La situation problème est le tombeau des constructivistes

A l’école des compétences, résoudre des problèmes est devenu la panacée. Par problème, on entend des situations dont le chemin menant à la solution n’est pas immédiatement disponible. Généralement, ces situations demandent, pour être résolues, de mettre en œuvre plusieurs savoirs et/ou habilités différentes.

Ces situations problèmes sont le fleuron des constructivistes et de tous ceux qui se rattachent aux pédagogies dites centrées sur l’élève. Paradoxalement, une analyse détaillée de la manière dont les scientifiques perçoivent les situations problèmes et leur mode de résolution va nous mener à quelques conclusions plutôt surprenantes.

Un peu d’histoire : le behaviorisme

Au début du 20ème siècle, les premiers théoriciens a avoir étudié la notion de problème se rattachaient au courant dit du behaviorisme. Ces gens se focalisaient sur l’idée que lorsqu’on soumettait un être à des stimulis, celui-ci adoptait un comportement nouveau en réaction à ceux-ci. Les behavioristes ne s’intéressaient pas franchement à ce qui se passait dans la tête du sujet, mais plutôt à la réaction de celui-ci face à la situation vécue.

Thorndike est un des grands penseurs du behaviorisme. Sa contribution principale à la recherche a été la conceptualisation de l’apprentissage par essai-erreur. Un exemple emblématique des recherches expérimentales menées par Thorndike est celui de la boite-problème (1911). Il s’agit d’une cage dans laquelle un chat est enfermé. La cage est dotée d’un dispositif d’ouverture que le félin doit trouver. Les observations de Thorndike l’ont amené à considérer que dans un premier temps, le comportement de l’animal dans la boite paraissait extrêmement désordonné, tentant de s’évader en passant par les barreaux, se débattant, griffant la porte… En agissant de la sorte, le chat finit tôt ou tard par actionner accidentellement le dispositif d’ouverture et par s’échapper. En répétant l’expérience, au bout d’un certain nombre d’essais plus ou moins grand, le temps que met l’animal pour sortir de la cage va se raccourcir.

Cette approche de la résolution de problèmes s’appuie sur deux idées centrales : la première est que la situation doit être motivante, sans quoi l’exploration n’aura pas lieu. Dans la conception behavioriste, la motivation n’est que le moteur déclenchant l’activité de l’individu. La seconde, elle, réside dans le renforcement, c'est-à-dire l’augmentation de l’association de la réponse à la situation. Autrement dit, la répétition des essais-erreurs de la pratique permet au chat d’augmenter sa capacité à sortir de la cage. Il apprend de ses erreurs.

L’approche gestaltiste

A la suite du courant behavioriste, une nouvelle manière de concevoir la résolution de problèmes va voir le jour : la Gestalt. Pour les gestaltistes, la solution ne peut pas venir de la répétition des essais-erreurs, mais d’un changement soudain de point de vue. Cette découverte brusque d’une organisation (Insight) permettant de comprendre la situation et donc de la résoudre ne dépend pas des tâtonnements préalables et peut survenir d’un seul coup.

Une expérience menée par Koehler (1927) au sujet de l’intelligence des singes supérieurs permet d’illustrer cette approche. Koehler a enfermé un chimpanzé dans une cage et posé une banane sur le sol à l’extérieur de la cage de telle sorte que le singe ne puisse pas l’atteindre. Un bâton est également déposé dans la cage. Le singe va d’abord tenter de s’emparer de la banane avec ses bras. N’y arrivant pas, il renonce et va s’assoir dans la cage. Tout à coup, il se lève, se saisit du bâton et va l’utiliser pour déplacer la banane vers la cage afin de s’en saisir.

Il y a bien entendu un comportement nouveau dans cette situation. Mais celui-ci ne dépend pas de ses expériences ultérieures puisqu’il n’y a pas d’amélioration progressive de sa part. Ce qui va provoquer l’apparition d’un comportement mieux adapté. La relation nouvelle et soudaine que le singe a été capable de réaliser entre la banane et le bâton va lui permettre de résoudre son souci.

L’approche de la Gestalt ne contredit pas les apports du behaviorisme, elle se contente uniquement de remettre en cause leur généralité.

L’émergence du cognitivisme

La Gestalt a commencé à déplacer le regard des chercheurs des comportements vers ce qui se passe dans la tête des individus. Mais elle n’a fait qu’effleurer la question. Les gestaltistes ne voient en effet dans le changement d’attitude qu’un simple mécanisme perceptif. Dans cette optique, que la situation soit dotée en contraintes et incitations suffisamment fortes pour que se fasse la découverte est amplement suffisant.

La psychologie cognitive, elle, voit dans la résolution de problème tout un ensemble de mécanismes de résolution dont le sujet n’a pas forcément conscience. Il s’agit de les faire émerger afin de comprendre où se situent les difficultés et de trouver le moyen de les contourner.

Globalement, la résolution de problème passe par deux stades important : l’interprétation du problème et les mécanismes de résolution.

Comment interprète-t-on un problème ?

Si le problème est écrit comme c’est souvent le cas dans le cadre scolaire, la première étape réside dans la compréhension syntaxique de l’énoncé. Va s’ensuivre la construction d’une représentation de l’état initial et de l’état final demandé. Enfin, si possible, l’individu doit se représenter la procédure optimale à suivre pour passer de l’état initial à l’état final.

Les études menées aux Etats-Unis sur la compréhension des journaux démontrent que la phase de compréhension n’est pas évidente et que nombreux sont ceux qui échouent simplement parce qu’ils ne comprennent pas les documents relatifs à l’état initial de la situation. Il est alors impossible de construire des représentations réalistes. La quantité de connaissances disponibles va également influencer la précision de la construction de la représentation des états initiaux et finaux. Pour donner un exemple, un élève qui ne connait pas le verbe « retrancher » ne peut pas construire l’état final qu’on lui demande dans un intitulé du type « retranchez 5 à 13 » . Il sait peut-être soustraire mais n’arrive pas à savoir où on lui demande d’aller et donc va être incapable de choisir la procédure adéquate.

Les mécanismes de résolution

Lorsqu’il se trouve face à un problème, l’individu puise dans le répertoire de procédures qu’il a mémorisé afin d’en trouver une qui soit analogue à ce qui lui est demandé. Au pire va-t-il en sélectionner une se rapprochant du problème et tenter de la particulariser. En face d’une situation problème, on essaie toujours, consciemment ou non, de l’assimiler à une situation connue. Plus un individu a résolu d’énigmes, plus il a de cordes à son arc. C’est là une des caractéristiques qui distingue un expert d’un novice. L’expert connait beaucoup plus de mouvements possibles pour aller de l’état initial à l’état final. Par exemple, face à l’intitulé « Pierre a cinq billes. Il en a gagné à la récréation. Après, il en a 8. Combien en a-t-il gagné ? », un adulte sait qu’il lui suffit de soustraire le nombre initial du nombre final. L’enfant, qui n’a vu l’addition que dans le sens a+b=c, va comprendre que Pierre a augmenté son capital-bille mais ne dispose pas de la bonne procédure. Il va alors logiquement appliquer la seule règle qu’il connait, à savoir 5+8=13.

Si la personne ne possède pas en mémoire de problème se rapprochant de celui qu’elle doit résoudre, elle peut faire des inférences sur la base des connaissances qu’elle a en stock. Inférer consiste à ajouter une information à celles qui sont fournies afin d’interpréter la situation. Par exemple, en tentant de résoudre le problème DONALD + GERALD = ROBERT avec D=5, elle va naturellement commencer avec l’addition des deux D finaux, trouver que T vaut 0 et qu’il y a une retenue. Puis continuer en déduisant que R est impair puisque L+L ne peut que donner un chiffre pair auquel on ajoute 1. Et de déduire que R est forcément inférieur ou égal à 9 et n’est pas 5 puisque c’est D. Il ne reste donc que les possibilités 1-3-7-9. La personne continuera alors les inférences jusqu’à restreindre au maximum le champs des possibilités.

S’il n’est pas/plus possible non plus de se servir de ses connaissances pour résoudre le problème, il ne reste à l’individu plus qu’à avancer à l’aide d’heuristiques. Les heuristiques sont des règles générales qui peuvent être appliqués à peu près n’importe où. L’heuristique d’essais et tests est la plus courante : elle consiste à tenter dans chaque état de sélectionner l’action qui mène à un nouvel état semblant se rapprocher le plus du but et d’essayer de l’appliquer. Si cela ne fonctionne pas, on teste autre chose jusqu’à ce qu’on trouve une solution. On est là dans un processus à peu près purement hasardeux.

D’autres types d’heuristiques sont possibles, comme celle des fins et moyens. Elle consiste à comparer l’état initial et le but, à noter les différences, à les ordonner et à chercher pour chacune d’elles un moyen de les faire disparaître. Il s’agit toutefois d’une heuristique que des débutants n’arriveront vraisemblablement pas à produire tant elle surcharge la mémoire de travail (il faut garder en mémoire l’état initial, l’état final, les sous-buts qu’on a découpé en plus de chercher les opérateurs permettant d’avancer). Il n’est de plus pas certain qu’il pense à agir de la sorte si on ne lui a pas enseigné explicitement cette stratégie.

Que déduire de tout cela ?

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette présentation :

  • Tout d’abord, la recherche de procédures analogues en mémoire à long terme demande qu’un maximum de problèmes aient été résolus au préalable. Il n’est pas nécessaire que ceux-ci aient été faits de A à Z par les élèves. L’enseignant peut tout aussi bien faire démonstration de la manière dont un expert s’y prend pour résoudre un problème. A condition bien entendu de faire en sorte de ne pas perdre ses élèves en route. Un minimum de bon sens permet de constater qu’on confrontera l’élève à un nombre bien plus important de résolutions réussies si l’enseignant montre un maximum d’exemples avant que l’élève ne se lance lui-même dans l’activité. D’une part parce que l’élève les résoudra plus rapidement que s’il doit chercher seul et d’autre part parce qu’il aura vu travailler un expert à plusieurs reprises. Le top réside dans l’addition d’une phase où l’élève et l’enseignant travaillent ensemble avant que les apprenants ne se jettent à l’eau seuls. Enseigner des stratégies de résolution de problèmes est donc bien plus efficace que de mettre l’élève en situation de problème directement. Plus le modelage (la transmission) de ces stratégies est conséquent et plus l’élève va emmagasiner de schémas de résolution qu’il pourra tenter de réutiliser dans d’autres cas.
  • La capacité de faire des inférences dépend des connaissances emmagasinées par l’élève. La seule manière de raisonner en situation problématique sans se fier à un processus hasardeux exige des connaissances. Plus un élève connaît de choses, plus il a possibilité de les réutiliser pour produire ces fameuses inférences et ce dans des domaines variés. Et plus il sera apte à continuer à avancer dans la complexité sans arriver à une surcharge cognitive qui le mettra hors d’état de continuer.
  • Un élève qui ne possède ni un grand répertoire de situations résolues ni des connaissances étendues ne pourra que se rabattre sur des méthodes hasardeuses pour résoudre son problème.
  • Laisser les élèves user de ces fameuses heuristiques hasardeuses n’a pas grand sens. C’est là une méthode fort chronophage. De plus, qu’on n’améliore nullement un processus hasardeux en le pratiquant à outrance. Pour accroître au maximum le réservoir des procédures et connaissances disponibles de chaque élève, il convient d’utiliser le temps à l’école de la manière la plus judicieuse qui soit.
  • le bref historique des recherches sur la résolution de problème devraient nous inviter à reconsidérer les pédagogies constructives « centrées sur l’élève » d’un autre œil. Surtout si on s’adonne à une relecture du discours constructiviste typique. On va au devant de quelques bonnes surprises. Lorsque les constructivistes et autres pédagogos de tout poil se revendiquant du progrès critiquent les tenants d’une pédagogie transmissive au prétexte que celle-ci rendrait les élèves passifs, ils adoptent un point de vue qui fait fi de ce qui se passe dans la tête des élèves. Un point de vue qui se concentre uniquement sur la relation stimulus (transmission)-comportement (passivité de l’élève). Un regard qui n’est donc rien d’autre qu’un point de vue…behavioriste du début du 20ème siècle !!!
  • Ils sont d’ailleurs tout autant behavioristes lorsqu’ils arguent de la nécessité de mettre les élèves dans des situations motivantes pour réaliser leurs apprentissages. Souvenez vous l’exemple du chat dans sa cage. Depuis lors on a bien avancé dans la compréhension de la motivation et on sait qu’elle peut tout aussi bien, voire même mieux apparaître en relation avec un travail bien fait et maitrisé.
  • Le conflit socio-cognitif qu’ils cherchent à développer (pour autant qu’il fonctionne) pour réorganiser différemment les connaissances de l’élève est un pur produit de la Gestalt. Il s’agit simplement de faire en sorte qu’un changement de point de vue survienne. Dans cette optique, les obstacles dressés volontairement dans les documents de travail et l’environnement de groupe suffisent à produire ce changement. Une approche basée sur les sciences cognitives aurait,elle, chercher à favoriser ce changement de point de vue. Par le biais d’une démonstration du maitre par exemple. Alors certes, les enseignants constructivistes interviennent également, mais leur manière de faire pour imposer ce fameux changement de point de vue, mais cela ne sera jamais aussi rapide et efficace qu’une transmission préalable. Autant dire que si on peut y voir une petite incursion dans le monde des sciences cognitives, elle est relativement timide.
  • Il en va de même pour leur notion de l’erreur. Si les constructivistes voient à juste titre, dans l’erreur une manière d’apprendre, ils en restent plus ou moins à Thorndike et à sa manière de laisser le chat faire ses erreurs pour apprendre au lieu de prendre les devants. Après tout l’élève peut tout aussi bien apprendre de celle-ci si c’est l’enseignant qui les lui montrent au préalable. Là aussi, le nombre d’erreurs et le pourquoi de celles-ci que l’enseignant peut montrer est largement supérieur à celui qu’un élève va faire tout seul ou en groupe. C'est supérieur quantitativement comme qualitativement.

En définitive, à peu près tout dans le discours des tenants du progrès et du constructivisme nous ramène à une période antérieure au développement des sciences cognitives. Ce que ces gens nous présentent comme la panacée en matière de nouveauté est en fait un vieux disque rayé dont les plages évoquent des recherches datant du début du 20ème siècle et qui tourne en boucle depuis cette époque…

Stevan Miljevic, le 16 avril 2016 pour Lesobservateurs.ch et contrereforme.wordpress.com

Bibliographie:

Jean-Marc Meunier "Raisonnement, résolution de problèmes et prise de décision", Dunod, Paris, 2016

Françoise Cordier et Daniel Daonah'h "Apprentissage et mémoire", Armand Colin, 2ème édition, 2012

http://edutechwiki.unige.ch/fr/R%C3%A9solution_de_probl%C3%A8me

La situation-problème: inefficace et même nuisible

L'apprentissage par problème (ou situation-problème) est une pratique promue dans le monde de la formation pédagogique helvétique (et pas uniquement). Pour ceux qui ne sauraient pas de quoi l'on parle, il s'agit de faire travailler les élèves en équipe afin de résoudre un problème pour lequel ils n'ont reçu aucune formation particulière. Ils s'agit donc pour eux de découvrir par eux-mêmes les notions nouvelles nécessaires à la réalisation de cette tâche. Dans ce schéma, l'enseignant n'agit qu'en tant que facilitateur et ne doit pas dévoiler les règles sous-jacentes.

Les promoteurs de ce genre de pratiques avancent qu'en procédant de la sorte on permet aux élèves de faire de réels apprentissages en les plaçant au coeur du processus d'apprentissage et qu'en sollicitant l'engagement des élèves, on les implique davantage dans l'apprentissage. Tout cela est bien joli, mais dans la pratique, qu'en est-il?

Tout d'abord, concernant la mise au travail en groupe: répétons-le une fois encore, même un travail de groupe bien maîtrisé du point de vue disciplinaire génère des nuisances sonores, nuisances qui contribuent à alourdir la charge cognitive sur la mémoire de travail des élèves et donc à parasiter leur capacité de raisonnement. Ca, c'est pour le meilleur des cas, celui où l'ensemble des élèves s'implique dans le travail du groupe. Cette configuration est malheureusement plutôt l'exception que la règle au niveau de l'école obligatoire.

Mais bon, admettons un instant la situation idéale où chacun s'implique à fond, histoire de voir si le raisonnement peut se tenir. L'idée sous-jacente au travail de groupe est le conflit socio-cognitif: l'élève exprime son opinion, la confronte avec celle d'autrui et, par ajustement successif bonifie son raisonnement. Tout cela est bien joli mais ne tient pas compte de plusieurs autres éléments importants, à savoir l'opinion que l'élève a de lui-même et celle qu'il a de son/ses partenaires de travail et s'il a un vécu l'ayant rendu plutôt introverti ou extraverti notamment. Si l'élève est du genre à exprimer devant tout le monde ce qu'il pense, alors le fait de devoir proposer son opinion ne le dérange pas le moins du monde. Ce n'est par contre pas le cas de l'élève qui a l'habitude de se taire et ne parle que peu. Pour lui, cet exercice aura plus la forme de la torture qu'autre chose s'il rentre dans le concept et exprime véritablement sa pensée. D'un autre côté, un élève qui n'a pas une bonne opinion de lui-même risque également de ne pas participer à la discussion. Ou, s'il le fait, à très vite effacer son opinion devant celle de quelqu'un d'autre plus sûr de lui et ce même s'il a raison. Enfin, les relations des élèves entre eux ne sont pas neutres: elles sont marquées de relations hiérarchiques en terme de popularité par exemple. Si donc un élève plutôt discret se retrouve en face de monsieur populaire, aura-il le culot de lui tenir tête jusqu'à la fin? Ou finira-t-il par baster, monsieur populaire ayant, de par son statut social une sorte d'argument d'autorité? On peut utiliser ce même schéma avec un élève plutôt faible qui travaille avec un intello, le second bénéficiant, dans le contexte scolaire, d'un argument d'autorité certain. Alors certes, l'argument d'autorité est certainement le plus faible de ceux qui puissent être invoqués dans un débat, mais ça, de nombreuses personnes adultes ne le savent pas. Il n'y a qu'à voir avec quelle attention sont écoutés certains experts même s'ils racontent n'importe quoi. Dans ce contexte, penser que les enfants/adolescents arrivent sans problème à le faire relève de la naïveté la plus absolue.

Certes, la situation peut bien désavouer celui qui a réussi à imposer son opinion. Mais est-ce pour autant que l'opinion d'autrui va pouvoir émerger? Ce n'est pas certain, loin s'en faut. Le meneur pourra toujours exprimer une autre opinion, peut-être aussi fausse que la première, et ainsi de suite sans que l'élève le plus en retrait ne puisse, lui, formuler sa propre idée et qu'elle soit écoutée. Il est tout aussi probable que si untel, pourtant considéré si fort dans la branche étudiée par ses pairs n'y arrive pas, alors les autres membres de son groupe se décourageront encore plus vite. Pensez donc, le meilleur n'y arrive pas, comment y arriverai-je?

Au final donc, même en partant du principe que les élèves s'impliquent dans la démarche, que les conditions extérieures ne les dérangent pas, leur tempérament et les relations qu'ils entretiennent entre eux peuvent passablement parasiter l'échange et empêcher que ne se produise le conflit socio-cognitif. Il faut donc admettre qu'il faut beaucoup de si pour en arriver à la situation où l'échange entre élèves autour d'une situation complexe puisse s'avérer fructueux. Et il n'est question là que de la dynamique au sein du groupe.

Il est bien entendu tout à fait possible d'éviter une bonne part de ces désagréments en attribuant à chaque élève un rôle dans le groupe. Mais alors, dans ce cas, c'est l'intégralité de la situation qui est modifiée: il n'est dès lors plus question de conflit socio-cognitif puisque chaque élève ne fait pas la même chose. Se pose alors un autre problème, celui de l'égalité des objectifs à atteindre: un élève qui fait du travail d'analyse ne travaille pas les mêmes compétences que celui qui est chargé de rédiger le rapport final.

Il faut ensuite se pencher sur la conception de la situation problématique elle-même. Réussir à construire une situation suffisamment proche de ce que savent les élèves pour qu'ils puissent arriver à la résoudre tout en étant suffisamment éloignée pour qu'ils doivent engager tout un processus de recherche est extrêmement difficile. Cela demande une excellente connaissance de ce que savent les élèves au préalable et de ce qu'ils sont capables de faire. Sans quoi la difficulté fixée sera trop élevée pour qu'ils puissent la surmonter. L'effet inverse est tout aussi possible: la situation peut aussi être trop simple et les élèves ne pas atteindre le stade nécessaire pour que fonctionne ce conflit socio-cognitif. Dans tous les cas, cet exercice est extrêmement périlleux puisque, en définitive, même si l'enseignant connait plutôt bien ses élèves, il ne peut pas être sûr de ce qu'il a vu ou non à côté des heures de classe par exemple. Et même dans ce qu'il a donné au préalable, il ne peut être certain d'une parfaite acquisition de ces savoirs. Si tel était le cas, les moyennes aux examens atteindraient des sommets.

Si donc la mise au travail en groupe pose problème, que la situation-problème elle-même pose problème, il faut reconnaître que le travail de facilitation que doit exercer l'enseignant est tout aussi problématique. Il lui faut en effet trouver des astuces permettant aux élèves d'avancer lorsqu'ils sont bloqués sans leur donner les clés du problème. Une nouvelle fois, l'équilibre à atteindre est fort subtil et je peux affirmer que légions sont les enseignants qui se sont retrouvé à tenter de multiples formes de facilitation devant des élèves éberlués qui n'y comprenaient juste rien.

Autre obstacle de taille: celui des élèves trop faibles et trop peu sûrs d'eux pour se lancer dans cette démarche. Il faut être cohérent, certains élèves n'ont tout simplement pas les capacités nécessaires pour surmonter de telles épreuves et doivent être guidés étape par étape pour arriver au résultat final. Ces élèves-là sont plus nombreux qu'on ne le pense et pour eux, ce genre de pratiques sont purement criminelles puisqu'elles ne font que contribuer à ternir l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur capacité dans telle ou telle matière. On voudrait enfoncer les plus faibles qu'on ne s'y prendrait pas autrement.

Il n'y a donc pas un seul instant où le processus de mise au travail par situation complexe ne se heurte à une avalanche de difficultés. Difficultés auxquelles on peut encore ajouter l'aspect chronophage de la chose: procéder de la sorte demande beaucoup de temps, temps qui ne sera bien entendu pas consacré à faire autre chose. Il faudra donc faire des sacrifices et ce pour un résultat bien loin d'être acquis comme le confirme la méga-analyse de référence de John Hattie: l'enseignement par situation problème obtient un des plus faibles niveau de résultat (effet d'ampleur de 0.15 soit tout juste plus efficace que le fait pour un élève de ... faire un régime! (0.12) Ne riez pas c'est très sérieux!) de tout ce que Hattie a pu tester (1).

En conclusion, ce genre de pratiques ridicules doivent être remises à leur juste place. Qu'à l'université, avec des étudiants qui ont déjà atteint un certain niveau d'expertise on procède par situation problème, cela peut éventuellement se justifier. En revanche, au niveau de l'école obligatoire, ce genre de pratiques risquent de faire bien plus de mal qu'autre chose...Tout au plus est-ce admissible pour occuper les plus forts de la classe qui ont fini bien avant les autres ce qu'ils avaient à faire. Et encore...

Stevan Miljevic, le 25 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

 

(1) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/