignement

L’avenir s’annonce décidément radieux si on ne remet pas immédiatement les pieds sur terre…

 

Stevan Miljevic, le 6 juillet 2015

Enseigner la complexité sérieusement

Cette semaine encore, je découvrais dans une revue spécialisée les grandes considérations d'un éminent spécialiste de l'université de Genève (1). S'extasiant devant la complexité du réel, ce monsieur postulait que l'école devait absolument s'y mettre au plus vite et proposer aux élèves des activités permettant de titiller cette fameuse complexité.

Pour y parvenir, son esprit retors préconisait notamment l'entrée par le complexe des situations-problèmes. Soit, la crème de la crème (ou plutôt la tarte à la crème) du constructivisme. Cerise sur la tarte en question, il justifiait ce point de vue par la nécessité de tenir compte des dernières avancées en matière de sciences cognitives.

Bien entendu, pas un mot sur ces fameuses et spectaculaires découvertes cognitives. Pas l'ombre d'un auteur, d'une citation, d'une référence. Rien. Ni même d'ailleurs l'ébauche d'une explication sur la manière dont l'entrée par le complexe préconisée par les constructivistes peut s'accommoder de l'architecture cognitive des élèves que j'ai décrite dans mon précédent billet  et qui, elle, exige, de partir du simple pour aller vers le complexe(2). Ce black-out est tout aussi total au sujet de l'armada d'études empiriques comparatives qui démontrent toutes, résultats à l'appui, que l'entrée par le complexe, la découverte ou autre enquête est ce qu'on peut faire de plus efficace si on tient absolument à ce que les élèves n'apprennent rien ou presque (3).

Cela étant dit, ce n'est pas parce que ce monsieur délire en plein que cela signifie qu'on ne peut pas traiter de la complexité à l'école. Bien au contraire. D'ailleurs, pour être précis, cela fait depuis belle lurette que dans certaines disciplines, ce genre de choses se font. Qu'on pense aux travaux rédactionnels dans les langues où les élèves doivent jongler avec de multiples mots de vocabulaire et de nombreuses règles de grammaire notamment. Ou alors aux activités mathématiques où différents types de connaissances issues de la géométrie comme du calcul littéral par exemple s'entremêlent afin d'arriver à la solution.

La gestion de la complexité demande en fait tout ce que les approches constructivistes (ou autres approches par compétences) ne peuvent pas fournir, à savoir des connaissances durables et  profondément ancrées. Comme les cognitivistes John Anderson ou Daniel Willingham l'ont démontré (4), une gestion experte de la complexité demande qu'au préalable des connaissances soient solidement acquises. Ce constat, désormais clairement établi par les sciences cognitives, devrait faire réfléchir nos concepteurs de plan d'étude et les empêcher de céder à toutes les modes infondées du moment (moment qui s'éternise, puisque, comme on l'a déjà vu, ce genre d'expériences ont déjà été tentées il y a de cela 100 ans en URSS avec des conséquences catastrophiques (5)). Il ne s'agit pas de refuser l'enseignement de la complexité, bien au contraire, mais de le programmer à un moment du cursus où les bases sont solidement posées d'une part, et d'autre part, de l'aborder intelligemment comme on va le voir.

De solides bases de connaissances ne sont en effet pas suffisantes pour aborder la complexité. Pour être domptée, celle-ci demande à celui qui descend dans l'arène des outils de pensée relativement complexes eux aussi. Si donc, on veut éviter la stratégie consistant à tâtonner pour s'en sortir, stratégie que mettent en place les élèves soumis aux fabulations constructivistes tout comme les personnes n'ayant jamais suivi aucune formation et qui peut, selon le cognitiviste John Sweller (6), mener à une résolution de problème n'ayant entraîné aucun apprentissage, il faut enseigner aux élèves/étudiants des outils mentaux permettant de gérer la complexité. Dans leur dernier ouvrage commun, John Hattie et Gregory Yates (encore un spécialiste des sciences cognitives qui dit le contraire de notre illustre chercheur du début, décidément...) donnent deux exemples concrets pour illustrer le cas.

L'illustration la plus frappante, à mon humble avis d'enseignant en histoire, de l'ouvrage est tiré d'une étude menée dans deux hautes écoles du Maryland aux Etats Unis. Il s'agissait d'apprendre aux étudiants l'analyse de documents historiques. On a ainsi donné à un groupe un enseignement explicite du schéma analytique suivant:

Stratégie Questions de procédure Questions évaluatives
Questions sur l’auteur
  • Que savez-vous sur l’auteur ?
  • Quand le document a-t-il été écrit ?
  • Comment l’auteur a-t-il eu connaissance des événements ?
Quel effet le point de vue de l’auteur a-t-il sur son argumentation ?
Compréhension de la source
  • Quel type de document est-ce ?
  • Pourquoi a-t-il été écrit ?
  • Quelles valeurs la source reflète-t-elle ?
  • Quelles hypothèses sous-tendent l’argumentation?
Quel type de vision du monde la source reflète-t-elle ?
Critique de la source
  • Quelles preuves l’auteur donne-t-il ?
  • Y a-t-il des erreurs ?
  • Manque-t-il quelque chose dans les arguments ?
  • Quelles sont les idées qui se répètent dans plusieurs sources?
  • Quelles sont les différences existantes entre les différentes sources ?
  • Sont-elles consistantes ?
La preuve est-elle apportée de ce qui est prétendu être prouvé ?
Création d’une compréhension plus ciblée
  • Décider ce qui est ouvert à interprétation
  • Décider ce qui est le plus fiable et crédible
Comment chaque source approfondit-elle votre compréhension de l’événement historique ?

(7)

En clair, l'enseignant a verbalisé l'ensemble de ces questions qu'un chercheur expérimenté se pose lorsqu'il analyse des documents historiques. Plus encore, l'enseignant les a non seulement verbalisées, mais a encore fait démonstration de la manière d'user de ce questionnement et ce à plusieurs reprises. Il a également fait travailler ce questionnaire à ses étudiants usant de nombreux feedbacks correctifs pour qu'ils aient assimilé la manière correcte d'utiliser ce schéma. Ce travail préparatif s'est étalé sur 5 périodes. D'après les résultats obtenus, cet investissement en a valu la peine puisque les auteurs de l'étude en question concluaient:

Our results suggest that students developed sophisticated task representations for writing because they experienced firsthand how reading and writing strategies converge to accomplish clearly defined goals in historical writing. In this way, the inquiry process provided focus and made the purpose of reading, pre-writing and writing strategies transparent to students (8)

En clair, si l'on veut enseigner sérieusement la gestion de la complexité, il faut non seulement commencer par user des moyens les plus efficaces (enseignement explicite) pour ancrer profondément des connaissances solides et durables dans la mémoire des élèves/étudiants qui leur permettront par la suite d'entrer dans l'analyse, mais il faut de aussi enseigner tout autant explicitement les processus mentaux que déploie un expert au travail. De cette manière, l'architecture cognitive de nos élèves/étudiants est respectée et de solides schémas de connaissances mentaux leur sont fournis. On leur permet alors de savoir parfaitement ce qu'il faut faire face à la complexité et de comprendre comment se construit la connaissance.

Dès lors qu'un maximum de schémas de ce type auront été assimilés, ils pourront à leur tour développer de nouveaux questionnements, de nouvelles stratégies encore plus complexes. On est donc à des années lumière de ce que proposent les têtes pensantes du monde francophone de l'éducation constructiviste. Et tout aussi loin des pauvres stratégies de tâtonnement et de l'inculture généralisée que leurs méthodes induisent.

Stevan Miljevic, le 11 octobre 2014 sur le web et pour les Observateurs.ch

(1) https://dl.dropboxusercontent.com/u/2745999/Publications%20-%20Laurent%20Dubois/Complexit%C3%A9%20-%20LD%20Resonances%20oct-2014%2011-13.pdf

(2) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/28/lapport-des-sciences-cognitives-en-education/

(3)Vous en trouverez quelques unes ici https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/06/01/moyens-denseignement-le-constructivisme-toujours-a-la-barre-au-mepris-des-recherches-scientifiques-serieuses/

(4) pour Anderson voir le point (2) et pour Willingham: https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/04/21/les-competences-sont-impossibles-sans-les-connaissances/

(5) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/14/heures-de-gloire-du-constructivisme-lurss-des-annees-20/

(6) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/28/lapport-des-sciences-cognitives-en-education/

(7) Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn", Routledge, London and New York, 2014, p.74

(8) De La Paz et Felton, 2010, p.190 cité par Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn", Routledge, London and New York, 2014, p.75

L’apport des sciences cognitives en éducation

Ces dernières années, les recherches en psychologie cognitive ont amené un certain nombre de connaissances incontournables dans le domaine de l'enseignement.  Ce billet se consacre à l'exploration de deux aspects primordiaux dans ce domaine d'activité: les recherches sur l'expertise développées par John Anderson ainsi que celles sur la charge cognitive de l'australien John Sweller. J'ai déjà par le passé traité en partie cette dernière, mais je pense intéressant d'y revenir un peu.

Avant de rentrer vraiment dans le sujet, il est nécessaire de fournir un petit explicatif de la manière dont nous interagissons avec notre environnement. Schématiquement, cela donne quelque chose comme cela:

mémoire

Pour faire simple: lorsqu'un élève est confronté à un problème, les informations que lui donne son environnement entrent en lui par le biais de ses sens. Il ne s'agit là que d'une photographie sonore ou visuelle à laquelle il va falloir donner du sens. Cette quête se résout au niveau de sa mémoire de travail: celle-ci va chercher dans la mémoire à long terme les informations nécessaires à la compréhension du problème proposé. Par exemple, s'il se trouve en face d'une chaîne de calculs à résoudre, ses sens lui permettent de photographier la consigne et la chaîne. Puis, il va faire émerger de sa mémoire à long terme les informations nécessaires à l'exécution de la tâche, à savoir notamment ses capacités de lecture, ses connaissances en matière d'exécution des opérations mathématiques et ses aptitudes à respecter les priorités des opérations (récupération). Sa mémoire de travail peut alors se charger de résoudre l'opération. S'il a appris quelque chose en plus, alors la nouvelle connaissance va se stocker dans sa mémoire à long terme (stockage) où elle modifiera et enrichira les schémas de connaissances déjà présents.

Bien entendu, c'est un petit peu plus compliqué que cela, les chercheurs ont tous des spécificités qui leur sont propres (par exemple, certains postulent plusieurs mémoires à long terme) mais, dans les grandes lignes, voilà les opérations mentales que réalise un élève qui essaye de résoudre un problème.

L'expertise selon John Anderson

Anderson est un chercheur américain travaillant à l'université de Carnegie Mellon. Son domaine de recherche est l'apprentissage des savoir-faire, autrement dit des connaissances procédurales. Plus précisément, Anderson a élaboré une théorie expliquant comment quelqu'un passe du statut de novice en un domaine à celui d'expert.

Pour y arriver, Anderson s'est appuyé sur une méthode consistant en des simulations informatiques: des résultats d'analyses expérimentales détaillées des comportements cognitifs sont utilisés pour créer des simulations par ordinateur de ces comportements. Le programme fournit ensuite des prédictions donnant lieu à un test expérimental ultérieur, dont les résultats sont ensuite utilisés pour modifier la simulation. Et ainsi de suite, la totalité de ce processus se répétant tant que nécessaire.

Anderson postule que pour devenir un expert, le novice passe par trois étapes. Lors de la première, nommée phase cognitive, il doit acquérir un ensemble de connaissances déclaratives (des faits, des dates, des définitions etc.) Par exemple, pour lire une recette de cuisine, il faut d'abord connaitre ce que sont les ingrédients, ce que signifient les différents modes de cuisson exposés dans la recette etc.

La seconde phase est la phase associative. Durant celle-ci, l'apprenant va devoir mettre en pratique les connaissances acquises durant la première phase dans un ou plusieurs contextes limités.  Il va s'agir de flexibiliser les connaissances acquises lors de la première phase, de transformer ces connaissances déclaratives en connaissances utilisables et de les utiliser dans un contexte limité. Lors de cette phase, l'habilité en cours de transformation devient de plus en plus coulée, mieux coordonnée, de plus en plus rapide. Son exécution se fait avec de moins en moins d'erreurs. Anderson affirme que ce processus d'apprentissage prend du temps et  que la répétition permet de graver plus profondément dans la mémoire à long terme ce qui doit être acquis.

Vient enfin la troisième phase, dite phase autonome. Les savoirs reliés au domaine ont été acquis lors des deux premières phases, ils vont maintenant être affinés et de plus en plus automatisés. L'ex novice entre désormais dans un processus de généralisation lui permettant d'élargir le champ d'application de ce qu'il a acquis jusqu'à être capable de l'utiliser dans l'ensemble des situations qui s'y rattachent. A ce propos, les études de Weisberg démontre que c'est avec cette généralisation que se développe la véritable créativité, à savoir la capacité à compiler de multiples habilités/savoirs différents de manière totalement nouvelle. Plus les possibilités sont nombreuses, plus la personne est potentiellement créative.

Sweller et la théorie de la charge cognitive

De son côté, John Sweller est professeur en éducation à l'Université de New South Wales à Sydney en Australie. Il est particulièrement réputé pour sa théorie de la charge cognitive dont il a développé la première version en 1988. Elle permet d'expliquer autrement que par le manque de travail les réussites et les échecs des apprenants dans les tâches qui leur sont demandées. L'hypothèse de Sweller est que la mémoire de travail a une capacité limitée et que l'apprentissage peut être entravé si la sollicitation est trop importante.

A l'inverse de la mémoire à long terme et de son potentiel de stockage illimité, la mémoire à court terme (ou mémoire de travail) ne peut ingérer qu'une quantité limitée d'éléments simultanément. Les estimations  sur sa capacité d'absorption varient de 3 à 7 éléments différents en simultané. Mais pour aller plus loin dans la théorie de la charge cognitive, il nous faut faire un petit détour du côté du stockage des informations dans la mémoire à long terme.

Lorsque des informations sont stockées dans la mémoire à long terme, elles ne le sont pas indépendamment les unes des autres. En fait, le cerveau les organise en schémas et réseaux sémantiques. Cela signifie qu'il  créée des associations, des liens et des relations entre la signification d'un mot et de certains concepts. Par exemple, le mot "bateau" peut faire surgir dans la mémoire à long terme des concepts tels que "bâbord", "proue", "poupe", "bateau à voile" etc. De même, le mot "Mac Donald" ramène à "restauration rapide", "aucun service aux tables", "payer immédiatement" etc. En gros, la mémoire à long terme stocke l'information sous forme de réseaux de liens qui constituent des blocs. Plus les connaissances sont intégrées, plus le réseau est compact.

Lorsque ces informations sont sollicitées par la mémoire de travail pour exécuter un problème, le bloc entier est traité comme une seule unité. L'expertise permet donc de réduire le nombre d'éléments différents convoqués et ainsi de réduire la charge cognitive s'exerçant sur la mémoire de travail. Dans l'exemple sur les chaines mathématiques évoqué précédemment, l'expert en face d'une chaîne de calcul va peut-être solliciter un seul ensemble de connaissances qui comprendra le traitement de la priorité des opérations, le traitement de l'addition, de la soustraction etc. Ce qui laisse encore à la mémoire de travail une bonne marge d'éléments différents qui peuvent encore être traités en plus simultanément. De son côté, le débutant, lui, devra recourir à plus d'une ressource si des liens ne sont pas encore solidement effectué entre celles-ci. Cela nous amène à conclure deux choses au sujet du travail de récupération dans la mémoire à long terme pour traiter un problème: 1) ce processus de récupération a un coût en terme de charge cognitive 2) ce coût est fonction du niveau d'expertise atteint par celui qui se confronte à un problème.

Outre cette charge interne, l'élève en face d'un problème se heurte également à une charge externe. Celle-ci se compose de l'ensemble des éléments qu'il rencontre à l'extérieur, que cela soit dans la donnée du problème, dans les éventuels documents à sa disposition pour résoudre le problème, son environnement immédiat etc.

Si donc on espère que l'élève soit capable de réaliser l'apprentissage qu'on demande de lui, il ne faut pas que la charge cognitive qui s'exerce sur sa mémoire de travail surpasse les capacités qu'a celle-ci de traiter les données. Sans quoi l'élève n'est tout simplement plus apte à réaliser la tâche demandée.

L'implication immédiate pour l'enseignant est donc de réduire au maximum la charge cognitive qui s'exerce sur la mémoire de travail de l'élève s'il veut que celui-ci soit apte à réussir son nouvel apprentissage. Il s'agira donc d'organiser l'enseignement (ainsi que l'environnement) de manière à ce que la mémoire de travail des élèves ne sature pas. Sweller précise également à ce sujet, qu'un enseignement qui utilise systématiquement les mêmes procédés contribue également à réduire la charge cognitive qui s'exerce sur les élèves.

Soulignons encore un dernier point en relation avec John Sweller et l'enseignement. Sweller a également démontré que ce n'est pas parce qu'un élève réussit à résoudre un problème qu'il a nécessairement appris quelque chose. Si au préalable il n'a pas reçu le corpus de connaissances et procédures nécessaires à la résolution de ce problème, il y a de bonnes chances que sa méthode de résolution consiste en une succession d'essais-erreurs basés sur le hasard. A la longue, la solution sera trouvée mais aucun apprentissage n'aura eu lieu.

Conclusion

L'ensemble des apports relevés dans ce billet est suffisamment clair pour que chacun puisse se faire une idée assez précise de ce qui doit être fait ou non dans une salle de classe. Aller du simple vers le complexe en découpant l'enseignement en petits blocs ou fournir aux élèves au préalable de nombreux et riches exemples travaillés est donc non seulement du ressort du bon sens, mais également en parfaite harmonie avec ce que disent les cognitivistes d'aujourd'hui.  On parle bien là de réelles et récentes avancées scientifiques basées sur des preuves empiriques et non de balbutiements pré-scientifiques datant du début du siècle dernier. C'est là un peu la même différence qui sépare la phrénologie de l'avènement des neurosciences. Or aujourd'hui, personne n'oserait se revendiquer de l'étude des bosses du crâne pour comprendre le fonctionnement du cerveau. Pourquoi donc ne ferait-on donc pas de même dans le domaine des sciences de l'éducation?

Stevan Miljevic, le 28 septembre 2014 sur le net et pour les Observateurs

 Bibliographie

Mario Richard et Steve Bissonnette "Les sciences cognitives et l'enseignement" in Gauthier, Tardiff, "La pédagogie, théories et pratiques de l'Antiquité à nos jours", 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.237-254

Netographie

http://www.u-picardie.fr/servlet/com.univ.utils.LectureFichierJoint?CODE=1179228177848&LANGUE=0  consulté le 24 septembre 2014

http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/tricotRPE.pdf consulté le 25 septembre 2014

http://formapex.com/sciences-cognitives/640-et-la-creativite-le-point-sur-la-recherche-en-sciences-cognitives-sur-la-creativite-la-fin-dun-mythe consulté le 26 septembre 2014

L’enseignement de l’informatique à l’école obligatoire : un échec?

La récente décision des autorités scolaires vaudoises de retirer les cours d’informatique de la gamme des prestations de l’école obligatoire démontre une nouvelle fois à quel point le Plan d’Etude Romand (PER) nous fait marcher sur la tête.

Dans la philosophie du PER, l’informatique n’est pas un objet d’étude suffisamment important pour qu’on lui consacre un cours en soi. Le PER reconnait volontiers la pertinence de l’outil informatique, mais en tant qu’accompagnateur des apprentissages. En clair, on n’apprend plus à utiliser un traitement de texte ou un tableur pour eux-mêmes, mais pour faire des maths, du français, des sciences ou je ne sais quoi d’autre.

Certains ont pu avancer que les élèves avaient ça dans le sang, bien plus que les générations précédentes. Ceux qui pensent justifier ainsi la disparition de l’informatique des programmes scolaires n’ont vraisemblablement pas du avoir beaucoup de contacts avec des adolescents. Ou alors, ils confondent allègrement Office et Instagram ou Twitter. C’est selon. Si les élèves utilisent massivement l’informatique, c’est pour jouer, parler, échanger des photos ou faire des recherches pas toujours très intelligentes sur internet. Mais en ce qui concerne un usage un peu plus sérieux de la chose, on s’approche doucement du néant. Pas pour tout le monde, certes , mais ceux-ci sont bien loin de former une majorité.

L’intégration de l’informatique dans l’enseignement d’autres branches ne permet pas d’acquérir des notions aussi développées qu’un cours qui lui est exclusivement consacré, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, un prof d’anglais ou de géographie, ce n’est pas un prof d’informatique. Tout le monde n’est pas nécessairement versé dans l’utilisation des nouvelles technologies. Et il est impossible, dans un domaine aussi technique, de transmettre ce qu’on ne maitrise pas.

De plus, le programme des autres branches scolaires est déjà suffisamment chargé. Il n’est donc pas possible de consacrer autant de temps que nécessaire à enseigner aux élèves les diverses manipulations des outils bureautiques. Dans tous les cas de figure, et même avec la meilleure volonté du monde, les connaissances acquises ne pourront être que partielles.

En troisième lieu, à supposer que les enseignants soient motivés à introduire massivement l’usage de l’informatique dans leurs cours, il n’est pas sûr que les cours en question leur permettent d’aborder les fonctions élémentaires et essentielles des outils bureautiques. Il est même plutôt probable qu’ils incitent les élèves à user de moyens en ligne qui n’ont pas grand sens en terme d’apprentissage de l’informatique. Utiliser un logiciel de géométrie, un générateur de frise chronologique ou je ne sais quoi d’autre en ligne peut bien entendu s’avérer intéressant pour la branche concernée, mais n’a strictement aucun intérêt en terme d’apprentissage de l’utilisation d’un ordinateur.

Quatrièmement, en admettant que l’ensemble des enseignants veuillent jouer le jeu de manière intelligente et concentrer les efforts sur la bureautique, un gros problème de coordination va se poser: qui va enseigner quoi et à quel moment. Le secondaire I n’est pas le primaire et ce n’est pas un mais une dizaine d’enseignants différents qui sont en charge de la formation de chaque élève. Et même au cas où une répartition détaillée des divers objectifs à atteindre en informatique avait lieu, des problèmes d’accès aux salles d’informatiques peuvent surgir. Toutes les communes ne sont pas forcément dotées de nombreuses salles équipées en ordinateurs et, par conséquent, leur utilisation par l’ensemble des enseignants complique singulièrement la tâche.

Et je ne parle même pas de l’aspect dactylographique qui n’entre tout simplement pas en considération. A supposer donc que les élèves apprennent le minimum en terme d’utilisation des logiciels, les programmes scolaires ne leur permettront de toute manière pas de taper d’une manière et à une vitesse convenable.

Le constat est évident: considérer que l’apprentissage de la bureautique doit se faire par le biais des autres branches est un pari plus que risqué qui risque fort de se retourner contre ses initiants. Ce d’autant plus que puisque l’informatique n’est pas évaluée, les moyens de savoir où ils en sont en la matière sont extrêmement réduits. Avec la suppression de la note disparait un des plus puissants moteurs de mise en activité de l’élève. Croire qu’à cet âge-là, ils sont suffisamment responsables pour approfondir eux-mêmes la question relève de la naïveté la plus totale. Bien sûr, ici aussi des exceptions existent, mais dans l’ensemble il ne faut pas rêver.

Reste donc à savoir si, au moins, l’informatique peut être un outil efficace pour l’enseignement des autres branches. Afin de mesurer l’impact des nouvelles technologies sur l’apprentissage, tournons-nous vers la méga-analyse Visible Learning réalisée par John Hattie qui fait, à ce jour, référence en terme de mesure d’efficacité de diverses pratiques scolaires. Selon cette étude synthétisant des données issues de plus de 50’000 études menées auprès de plus de 80’000’000 d’élèves, l’impact de l’utilisation des nouvelles technologies dans les salles de classe est assez faible. Alors qu’Hattie fixe la moyenne de l’acceptable en terme d’efficacité à un effet d’ampleur de 0.4, l’ensemble des variables concernant les nouvelles technologies confondues, obtiennent une moyenne de 0.22 (1). Par conséquent, si cela n’en fait pas un outil inutile, ce n’est pas non plus une révolution spectaculaire.  Si l’on considère en plus dans l’équation, les coûts générés par l’installation massive d’ordinateurs dans les écoles, il faut bien admettre que de nombreux critères autres, nettement meilleur marché, permettent de bonifier d’une manière tout aussi efficace (voir plus) l’enseignement.

Je conclurai ce billet sur une anecdote ne concernant pas vraiment les niveaux concernés par cette réforme: une étude menée récemment aux Etats-Unis démontre que l’utilisation de l’informatique dans le processus de prise de note s’avère moins efficace que le crayon. La raison en est qu’une personne qui prend des notes grâce aux nouvelles technologies a tendance à reproduire textuellement les exposés sans traiter mentalement l’information (2).

Loin d’être une avancée majeure dans l’histoire de l’école, l’informatique risque donc bien, si l’on s’en tient à la perspective du PER, de prendre la forme d’un retentissant échec. Mais après tout, en termes de réformes absurdes, on n’est plus à ça près.

 Stevan Miljevic, le 7 juin 2014

https://stevanmiljevic.wordpress.com

(1) https://docs.google.com/file/d/0B9acqT9DN0pjUE5tbi1aREc2V2s/edit

(2) http://pss.sagepub.com/content/early/2014/04/22/0956797614524581

La puissance du feedback

L'étude la plus complète à ce jour en matière de sciences de l'éducation est le Visible Learning de John Hattie. Compilant les données de plus de 200'000'000 d'élèves, elle est arrivée à la conclusion que le feedback (effet d'ampleur:0.73 soit plus que le double que la moins médiocre pratique constructiviste) était un des outils les plus  puissants dans le domaine de l'enseignement (1). Mais en fait, qu'est-ce qu'un feedback?

Hattie définit le feedback de la manière suivante:

Feedback refers to the process of securing information enabling change through adjustment or calibration of efforts in order to bring a person closer to a well-defined goal. (2)

On peut donc considérer que le feedback est une rétroaction survenant après évaluation d'un travail oral ou écrit et permettant à une personne de se rapprocher d'un objectif bien défini. Il est donc possible de rendre des feedbacks suite à un questionnement oral ou un travail écrit, à une tâche simple comme à une tâche complexe. Son but est de permettre à celui qui est en situation d'apprentissage de bonifier sa pratique.

Contrairement à une idée reçue, le feedback ne s'adresse pas qu'à l'élève. Il est tout aussi précieux pour l'enseignant, celui-ci, même s'il est satisfait de sa prestation actuelle, ne pouvant jamais prétendre à la perfection. Etre à l'écoute de ce que les élèves ont à dire soit directement soit indirectement (on va y revenir) peut s'avérer fort constructif.

Le feedback qui s'adresse à l'élève peut viser, à mon sens, 5 différents objectifs:

il peut:

- signaler si ce que fait l'élève jusque là est juste ou faux

- expliquer à ce même élève pourquoi ce qu'il a fait est faux

- lui expliquer comment réaliser correctement la tâche qui lui est assignée

- lui proposer d'autres alternatives pour résoudre la tâche

- lui indiquer des pistes d'approfondissement/prolongement

En clair, le feedback permet de répondre à un besoin fondamental des élèves, à savoir indiquer comment bonifier sa pratique. Pour qu'un feedback soit le plus efficace possible, il faut que l'élève soit parfaitement au courant des objectifs à atteindre, sans quoi cela n'a pas beaucoup de sens. Il faut également qu'il soit motivant et que l'élève soit incité à investir de nouveaux efforts pour dépasser les difficultés qui sont les siennes: il doit donc porter sur les connaissances/tâches à effectuer ainsi que les stratégies pour y parvenir.  En revanche, le feedback ne doit surtout pas porter sur la personne (3). Dire à un élève qu'il est nul ou bon n'a rien d'un feedback, ce sont des interactions qui ne favorisent pas son apprentissage.

De mon point de vue, le fait de signaler à un élève que ce qu'il a fait est faux n'est pas un feedback suffisant. Cela ne lui permet en effet pas de corriger son raisonnement et de repartir dans la bonne voie. Un bon feedback exprime clairement en quoi le raisonnement est faux et quel est le cheminement mental à suivre pour résoudre la tâche de manière efficace. Ce point permet de mesurer à quel point les approches par découverte se privent d'un des outils les plus performants qui soit: dans une véritable approche constructiviste, c'est la tâche elle-même qui est sensée bloquer le raisonnement de l'élève et ce sont les interactions avec ses pairs qui doivent lui permettre de corriger son raisonnement. L'enseignant ne devant surtout pas transmettre son expertise à l'élève qui cherche, cela réduit drastiquement les possibilités de feedback.

Le feedback constructiviste ne peut donc qu'être limité. Limité en intensité puisque pendant que l'élève est en activité, l'enseignant ne doit pas lui fournir tous les éléments nécessaires à une meilleure pratique mais simplement l'aiguiller mais également limité en nombre: un feedback complet, dans une perspective constructiviste, n'intervient qu'à la fin de la tâche.

En la matière, les constructivistes rejoignent parfaitement ceux qu'ils aiment tant à décrier: les enseignants qui font leur cours frontal, donne ensuite des exercices et ne recommencent leurs interactions avec les élèves qu'au moment de la correction. Leurs feedbacks se concentrent essentiellement à la toute fin du processus d'apprentissage (voir éventuellement dans des positions intermédiaires), ce qui laisse largement le temps aux élèves de vagabonder joyeusement d'erreur en erreur. Dans une perspective explicite en revanche, le feedback est continuel: dès lors que l'enseignant estime qu'il peut laisser les élèves travailler de manière autonome, il ne les laisse pas oeuvrer dans leur coin: en parallèle, il soumet les élèves à un déluge de questions permettant de tester la bonne compréhension et la bonne application du savoir nécessaire. Selon le travail oral réalisé par l'élève, le feedback sera plus ou moins conséquent, tout comme le questionnement en direction de l'élève en question. Dans l'idéal, ce travail oral va encore être suivi des feedbacks écrits (évaluation formative ou petite feuille par exemple) propres à des manières plus constructivistes ou traditionnelles de travailler.

De cette manière, l'enseignant ne laisse pas le temps aux erreurs de se développer: celle-ci sont prises en compte et analysées par l'expert qu'est l'enseignant qui décide alors de la meilleure manière de faire prendre conscience à l'élève en quoi son raisonnement est biaisé et comment l'améliorer et ce dès leur avènement. Ce qui nous amène à l'impact du feedback sur l'enseignant: lorsqu'un ou plusieurs élèves émettent des raisonnement erronés, l'enseignant peut, s'il est capable de remise en question, évaluer si son enseignement préalable était optimal ou non (4). Et donc ce qui doit changer pour une prochaine fois (ou même en cours de route). En provoquant des occurrences de feedback pour l'élève, l'enseignant en provoque donc aussi pour lui-même. Bien entendu, il peut tout aussi bien demander aux élèves ce qu'ils pensent de son enseignement. Avec le risque que ceux-ci ne soient pas tout à fait objectif et ne privilégient ce qu'ils préfèrent et non ce qui les fait le plus progresser.

Outre ces aspects qui font du feedback un des outils les plus puissants de l'arsenal éducatif, les conséquences secondaires de l'utilisation intensive du question/feedback en augmentent encore la portée: d'une part, le fait de briser à la racine les erreurs des élèves les aide à acquérir une meilleure estime de soi: lorsque les correctifs ont été faits suffisamment tôt et que donc les élèves arrivent à résoudre les tâches qu'ils ont à faire, leur sentiment d'auto-efficacité s'en trouve grandi au contraire des cas où ils n'arrivent pas à leurs fins ou que les corrections finales montrent qu'ils ont tout fait faux. Cette augmentation de l'estime de soi rejaillit sur la motivation: les situations où on se sent incompétents sont parmi les plus démotivantes qui soient. D'autre part, le bombardement continuel de questions/feedbacks auquel est soumis la classe permet de fixer l'attention des élèves sur le travail à effectuer et ne permet pas à l'esprit de vagabonder: un élève qui sait qu'il a de très fortes chances d'être interrogé est un élève qui, par définition, est nettement plus à son affaire qu'un élève qu'on laisse tranquille dans son coin ou qu'on laisse se débrouiller seul.

Une des grandes nouveautés qu'a apporté l'enseignement explicite au travail des enseignants est sa focalisation sur ce qui se passe après que la matière a été délivrée. Avec le feedback, l'enseignant se dote d'un instrument de bonification des apprentissages de ses élèves tout comme d'auto-perfectionnement qu'il aurait tort de négliger. Pour tout dire, il devrait même en abuser, notamment avec des élèves faibles. Les résultats sont décapants.

Stevan Miljevic, le 3 mars 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

(1) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/

(2) Hattie et Yates, "Visible learning and the science of how we learn", Routledge, NY, 2014, p.66

(3) Ibid p.70

(4) Ibidem

La situation-problème: inefficace et même nuisible

L'apprentissage par problème (ou situation-problème) est une pratique promue dans le monde de la formation pédagogique helvétique (et pas uniquement). Pour ceux qui ne sauraient pas de quoi l'on parle, il s'agit de faire travailler les élèves en équipe afin de résoudre un problème pour lequel ils n'ont reçu aucune formation particulière. Ils s'agit donc pour eux de découvrir par eux-mêmes les notions nouvelles nécessaires à la réalisation de cette tâche. Dans ce schéma, l'enseignant n'agit qu'en tant que facilitateur et ne doit pas dévoiler les règles sous-jacentes.

Les promoteurs de ce genre de pratiques avancent qu'en procédant de la sorte on permet aux élèves de faire de réels apprentissages en les plaçant au coeur du processus d'apprentissage et qu'en sollicitant l'engagement des élèves, on les implique davantage dans l'apprentissage. Tout cela est bien joli, mais dans la pratique, qu'en est-il?

Tout d'abord, concernant la mise au travail en groupe: répétons-le une fois encore, même un travail de groupe bien maîtrisé du point de vue disciplinaire génère des nuisances sonores, nuisances qui contribuent à alourdir la charge cognitive sur la mémoire de travail des élèves et donc à parasiter leur capacité de raisonnement. Ca, c'est pour le meilleur des cas, celui où l'ensemble des élèves s'implique dans le travail du groupe. Cette configuration est malheureusement plutôt l'exception que la règle au niveau de l'école obligatoire.

Mais bon, admettons un instant la situation idéale où chacun s'implique à fond, histoire de voir si le raisonnement peut se tenir. L'idée sous-jacente au travail de groupe est le conflit socio-cognitif: l'élève exprime son opinion, la confronte avec celle d'autrui et, par ajustement successif bonifie son raisonnement. Tout cela est bien joli mais ne tient pas compte de plusieurs autres éléments importants, à savoir l'opinion que l'élève a de lui-même et celle qu'il a de son/ses partenaires de travail et s'il a un vécu l'ayant rendu plutôt introverti ou extraverti notamment. Si l'élève est du genre à exprimer devant tout le monde ce qu'il pense, alors le fait de devoir proposer son opinion ne le dérange pas le moins du monde. Ce n'est par contre pas le cas de l'élève qui a l'habitude de se taire et ne parle que peu. Pour lui, cet exercice aura plus la forme de la torture qu'autre chose s'il rentre dans le concept et exprime véritablement sa pensée. D'un autre côté, un élève qui n'a pas une bonne opinion de lui-même risque également de ne pas participer à la discussion. Ou, s'il le fait, à très vite effacer son opinion devant celle de quelqu'un d'autre plus sûr de lui et ce même s'il a raison. Enfin, les relations des élèves entre eux ne sont pas neutres: elles sont marquées de relations hiérarchiques en terme de popularité par exemple. Si donc un élève plutôt discret se retrouve en face de monsieur populaire, aura-il le culot de lui tenir tête jusqu'à la fin? Ou finira-t-il par baster, monsieur populaire ayant, de par son statut social une sorte d'argument d'autorité? On peut utiliser ce même schéma avec un élève plutôt faible qui travaille avec un intello, le second bénéficiant, dans le contexte scolaire, d'un argument d'autorité certain. Alors certes, l'argument d'autorité est certainement le plus faible de ceux qui puissent être invoqués dans un débat, mais ça, de nombreuses personnes adultes ne le savent pas. Il n'y a qu'à voir avec quelle attention sont écoutés certains experts même s'ils racontent n'importe quoi. Dans ce contexte, penser que les enfants/adolescents arrivent sans problème à le faire relève de la naïveté la plus absolue.

Certes, la situation peut bien désavouer celui qui a réussi à imposer son opinion. Mais est-ce pour autant que l'opinion d'autrui va pouvoir émerger? Ce n'est pas certain, loin s'en faut. Le meneur pourra toujours exprimer une autre opinion, peut-être aussi fausse que la première, et ainsi de suite sans que l'élève le plus en retrait ne puisse, lui, formuler sa propre idée et qu'elle soit écoutée. Il est tout aussi probable que si untel, pourtant considéré si fort dans la branche étudiée par ses pairs n'y arrive pas, alors les autres membres de son groupe se décourageront encore plus vite. Pensez donc, le meilleur n'y arrive pas, comment y arriverai-je?

Au final donc, même en partant du principe que les élèves s'impliquent dans la démarche, que les conditions extérieures ne les dérangent pas, leur tempérament et les relations qu'ils entretiennent entre eux peuvent passablement parasiter l'échange et empêcher que ne se produise le conflit socio-cognitif. Il faut donc admettre qu'il faut beaucoup de si pour en arriver à la situation où l'échange entre élèves autour d'une situation complexe puisse s'avérer fructueux. Et il n'est question là que de la dynamique au sein du groupe.

Il est bien entendu tout à fait possible d'éviter une bonne part de ces désagréments en attribuant à chaque élève un rôle dans le groupe. Mais alors, dans ce cas, c'est l'intégralité de la situation qui est modifiée: il n'est dès lors plus question de conflit socio-cognitif puisque chaque élève ne fait pas la même chose. Se pose alors un autre problème, celui de l'égalité des objectifs à atteindre: un élève qui fait du travail d'analyse ne travaille pas les mêmes compétences que celui qui est chargé de rédiger le rapport final.

Il faut ensuite se pencher sur la conception de la situation problématique elle-même. Réussir à construire une situation suffisamment proche de ce que savent les élèves pour qu'ils puissent arriver à la résoudre tout en étant suffisamment éloignée pour qu'ils doivent engager tout un processus de recherche est extrêmement difficile. Cela demande une excellente connaissance de ce que savent les élèves au préalable et de ce qu'ils sont capables de faire. Sans quoi la difficulté fixée sera trop élevée pour qu'ils puissent la surmonter. L'effet inverse est tout aussi possible: la situation peut aussi être trop simple et les élèves ne pas atteindre le stade nécessaire pour que fonctionne ce conflit socio-cognitif. Dans tous les cas, cet exercice est extrêmement périlleux puisque, en définitive, même si l'enseignant connait plutôt bien ses élèves, il ne peut pas être sûr de ce qu'il a vu ou non à côté des heures de classe par exemple. Et même dans ce qu'il a donné au préalable, il ne peut être certain d'une parfaite acquisition de ces savoirs. Si tel était le cas, les moyennes aux examens atteindraient des sommets.

Si donc la mise au travail en groupe pose problème, que la situation-problème elle-même pose problème, il faut reconnaître que le travail de facilitation que doit exercer l'enseignant est tout aussi problématique. Il lui faut en effet trouver des astuces permettant aux élèves d'avancer lorsqu'ils sont bloqués sans leur donner les clés du problème. Une nouvelle fois, l'équilibre à atteindre est fort subtil et je peux affirmer que légions sont les enseignants qui se sont retrouvé à tenter de multiples formes de facilitation devant des élèves éberlués qui n'y comprenaient juste rien.

Autre obstacle de taille: celui des élèves trop faibles et trop peu sûrs d'eux pour se lancer dans cette démarche. Il faut être cohérent, certains élèves n'ont tout simplement pas les capacités nécessaires pour surmonter de telles épreuves et doivent être guidés étape par étape pour arriver au résultat final. Ces élèves-là sont plus nombreux qu'on ne le pense et pour eux, ce genre de pratiques sont purement criminelles puisqu'elles ne font que contribuer à ternir l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur capacité dans telle ou telle matière. On voudrait enfoncer les plus faibles qu'on ne s'y prendrait pas autrement.

Il n'y a donc pas un seul instant où le processus de mise au travail par situation complexe ne se heurte à une avalanche de difficultés. Difficultés auxquelles on peut encore ajouter l'aspect chronophage de la chose: procéder de la sorte demande beaucoup de temps, temps qui ne sera bien entendu pas consacré à faire autre chose. Il faudra donc faire des sacrifices et ce pour un résultat bien loin d'être acquis comme le confirme la méga-analyse de référence de John Hattie: l'enseignement par situation problème obtient un des plus faibles niveau de résultat (effet d'ampleur de 0.15 soit tout juste plus efficace que le fait pour un élève de ... faire un régime! (0.12) Ne riez pas c'est très sérieux!) de tout ce que Hattie a pu tester (1).

En conclusion, ce genre de pratiques ridicules doivent être remises à leur juste place. Qu'à l'université, avec des étudiants qui ont déjà atteint un certain niveau d'expertise on procède par situation problème, cela peut éventuellement se justifier. En revanche, au niveau de l'école obligatoire, ce genre de pratiques risquent de faire bien plus de mal qu'autre chose...Tout au plus est-ce admissible pour occuper les plus forts de la classe qui ont fini bien avant les autres ce qu'ils avaient à faire. Et encore...

Stevan Miljevic, le 25 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

 

(1) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/

Le dogme de la différenciation en pédagogie

La pédagogie différenciée est un vieil héritage de mai 68 toujours en vogue dans les instituts de formation. Dans les HEP, le bourrage de crâne est intensif: on mange de la différenciation à toutes les sauces.

Mais qu'est-ce que la différenciation pédagogique? Selon Philippe Perrenoud, « Différencier, c'est rompre avec la pédagogie frontale, la même leçon, les mêmes exercices pour tous ; c'est surtout mettre en place une organisation du travail et des dispositifs qui placent régulièrement chacun, chacune dans une situation optimale. Cette organisation consiste à utiliser toutes les ressources disponibles, à jouer sur tous les paramètres, pour organiser les activités de telle sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui. » (1)

L'intention est louable puisqu'elle consiste à permettre à chaque élève de progresser à son rythme. Pour le faire, les adeptes de la pédagogie différenciée propose d'ajuster l'enseignement aux caractéristiques de chaque élève. Celles-ci varient dans les acquis précédents, les modes de pensées, les motivations à apprendre, les caractéristiques psychologiques etc… Dit simplement, chaque élève n'a pas le même bagage de connaissances ni d'ailleurs les mêmes modes d'apprentissage. Tout du moins selon les adeptes de la méthode.

Pour pallier ces différences, certains ont imaginé pouvoir travailler avec des contenus différents pour chaque élève (ou groupe d'élèves, c'est selon). L'idée n'est pas de différencier les objectifs d'apprentissage mais les modes d'acquisition. Ainsi, on peut créer différents ateliers dans une même classe et chaque atelier travaille un aspect bien spécifique du sujet, ou alors faire varier un peu les supports de cours en prenant en compte les différences individuelles entre élèves.

Tout cela parait bien intéressant. Sur le papier en tout cas. Car dans la pratique, on est bien loin du compte et ce pour plusieurs raisons.

La première erreur fondamentale de la pédagogie différenciée est de penser qu'il est utile de s'adapter aux modes d'acquisition du savoir de chaque élève. Si certaines personnes sont impulsives alors que d'autres sont indécises ou que certains pensent aux choses de façon concrète alors que d'autres le font de manière abstraite, les sciences cognitives n'ont pas apporté à ce jour la preuve que les différences dans la manière d'apprendre étaient plus importantes que les similitudes, ce qui fait dire à Willingham que

Les enfants sont plus semblables qu'ils ne sont différentes dans leur façon de réfléchir et d'apprendre. Attention, je n'ai pas dit que tous les enfants étaient pareils ni que les enseignants devaient les traiter comme des êtres interchangeables (...) Les enseignants interagissent différemment avec chaque élève (...) mais ils devraient savoir que, d'après les recherches scientifiques sur le sujet, il n'y a pas de type d'élèves formellement différents (2).

En clair, si chaque élève a ses préférences en matière de raisonnement, il n'est pas prouvé que de les prendre en compte soit d'une quelconque utilité puisque, en définitive, lorsqu'un élève s'approprie un savoir ou un savoir faire, ce n'est pas son mode de prédilection de pensée qui doit entrer en jeu, mais celui qui est le plus adapté au contenu qu'on désire enseigner. Les élèves sont tous capables de penser de plusieurs manières, il est donc plus opportun de définir la modalité d'apprentissage en fonction de la nature de la matière.

La seconde erreur des adeptes de la différenciation réside dans la suggestion qu'avant eux aucune différenciation ne se faisait. Dès lors qu'il s'agit d'exercices, cela fait des lustres que ceux-ci varient suivant la matière enseignée. Les vieux manuels de mathématiques, par exemple, fourmillent d'exercices différents, visant à tester la capacité d'un élève à appliquer un certain savoir dans de multiples situations différentes. Dès lors, et même si monsieur Perrenoud prétend le contraire, il est tout à fait possible de varier les approches (pour autant que cela soit souhaitable bien entendu) sans sortir d'une pédagogie de type plus traditionnel.

La troisième erreur de la pédagogie différenciée consiste à penser que l'éclatement de la classe en sous-groupes ou même l'individualisation de celle-ci avec un enseignant qui fonctionne en tant qu'animateur contribue à placer chacun dans une situation optimale. Nombreux sont les enseignants à s'accorder sur le fait que les travaux de groupe, même s'ils sont bien maîtrisés d'un point de vue disciplinaire (ce qui reste de mon point de vue plutôt l'exception que la règle, surtout lorsqu'on travaille avec des adolescents) sont générateurs de nuisances sonores qui n'aident pas à la concentration. Il ne faudrait pas oublier que la mémoire de travail des individus ne peut traiter qu'un nombre restreint d'informations simultanément. En conséquence, augmenter le bruit contribue à saturer plus rapidement cette mémoire de travail et donc restreint ses capacités. La compréhension devient ainsi plus ardue.

Il va sans dire que ce mode d'organisation contribue également à augmenter le taux de distraction chez les élèves: lorsque le travail est fait en groupe notamment, les situations de bavardage intempestif sont plus nombreuses et je suis prêt à prendre le pari que même un enseignant fort habile dans cette manière de faire n'y échappe pas. Personne ne peut prétendre que l'augmentation du taux de distraction contribue à un meilleur apprentissage.

Analysons maintenant les conséquences des pratiques de différenciation basées sur niveau des élèves. Il est évident qu'un excellent élève doit être stimulé également lorsque le groupe classe est à la traîne. L'enseignant doit prévoir de quoi lui permettre d'avancer plus vite et plus loin. Ce qui se fait depuis bien longtemps et nous ramène à la deuxième erreur.

En revanche, le fait de multiplier les exercices pour des élèves plus faibles durant les heures de classe n'est pas souhaitable puisque cela leur fait prendre encore plus de retard. Il est plus profitable d'en faire hors temps d'école, lors de cours d'appui par exemple, pratique qui, on s'en serait douté, date elle aussi de bien avant l'arrivée sur le devant de la scène des soixante-huitards.

Enfin, une subtile différenciation sur les contenus (du type souligner en gras les éléments importants dans un texte pour certains) ne parait guère une béquille permettant un meilleur apprentissage. Tout au plus cela facilite-t-il la résolution du problème en cours, mais l'éventualité d'une meilleure acquisition d'un savoir ou d'un savoir faire parait des plus douteuses.

Outre ces quelques considérations, relevons aussi qu'un élève qui sent qu'on le traite différemment des autres aux yeux de tous risque non pas d'y voir une chance mais plutôt de  renforcer des pensées négatives au sujet de ses capacités de réussite. A l'inverse, lorsque le groupe classe travaille et qu'il fait la même chose que tout le monde, il ne se sent pas en position d'infériorité.

Une fois posés l'ensemble de ces arguments, reste maintenant à savoir ce qu'en dit la science, celle qui teste les hypothèses et les transforme en savoirs scientifiques ou les rejette dans la catégorie des lubbies. En 2008, Jobin et Gauthier se sont penchés sur la question et ont passé en revue la littérature scientifique à ce sujet. Une fois débarrassés des doublons, ils se sont retrouvés face à 13 études différentes portant sur le sujet. La conclusion de leur travail est qu'une étude confirme l'efficacité de la différenciation pédagogique, que 4 d'entre elles mettent en avant une possible efficacité alors que l'ensemble des autres ne permettent pas d'affirmer une quelconque efficacité. Ils en déduisaient alors que la prudence doit rester de mise (3).

En revanche, la méga-analyse de John Hattie (4), référence absolue à ce jour en matière d'analyse empirique (Hattie a traité plus de 50'000 études touchant 80 millions d'élèves)  règle son compte à la pédagogie différenciée. Celle-ci n'obtient qu'un effet d'ampleur de 0.23 alors que la moyenne des pratiques se situe à 0.4. Autant dire qu'il s'agit là d'un score très faible, inférieur même à l'impact de l'utilisation d'une machine à calculer ou de la taille de l'établissement. Même des aberrations comme le jeu systématique en classe ou la pédagogie par enquête obtiennent de meilleurs résultats.

En définitive, en l'état actuel des choses, il nous faut bien admettre, expériences scientifiques à l'appui, que les propos d'un Perrenoud sont complètement déplacés et que la pédagogie différenciée, quand elle n'enfonce pas des portes ouvertes, ne contribue qu'à la destruction des pratiques qui, elles, ont fait leurs preuves.

Stevan Miljevic, le 20 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Différenciation_pédagogique consulté le 16 février 2014

(2)Daniel T. Willingham, "Pourquoi les enfants n'aiment pas l'école! La réponse d'un neuroscientifique", La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, p.145-146

(3) http://www.formapex.com/courants-pedagogiques/101-quels-sont-les-effets-de-la-pedagogie-differenciee-sur-la-reussite-des-eleves-une-analyse-de-recherches consulté le 20 février 2014

(4) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 18 février 2014

Neuromythologie

La neuromythologie regroupe l'ensemble des croyances erronées au sujet du fonctionnement du cerveau. Celles-ci sont légions et des livres entiers ont été écrits à leur sujet. L'enseignement est directement touché par ces mythes. Une étude menée en 2012 a démontré qu'une majorité des enseignants croient à ces mythes (1). 242 enseignants hollandais et anglais du primaire et du secondaire ont ainsi étaient confrontés à 32 énoncés touchant au fonctionnement du cerveau. Parmi ces énoncés, 15 étaient des neuromythes. Et les résultats sont accablants: 9 enseignants sur 10 croient aux mythes les plus répandus et 7 de ces neuromythes ont été validés par plus de la moitié des enseignants interrogés. Le but de ce billet est donc de faire le tour d'une partie de ces neuromythes, plus particulièrement ceux qui peuvent toucher les parents comme les enseignants et ainsi de leur permettre d'éviter l'utilisation de dispositifs n'ayant pas grand chose à apporter aux élèves. Le sujet traité se rapproche particulièrement des contes et légendes pédagogiques dont j'ai déjà parlés (2) et donc j'éviterai au maximum de redire ce qui a déjà été dit.

Le premier de ces neuromythes est l'effet Mozart: il s'agit de la croyance selon laquelle l'exposition de bébés ou de très jeunes enfants à la musique de Mozart permet d'augmenter leur QI. Ceux qui y croient convoquent la science pour étayer leurs dires. En fait, cette affirmation est totalement inexacte: si une première étude menée auprès de 36 personnes a effectivement fait ressortir un QI plus élevé chez ceux qui avaient été exposés aux douces sonorités du génie qu'est Mozart, en revanche, toutes les tentatives faites pour essayer de confirmer ce premier résultat se sont soldées par des échecs retentissants (3).

La deuxième fable recensée touche au programme BrainGym: il s'agit d'une série d'exercices réalisables en classe sensés stimuler le cerveau et ainsi bonifier l'apprentissage. Ici aussi, dès que les chercheurs se sont penchés sur la question et se sont mis en tête de tester la validité de ce programme, ils sont arrivés à la conclusion qu'il ne s'agit là que de pseudo-science sans aucun fondement (4).

On continue avec l'affirmation selon laquelle les êtres humains (et donc les élèves) n'utilisent que le 10% des capacités de leur cerveau. Les recherches en neurosciences  montrent en fait qu'une action aussi simple que celle consistant à lever le petit doigt peut déjà activer une large proportion du cerveau. Celui-ci est donc constamment stimulé, même lors de notre sommeil (5)!

La quatrième superstition réside dans le fait de croire que certains sont plus cerveau gauche ou cerveau droite: ce neuromythe a conduit à expliquer les difficultés d'apprentissage de la sorte: puisque l'hémisphère gauche du cerveau semble s'activer de manière plus importante lorsque l'on traite des nombres, de langage, de séquences logiques et/ou de mathématiques alors que l'hémisphère droit, lui, s'active de manière plus importante dans les manipulations spatiales, d'images ou lorsque l'on fait preuve de créativité alors si l'élève a des difficultés dans tel ou tel domaine c'est qu'il est nécessairement plus cerveau gauche ou droite. Penser de la sorte, c'est oublier que les deux côtés de notre cerveau sont intimement connectés et que dans l'écrasante majorité des cas, les deux hémisphères travaillent de concert (6).

La cinquième neurolégende a trait à la créativité. Les constructivistes affirment que les méthodes d'enseignement autres que les leurs inhibent la créativité des élèves. Il s'agit là d'une grosse bêtise pour au moins deux raisons. Tout d'abord, aucune étude n'a jamais observé ni mesuré la créativité des élèves en fonction des méthodes pédagogiques suivies. Il ne s'agit donc en aucun cas d'une vérité scientifique, tout au plus d'une hypothèse. En second lieu, les constructivistes font preuve d'une totale méconnaissance de ce qu'est la créativité: un élève confronté à une pédagogie de découverte tâtonne et ainsi s'appuie sur le principe du hasard, ce qui n'a strictement rien à voir avec la créativité. Cette manière de faire aboutit de plus sur des impasses, sur des cheminements cognitifs aberrants. En fait, des chercheurs de renom comme Sweller, Weisberg ou De Groot ont montré que la créativité dépend en fait du stock de pratiques et d'expériences. En pratiquant, on se constitue un capital de connaissances/habilités de plus en plus important. Etre créatif signifie combiner ces éléments entre eux. Plus on a de stock plus on peut être créatif et plus on veut un stock important, plus il faut répéter les choses pour les ancrer dans la mémoire à long terme. Ce n'est tout de même pas pour rien que les plus grands musiciens ont tous passer des heures et des heures à répéter différents mouvements (7).

Sixième neuromythe: les différents styles d'apprentissage. Selon cette croyance, les élèves ont tous une modalité d'apprentissage dominante: certains sont plus auditifs, d'autres plus visuels etc. Par conséquent, il faudrait varier les pratiques de manière à toucher chaque élève selon sa modalité dominante. Jusqu'à présent, aucune étude basée sur une méthodologie sérieuse n'est arrivée à démontrer ce mythe. D'ailleurs, plusieurs travaux ayant tenté de vérifier empiriquement cette méthode ont plutôt démontré son inefficacité (8). En fait l'idée est fausse car elle tend à oublier que l'information n'est pas traitée par un seul et unique mode sensoriel. Un souvenir stocké selon une représentation spécifique (auditive par exemple) ne retient que l'aspect auditif et pas le sens des choses. L'information perçue reçoit ainsi un traitement dans différentes zones du cerveau, étroitement interconnectées et donc ne s'arrête pas à cette modalité sensorielle. Pour faire juste, il ne faut donc pas adapter l'enseignement aux modalités dominantes des élèves, mais plutôt au sujet qui est traité.

Enfin, dans cette revue non exhaustive des neuromythes, il nous reste à traiter le cas des intelligences multiples. Cette théorie suggère qu'il existe plusieurs types d'intelligence (logico-mathématique, spatiale, interpersonnelle, corporelle-kinesthésique, verbo-linguistique, intra-personnelle, musicale-rythmique, naturaliste-écologiste, existentielle) indépendantes les unes des autres. Chaque élève serait plus ou moins bon dans chacune d'entre elles. Un article du professeur Willingham démontre que ce n'est pas tout à fait exact (9). Un dispositif a été mis sur pied  pour vérifier l'exactitude (ou non) de cette théorie. Deux différents tests concernant les mathématiques et deux autres concernant le langage ont été mis sur pied. Si donc, les différents types d'intelligence étaient indépendants les uns des autres, les gens dotés d'une forte intelligence verbo-linguistique mais faible en math devraient réussir les deux tests sur le langage et se louper complètement sur les deux tests mathématiques (et l'inverse). Les données qui ressortent de ce test ne correspondent pas tout à fait: si la réussite est plus intimement liée entre deux tests de même nature (les deux tests de math ou de langage c'est selon), en revanche, une corrélation se dégage également au travers des deux domaines. Plus clairement dits, ceux qui réussissent bien en math réussissent aussi plutôt bien en langage (et l'inverse), ce qui laissent à penser qu'il s'agit là plutôt de talents spécifiques dans certains domaines mais qu'une intelligence globale se cache derrière tout cela. Peut être qu'une représentation graphique sera plus parlante:

Ce que postule la théorie des intelligences multiples:

Ce que la recherche actuelle nous enseigne: 

Outre cette première différence majeure, Willingham nous montre que les domaines ne sont pas si cloisonnés que cela et ont plutôt tendance à s'imbriquer. Par exemple, les mathématiques flirtent largement avec le raisonnement spatial. Par extension, ce constat peut s'appliquer à l'ensemble des domaines traités et donc les différents talents (et non intelligencesne sont pas séparés mais bien largement interdépendants les uns les autres.

Ce qui l'amène à conclure qu'au lieu de chercher dans cette direction, les enseignants feraient bien mieux de se tourner vers d'autres domaines plus porteurs.

Stevan Miljevic, le 12 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

http://www.frontiersin.org/Educational_Psychology/10.3389/fpsyg.2012.00429/abstract consulté le 9 février 2014

(2) http://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/01/11/contes-et-legendes-pedagogiques/

(3) http://voir.ca/normand-baillargeon/2012/09/11/une-autre-legende-pedagogique-leffet-mozart/ consulté le 12 février 2014

(4) http://voir.ca/normand-baillargeon/2012/09/03/brain-gym-legendes-pedagogiques-et-neuromythes/ consulté le 12 février 2014

(5) https://static.squarespace.com/static/520e383ee4b021a19fa28bf7/520e390be4b06522b7fc6771/520e390de4b06522b7fc6ac2/1372160946573/2013-06-25_Lafortune2013.pdf consulté le 10 février 2014

(6) ibidem

(7) http://www.formapex.com/les-mythes-pedagogiques/633-les-mythes-pedagogiques?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=4d34101224fa8bcc8a53050fda55c277 consulté le 10 février 2014

(8) http://www.formapex.com/telechargementpublic/tardif2010a.pdf?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=182aa21c81081e490e0f899999e88b42 consulté le 11 février 2014

(9) http://educationnext.org/reframing-the-mind/ consulté le 11 février 2014

 

Quid de la liberté pédagogique dans le plan d’étude romand?

Au préalable je veux préciser qu'il ne sera pas question dans ce billet de la pertinence ou non des attentes fixées par le Plan d'Etude Romand (PER). Ce sujet sera vraisemblablement traité dans un futur article. Il ne sera donc question que du rapport qu'entretient le PER avec la liberté pédagogique. Car s'il y a bien une notion sacrée dans le petit monde de l'enseignement, c'est celle de liberté pédagogique. Chaque enseignant a ses sensibilités propres, ses techniques personnelles et il est largement plus efficace lorsqu'il officie en usant de méthodes qui le mettent à l'aise. Un enseignant dont on force les usages ne sera jamais efficace.

Si certaines pratiques doivent être dénoncées avec ardeur, ce n'est pas pour les interdire dans les salles de classe. Non, il s'agit plutôt de promouvoir ce qui est réellement efficace dans les cursus de formation et de fournir aux maitres des outils de travail en adéquation avec ces manières de faire statistiquement validées comme supérieures. Après, chacun doit être libre d'agir différemment s'il en ressent la nécessité. Les autorités scolaires ont donc la tâche de promouvoir et non d'imposer les pédagogies les plus efficaces. Pas celles que certains auteurs déclarent comme telles sans avoir aucune base de comparaison sérieuse, mais celles dont on a clairement mesuré la supériorité par le biais de comparaisons à grande échelle. L'unique cas où la liberté pédagogique peut être mise en cause réside dans un manque flagrant de résultats attribuable objectivement aux pratiques du maître.

Si l'écrasante majorité de mes collègues adhèrent vraisemblablement dans les grandes lignes à ces dires, il semble qu'au niveau des instances dirigeantes ce ne soit pas toujours le cas. Les concepteurs du plan d'étude romand ne semblent pas sur cette longueur d'onde. Tout particulièrement ceux qui ont rédigé les programmes d'histoire et de géographie.

Un plan d'étude est un document qui recense les objectifs que les enseignants doivent faire atteindre à leurs élèves. On distingue grosso modo deux types d'objectifs: les connaissances et les compétences. Connaitre une date, une règle de grammaire ou une série de mots est de l'ordre de la connaissance. Du côté des compétences, on peut lister des habilités telles que savoir lire une carte, construire des schémas ou analyser la nature de sources historiques. Les compétences sont donc des méthodes enseignables et mobilisables par les élèves pour résoudre des situations problématiques. Elles ne doivent pas être confondues avec les méthodes d'enseignement qui, elles, n'ont strictement rien à faire dans un plan d'étude. Afin de distinguer clairement les compétences attendues des élèves des méthodes d'enseignement, on attend des élèves qu'ils soient capables par eux-mêmes d'appliquer de manière autonome les premières alors que les secondes consistent en des mises en situation dans le cadre scolaire et ne sont donc pas forcément applicables de manière autonome. Dans le premier cas, l'élève sait faire quelque chose tout seul, dans le second il est mis par l'enseignant dans une certaine situation n'impliquant pas un quelconque savoir/savoir-faire.

Ainsi, lorsque les fascicules fournissant un aperçu des contenus du Plan d'Etude Romand  à l'intention des parents, enseignants, étudiants et responsables scolaires disponibles sur le site du PER présentent "l'élève mène des enquêtes" (1) comme objectif d'apprentissage, ils outrepassent largement leurs attributions. Mener une enquête n'est pas un objectif d'apprentissage à atteindre mais une méthode dont dispose l'enseignant pour faire travailler ses élèves. Une méthode qui, soit dit en passant, n'atteint que des faibles rendements bien inférieurs à la moyenne si l'on se fie à la principale étude sortie à ce jour sur les différentes méthodes pédagogiques. (2)

Quiconque creuse un peu plus le sujet réalise rapidement qu'il ne s'agit en fait que de la partie émergée de l'iceberg. Le PER ne se contente en effet pas d'indiquer des contenus aux professeurs d'histoire-géographie mais bien la manière de les enseigner. Comment expliquer sinon que la lecture (et la comparaison) de cartes en géographie soit un objectif à atteindre durant les trois années du cycle d'orientation? Apprendre à lire une carte est effectivement un objectif que l'on peut travailler, mais lorsque celui-ci est signalé comme tel pour l'ensemble des 3 années (3) et dans la totalité des thématiques à traiter en géographie (3 par année) (4), il n'y a plus d'hésitation possible. Apprendre à lire une carte n'est pas très compliqué: il s'agit de prendre l'habitude de lire la légende, puis de repérer sur la carte les éléments pertinents décrits dans la légende et de les relever. Si un enseignant a besoin de 2 cours pour enseigner cette habilité, c'est un grand maximum (Allez, allons jusqu'à 3…). Mais il n'est en tout cas pas question d'en faire un objectif nécessitant trois ans d'apprentissage. En fait, en matière de sciences humaines, le PER regorgent d'instructions de la sorte.  Qu'on pense à l'exigence faite de traiter les différentes thématiques d'histoire par le biais de démarches historiennes (5). Nul doute que les démarches historiennes peuvent être un objectif d'apprentissage en elles-mêmes. En revanche, l'obligation faite de traiter les thématiques historiques au travers de ce biais les fait allègrement sortir de la case objectif pour rejoindre celle de la méthodologie imposée. Tout aussi parlante est l'attente fondamentale exigeant qu'à la fin du cycle l'élève identifie les références historiques dans les représentations documentaires, ou de fiction (6). La seule manière d'identifier ce qui est faux ou vrai dans une oeuvre de fiction est d'avoir un certain bagage de connaissances. Lorsqu'un élève prend une bande dessinée d'Astérix, sa seule chance de savoir si effectivement l'empereur romain baissait le pouce ou non pour condamner un gladiateur comme lui suggère l'ouvrage est d'avoir appris si ce fait est sérieux oui ou non. Les supports (films, BDs etc) peuvent être multipliés à l'infini, il est impossible d'identifier des références historiques sans les connaissances. La bonification de cette capacité d'identification des élèves par la multiplication de ces supports ou par le biais d'une technique d'analyse qui serait enseignée n'existe pas. En conséquence, il s'agit une nouvelle fois d'une injonction à utiliser une certaine méthode d'enseignement. D'ailleurs le PER ne s'en cache même pas puisque des indications pédagogiques (varier le choix des oeuvres et médias proposés) sont fournies à ce sujet.

L'utilisation systématique des verbes identifiercompareranalyser et décrire dans le plan d'étude pour l'histoire-géo est une autre illustration de cette dérive contre la liberté pédagogique des enseignants. Identifier n'est pas connaitre. Quand il est demandé en géographie que soit faite une identification des différents acteurs  (7) ou une identification des stratégies (…) développées par les différents acteurs sur le terrain (8) il n'existe pas de technique généralisable qui permette à l'élève à coup sûr par la suite d'identifier des acteurs ou des stratégies dans une situation quelconque. Cela ne s'enseigne pas. Il est donc clair qu'il s'agit de mise en pratique et non d'un objectif d'apprentissage. Il en va de même pour un intitulé du type Analyse d'une situation de dominance et/ou de conflit lié à la gestion et/ou à l'accès à l'eau (9). Il n'y a aucune règle ou méthode généralisable qui puisse être déduite et donc transmise aux élèves, ce qui signifie que nous ne sommes pas en face d'une exigence d'apprentissage mais d'une exigence de mise en situation. Enfin, lorsqu'il est demandé que soit faite description (…) de l'organisation de l'état fédéral, il ne s'agit pas de faire apprendre à l'élève l'organisation de ce même état fédéral sinon, le terme utilisé aurait été acquisition par exemple. Le PER est en effet suffisamment précis dans les termes qu'il utilise pour ne pas prêter à confusion. Quiconque a encore besoin d'éléments pour se convaincre des dérives pédagogiques autoritaires du PER peut jeter un oeil aux documents émis par les différents départements de l'instruction publique. Il n'existe aucun cas où l'élève apprend à faire ces analyses et autres identifications de manière autonome. L'élève sera systématiquement guidé par une batterie de questions allant dans ce sens. Il ne s'agit donc pas d'objectifs d'apprentissage mais d'établir un contrôle total sur les pratiques de l'enseignant et de faire dévier celles-ci au maximum dans le sens des pédagogies constructivistes. Remarquons au passage qu'une fois allégé de l'ensemble de ces occurrences il ne reste plus grand chose au plan d'étude romand dans les domaines de la géographie et de l'histoire. Surtout si en plus on retire également les formulations d'hypothèses. Il faut être sérieux un instant, une hypothèse est par définition un dire dont on ne sait pas s'il est valide ou non. Par conséquent, à chaque fois que les élèves répondent à une question, de manière correcte ou non, ils formulent une hypothèse. Il n'est pas possible de considérer qu'il s'agit là d'un objectif d'apprentissage puisque l'élève peut dire n'importe quoi, tant que cela est en relation avec la question posée pour poser une hypothèse. Encore une fois il ne s'agit donc pas d'apprendre aux élèves quoi que ce soit.

Si certaines graves entorses à la liberté pédagogique sont aisément identifiables comme les précédentes, d'autres sont un peu moins évidentes. Elles apparaissent sous leur vrai visage lorsque le plan d'étude est mis en relation avec les supports de cours fournis par les départements de l'instruction publique eux-mêmes. Le repérage des éléments essentiels liés au risque dans une illustration ou un film (10) dans la thématique des changements climatiques en géographie fait partie de cette catégorie. En tirant par les cheveux, il aurait été possible d'estimer que le travail d'extraction d'informations d'un documentaire puisse être un objectif. Que cela fasse partie de la géographie aurait pu en surprendre plus d'un mais c'était encore envisageable.  En revanche, lorsque les ressources mises à disposition des enseignants sont passées au crible fin, il ne fait plus guère de doute: nous nous situons à nouveau dans de la méthode imposée. Personne ne peut prétendre que cette compétence ait pu être acquise lorsque cet exercice n'est réalisé qu'à une ou deux reprise dans l'ensemble de la séquence. Dans à peu près n'importe quelle branche, une habilité doit être répétée plusieurs fois pour être bonifiée. Ce d'autant plus que les classes d'histoire-géo valaisannes notamment sont hétérogènes et comportent des élèves de tous niveaux confondus. Les élèves faibles ont besoin de bien plus qu'une simple confrontation pour maitriser une certaine habilité.  Si tel n'était pas le cas, la scolarité obligatoire pourrait être singulièrement réduite. Les génies n'ont pas besoin de beaucoup pour apprendre.

Cette liste de violations de la liberté pédagogique des enseignants n'est pas exhaustive. Elle pourrait certainement être complétée. Elle n'est qu'une simple illustration de ce que les concepteurs du Plan d'Etude Romand ont essayé de faire: à savoir non pas d'élaborer des objectifs d'apprentissage unifiés mais d'uniformiser la manière d'enseigner. Dans un sens qui, vous le devinez, rejoint les courants socio-constructivistes. Ceux-là même qui sont systématiquement démolis par toutes les recherches empiriques sérieuses menées dans le domaine de l'éducation.

Qu'on s'entende bien:  je n'ai rien contre l'utilisation de ces méthodes. Apprendre à lire des cartes, à se servir de celles-ci ou visionner un documentaire pour l'acquisition de nouvelles connaissances peuvent être, suivant l'utilisation qui en est faite, de bonnes pratiques. En revanche, leur imposition par un plan d'étude,  non pas en tant qu'objectifs mais en tant que pratique pédagogique,  est absolument inacceptable. Le Plan d'Etude Romand doit être revisité de fond en comble dans le sens du respect des enseignants et de leurs pratiques.

Stevan Miljevic, le 16 janvier 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

Notes de bas de page

(1) http://www.plandetudes.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 p.14-15 consulté le 15 janvier 2014

(2)http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 15 janvier 2014. Cette méthode n'obtient un effet d'ampleur que de 0.32 alors que la moyenne de l'ensemble des techniques pédagogiques, toutes confondues y compris les plus farfelues est de 0.40

(3) http://www.plandetudes.ch/web/guest/SHS_31/ consulté le 15 janvier 2014

(4) Plan d'étude romand, Cycle 3, version 2.0, 27 mai 2010 "Mathématiques et Sciences de la nature - Sciences humaines et sociales" 3, p.76-78-80 ou alors sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ en ouvrant les différents menus déroulants du fond consultés le 15 janvier 2014

(5) Ibid p. 86 et 92 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_32/ dans le menu déroulant du fond consulté le 15 janvier 2014

(6) Ibid p.87 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_32/ consulté le 16 janvier 2014

(7) Ibid p.72 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ consulté le 16 janvier 2014

(8) ibid p.76 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ dans le menu déroulant sur les thèmes de 9ème année consulté le 16 janvier 2014

(9) Ibid p.81 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ dans le menu déroulant sur les thèmes de 11ème année consulté le 16 janvier 2014

(7) Ibid p.78 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ dans le menu déroulant sur les thèmes de 10ème année consulté le 16 janvier 2014

Contes et légendes pédagogiques

 On ne sait jamais, sur un malentendu, certains de ceux-ci pourraient adhérer au propos. Des trésors d'inventivité sont ainsi déployés pour tordre suffisamment la réalité afin de faire valider leurs analyses. Une des techniques les plus prisées pour garder une position dominante consiste à accuser autrui de tout et n'importe quoi, peu importe si le propos n'a aucun fondement.

Petit florilège de mythologie constructiviste:

La première des fables systématiquement rabâchée consiste à faire croire que face à un enseignement qualifiable de traditionnel, les élèves sont passifs. S'ils sont passifs, alors les conditions optimales d'apprentissage ne sont pas remplies. Si le raisonnement est mené à son terme, un élève passif ne peut tout simplement rien apprendre! Un légume aux yeux écarquillés et dont l'activité neuronale s'apparente à un encéphalogramme plat ne peut en aucun cas retenir quoi que ce soit. Cette accusation est-elle fondée? Imaginons un instant un enseignant qui ne procéderait que par la simple modalité du cours magistral. L'élève désireux d'apprendre devrait, mémoriser l'ensemble des savoirs exposés par l'enseignant pour pouvoir ensuite les reproduire. Il est totalement impossible de mener ces opérations dans un état de passivité. Il est vrai que ce type d'enseignement peut amener les élèves à se désintéresser de ce que le maître dit. Encore faut-il savoir pourquoi. La raison est simple: on ne leur donne pas les instruments nécessaires pour suivre le cours qui leur passe ainsi par dessus la tête. Dans le corps enseignant, à peu près tout le monde le sait et si une partie du cours consiste en un exposé magistral, l'élève est automatiquement mis en activité plus tard par le biais d'exercices. C'est le minimum syndical.

En revanche, lorsqu'on met des élèves en face d'une situation de découverte complexe le décrochage d'élèves va être nettement plus important. Qui dit découverte dit que les outils de résolution de cette situation ne sont pas donnés au préalable. De nombreux élèves se trouvent ainsi dans l'incapacité de réaliser ce que l'on attend d'eux. Dès lors, le taux de passivité vis-à-vis du cours explose littéralement. Il est donc faux de prétendre qu'un enseignement normal génère automatiquement de la passivité. Et il est tout aussi faux d'avancer que l'entrée dans les savoirs par la découverte prônée par le constructivisme permet de pallier  cet éventuel manque. L'inverse est bien plus vrai.

Une deuxième légende pédagogique consiste à affirmer que la répétition d'exercices tue la pensée autonome et la créativité. Les élèves confrontés à ce genre d'enseignement ne seraient bons qu'à réagir de manière pavlovienne à l'image de bêtes dressées à adopter un certain comportement en réaction à un certain stimuli. En fait, tout (ou presque) nous démontre le contraire. Il suffit de penser au musicien de génie qui a passé des heures et des heures à répéter ses gammes, au sportif d'élite ayant entraînement après entraînement réalisé inlassablement les mêmes gestes. Les plus grands joueurs d'échecs sont ceux qui ont mémorisé le plus de parties. Qui oserait sérieusement prétendre que ces milliers d'heures de répétition les ont rendu inaptes à la créativité? Certainement pas les récents développements des sciences cognitives: les travaux du professeur Weisberg, psychologue cognitiviste, sont en  effet  parvenus à la conclusion qu'

il y a des preuves qu'une immersion profonde est nécessaire dans une discipline avant de produire quelque chose d'une grande nouveauté (1)

Dont acte. Cette conclusion peut être étendue à la pensée critique: il n'est pas possible de penser un sujet de manière critique sans en avoir une parfaite maîtrise. Lorsqu'un individu connaît sur le bout des doigts le sujet qu'il veut traiter, il libère de la place dans sa mémoire de travail et peut donc utiliser celle-ci à plein régime pour l'analyse critique. Sans ce prérequis, le cerveau ne peut tout simplement pas être aussi efficace. (2)

La troisième fable consiste à faire croire que les pédagogies de la découverte (constructivisme et socio-constructivisme) sont des révolutions singulièrement novatrices, qu'elles sont issues des dernières avancées de la recherche. Or, quiconque creuse un peu se rend vite compte que ce n'est pas du tout exact. Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) déjà évoque, dans un écrit consacré à l'enseignement, cette forme d'acquisition du savoir dans les termes suivants:

lorsque la raison naturelle parvient d’elle-même à la connaissance de ce qu’elle ignorait, ce qui s’appelle : invention (3)

Cela fait donc au moins 750 ans que des penseurs se sont déjà penchés sur la question. Niveau innovation on a déjà vu mieux. Il ne sera pas fait ici mention de la prétendue efficacité des pédagogies constructivistes, le sujet a déjà été traité à plusieurs reprises. (4)

La quatrième illusion savamment distillée dans les instituts de formation est la foi inébranlable dans les travaux de groupe. Non seulement les futurs enseignants sont formatés à penser "travail de groupe", mais ils sont également, à de nombreuses reprises, sollicités à travailler eux-mêmes de la sorte. Le dogme est si fort que certains enseignants se permettent même de noter collectivement les travaux réalisés en groupe, pratique complètement inacceptable puisque personne ne peut être tenu responsable des actes d'autrui. Dans les faits, selon la méga-analyse de John Hattie faisant office de référence actuellement car portant sur 80 millions d'élèves, la pédagogie coopérative arrive juste à se maintenir à la moyenne des différentes influences envisageables (effet d'ampleur de 0.41 pour une moyenne à 0.40) et même derrière l'impact que peut avoir la taille de l'école (effet d'ampleur 0.43) sur les résultats des élèves (5). Ces résultats sont largement inférieurs à ceux que peuvent obtenir des enseignants clairs dans leurs explications (effet d'ampleur 0.75), donnant de nombreux feedbacks (effet d'ampleur 0.73) et pratiquant des évaluation formatives (petites feuilles et autres dispositifs du genre pas forcément notés mais permettant à l'enseignant de vérifier par écrit où en sont ses élèves (effet d'ampleur 0.9). Ainsi donc, si les travaux de groupe ne pénalisent pas dans l'ensemble les élèves, ils ne sont aucunement une solution pour les faire progresser. Et donc, puisque leur utilisation s'avère limitée dans les cas où les enseignants usent de méthodes explicites, autant dire que les travaux de groupe ne sont en tout cas pas à recommander, surtout si l'ensemble des nuisances qu'ils peuvent engendrer  sont prises en compte (6).

Cette liste est bien entendue non exhaustive. Certains des points traités prêteraient à rire s'ils n'étaient malheureusement pas assénés en dogmes dans des institutions à prétention universitaire! Des institutions se réclamant de la science mais qui justement ignorent les règles les plus élémentaires de la recherche scientifique (la preuve empirique à large échelle) ainsi que les résultats de cette même science quand celle-ci contredit leurs dogmes….

Stevan Miljevic, le 11 janvier 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

(1) http://www.formapex.com/sciences-cognitives/640-et-la-creativite-le-point-sur-la-recherche-en-sciences-cognitives-sur-la-creativite-la-fin-dun-mythe consulté le 9 janvier 2014

(2) http://www.formapex.com/sciences-cognitives/788-la-pratique-conduit-a-la-perfection-mais-seulement-si-vous-pratiquez-au-dela-du-point-de-perfection consulté le 9 janvier 2014

(3)Saint Thomas d’Aquin, De l’enseignement (De Magistro), Klincksieck, 2003, p.37

(4) on pourra par exemple relire ceci: http://stevanmiljevic.wordpress.com/2013/11/06/pour-un-enseignement-de-qualite/

(5) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 11 janvier

(6) Voir à ce sujet les discussions au sujet de l'article ici http://stevanmiljevic.wordpress.com/2013/12/29/quand-les-pedagogos-sen-prennent-a-guillaume-tell/