Le dogme de la différenciation en pédagogie

La pédagogie différenciée est un vieil héritage de mai 68 toujours en vogue dans les instituts de formation. Dans les HEP, le bourrage de crâne est intensif: on mange de la différenciation à toutes les sauces.

Mais qu'est-ce que la différenciation pédagogique? Selon Philippe Perrenoud, « Différencier, c'est rompre avec la pédagogie frontale, la même leçon, les mêmes exercices pour tous ; c'est surtout mettre en place une organisation du travail et des dispositifs qui placent régulièrement chacun, chacune dans une situation optimale. Cette organisation consiste à utiliser toutes les ressources disponibles, à jouer sur tous les paramètres, pour organiser les activités de telle sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui. » (1)

L'intention est louable puisqu'elle consiste à permettre à chaque élève de progresser à son rythme. Pour le faire, les adeptes de la pédagogie différenciée propose d'ajuster l'enseignement aux caractéristiques de chaque élève. Celles-ci varient dans les acquis précédents, les modes de pensées, les motivations à apprendre, les caractéristiques psychologiques etc… Dit simplement, chaque élève n'a pas le même bagage de connaissances ni d'ailleurs les mêmes modes d'apprentissage. Tout du moins selon les adeptes de la méthode.

Pour pallier ces différences, certains ont imaginé pouvoir travailler avec des contenus différents pour chaque élève (ou groupe d'élèves, c'est selon). L'idée n'est pas de différencier les objectifs d'apprentissage mais les modes d'acquisition. Ainsi, on peut créer différents ateliers dans une même classe et chaque atelier travaille un aspect bien spécifique du sujet, ou alors faire varier un peu les supports de cours en prenant en compte les différences individuelles entre élèves.

Tout cela parait bien intéressant. Sur le papier en tout cas. Car dans la pratique, on est bien loin du compte et ce pour plusieurs raisons.

La première erreur fondamentale de la pédagogie différenciée est de penser qu'il est utile de s'adapter aux modes d'acquisition du savoir de chaque élève. Si certaines personnes sont impulsives alors que d'autres sont indécises ou que certains pensent aux choses de façon concrète alors que d'autres le font de manière abstraite, les sciences cognitives n'ont pas apporté à ce jour la preuve que les différences dans la manière d'apprendre étaient plus importantes que les similitudes, ce qui fait dire à Willingham que

Les enfants sont plus semblables qu'ils ne sont différentes dans leur façon de réfléchir et d'apprendre. Attention, je n'ai pas dit que tous les enfants étaient pareils ni que les enseignants devaient les traiter comme des êtres interchangeables (...) Les enseignants interagissent différemment avec chaque élève (...) mais ils devraient savoir que, d'après les recherches scientifiques sur le sujet, il n'y a pas de type d'élèves formellement différents (2).

En clair, si chaque élève a ses préférences en matière de raisonnement, il n'est pas prouvé que de les prendre en compte soit d'une quelconque utilité puisque, en définitive, lorsqu'un élève s'approprie un savoir ou un savoir faire, ce n'est pas son mode de prédilection de pensée qui doit entrer en jeu, mais celui qui est le plus adapté au contenu qu'on désire enseigner. Les élèves sont tous capables de penser de plusieurs manières, il est donc plus opportun de définir la modalité d'apprentissage en fonction de la nature de la matière.

La seconde erreur des adeptes de la différenciation réside dans la suggestion qu'avant eux aucune différenciation ne se faisait. Dès lors qu'il s'agit d'exercices, cela fait des lustres que ceux-ci varient suivant la matière enseignée. Les vieux manuels de mathématiques, par exemple, fourmillent d'exercices différents, visant à tester la capacité d'un élève à appliquer un certain savoir dans de multiples situations différentes. Dès lors, et même si monsieur Perrenoud prétend le contraire, il est tout à fait possible de varier les approches (pour autant que cela soit souhaitable bien entendu) sans sortir d'une pédagogie de type plus traditionnel.

La troisième erreur de la pédagogie différenciée consiste à penser que l'éclatement de la classe en sous-groupes ou même l'individualisation de celle-ci avec un enseignant qui fonctionne en tant qu'animateur contribue à placer chacun dans une situation optimale. Nombreux sont les enseignants à s'accorder sur le fait que les travaux de groupe, même s'ils sont bien maîtrisés d'un point de vue disciplinaire (ce qui reste de mon point de vue plutôt l'exception que la règle, surtout lorsqu'on travaille avec des adolescents) sont générateurs de nuisances sonores qui n'aident pas à la concentration. Il ne faudrait pas oublier que la mémoire de travail des individus ne peut traiter qu'un nombre restreint d'informations simultanément. En conséquence, augmenter le bruit contribue à saturer plus rapidement cette mémoire de travail et donc restreint ses capacités. La compréhension devient ainsi plus ardue.

Il va sans dire que ce mode d'organisation contribue également à augmenter le taux de distraction chez les élèves: lorsque le travail est fait en groupe notamment, les situations de bavardage intempestif sont plus nombreuses et je suis prêt à prendre le pari que même un enseignant fort habile dans cette manière de faire n'y échappe pas. Personne ne peut prétendre que l'augmentation du taux de distraction contribue à un meilleur apprentissage.

Analysons maintenant les conséquences des pratiques de différenciation basées sur niveau des élèves. Il est évident qu'un excellent élève doit être stimulé également lorsque le groupe classe est à la traîne. L'enseignant doit prévoir de quoi lui permettre d'avancer plus vite et plus loin. Ce qui se fait depuis bien longtemps et nous ramène à la deuxième erreur.

En revanche, le fait de multiplier les exercices pour des élèves plus faibles durant les heures de classe n'est pas souhaitable puisque cela leur fait prendre encore plus de retard. Il est plus profitable d'en faire hors temps d'école, lors de cours d'appui par exemple, pratique qui, on s'en serait douté, date elle aussi de bien avant l'arrivée sur le devant de la scène des soixante-huitards.

Enfin, une subtile différenciation sur les contenus (du type souligner en gras les éléments importants dans un texte pour certains) ne parait guère une béquille permettant un meilleur apprentissage. Tout au plus cela facilite-t-il la résolution du problème en cours, mais l'éventualité d'une meilleure acquisition d'un savoir ou d'un savoir faire parait des plus douteuses.

Outre ces quelques considérations, relevons aussi qu'un élève qui sent qu'on le traite différemment des autres aux yeux de tous risque non pas d'y voir une chance mais plutôt de  renforcer des pensées négatives au sujet de ses capacités de réussite. A l'inverse, lorsque le groupe classe travaille et qu'il fait la même chose que tout le monde, il ne se sent pas en position d'infériorité.

Une fois posés l'ensemble de ces arguments, reste maintenant à savoir ce qu'en dit la science, celle qui teste les hypothèses et les transforme en savoirs scientifiques ou les rejette dans la catégorie des lubbies. En 2008, Jobin et Gauthier se sont penchés sur la question et ont passé en revue la littérature scientifique à ce sujet. Une fois débarrassés des doublons, ils se sont retrouvés face à 13 études différentes portant sur le sujet. La conclusion de leur travail est qu'une étude confirme l'efficacité de la différenciation pédagogique, que 4 d'entre elles mettent en avant une possible efficacité alors que l'ensemble des autres ne permettent pas d'affirmer une quelconque efficacité. Ils en déduisaient alors que la prudence doit rester de mise (3).

En revanche, la méga-analyse de John Hattie (4), référence absolue à ce jour en matière d'analyse empirique (Hattie a traité plus de 50'000 études touchant 80 millions d'élèves)  règle son compte à la pédagogie différenciée. Celle-ci n'obtient qu'un effet d'ampleur de 0.23 alors que la moyenne des pratiques se situe à 0.4. Autant dire qu'il s'agit là d'un score très faible, inférieur même à l'impact de l'utilisation d'une machine à calculer ou de la taille de l'établissement. Même des aberrations comme le jeu systématique en classe ou la pédagogie par enquête obtiennent de meilleurs résultats.

En définitive, en l'état actuel des choses, il nous faut bien admettre, expériences scientifiques à l'appui, que les propos d'un Perrenoud sont complètement déplacés et que la pédagogie différenciée, quand elle n'enfonce pas des portes ouvertes, ne contribue qu'à la destruction des pratiques qui, elles, ont fait leurs preuves.

Stevan Miljevic, le 20 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Différenciation_pédagogique consulté le 16 février 2014

(2)Daniel T. Willingham, "Pourquoi les enfants n'aiment pas l'école! La réponse d'un neuroscientifique", La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, p.145-146

(3) http://www.formapex.com/courants-pedagogiques/101-quels-sont-les-effets-de-la-pedagogie-differenciee-sur-la-reussite-des-eleves-une-analyse-de-recherches consulté le 20 février 2014

(4) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 18 février 2014

Neuromythologie

La neuromythologie regroupe l'ensemble des croyances erronées au sujet du fonctionnement du cerveau. Celles-ci sont légions et des livres entiers ont été écrits à leur sujet. L'enseignement est directement touché par ces mythes. Une étude menée en 2012 a démontré qu'une majorité des enseignants croient à ces mythes (1). 242 enseignants hollandais et anglais du primaire et du secondaire ont ainsi étaient confrontés à 32 énoncés touchant au fonctionnement du cerveau. Parmi ces énoncés, 15 étaient des neuromythes. Et les résultats sont accablants: 9 enseignants sur 10 croient aux mythes les plus répandus et 7 de ces neuromythes ont été validés par plus de la moitié des enseignants interrogés. Le but de ce billet est donc de faire le tour d'une partie de ces neuromythes, plus particulièrement ceux qui peuvent toucher les parents comme les enseignants et ainsi de leur permettre d'éviter l'utilisation de dispositifs n'ayant pas grand chose à apporter aux élèves. Le sujet traité se rapproche particulièrement des contes et légendes pédagogiques dont j'ai déjà parlés (2) et donc j'éviterai au maximum de redire ce qui a déjà été dit.

Le premier de ces neuromythes est l'effet Mozart: il s'agit de la croyance selon laquelle l'exposition de bébés ou de très jeunes enfants à la musique de Mozart permet d'augmenter leur QI. Ceux qui y croient convoquent la science pour étayer leurs dires. En fait, cette affirmation est totalement inexacte: si une première étude menée auprès de 36 personnes a effectivement fait ressortir un QI plus élevé chez ceux qui avaient été exposés aux douces sonorités du génie qu'est Mozart, en revanche, toutes les tentatives faites pour essayer de confirmer ce premier résultat se sont soldées par des échecs retentissants (3).

La deuxième fable recensée touche au programme BrainGym: il s'agit d'une série d'exercices réalisables en classe sensés stimuler le cerveau et ainsi bonifier l'apprentissage. Ici aussi, dès que les chercheurs se sont penchés sur la question et se sont mis en tête de tester la validité de ce programme, ils sont arrivés à la conclusion qu'il ne s'agit là que de pseudo-science sans aucun fondement (4).

On continue avec l'affirmation selon laquelle les êtres humains (et donc les élèves) n'utilisent que le 10% des capacités de leur cerveau. Les recherches en neurosciences  montrent en fait qu'une action aussi simple que celle consistant à lever le petit doigt peut déjà activer une large proportion du cerveau. Celui-ci est donc constamment stimulé, même lors de notre sommeil (5)!

La quatrième superstition réside dans le fait de croire que certains sont plus cerveau gauche ou cerveau droite: ce neuromythe a conduit à expliquer les difficultés d'apprentissage de la sorte: puisque l'hémisphère gauche du cerveau semble s'activer de manière plus importante lorsque l'on traite des nombres, de langage, de séquences logiques et/ou de mathématiques alors que l'hémisphère droit, lui, s'active de manière plus importante dans les manipulations spatiales, d'images ou lorsque l'on fait preuve de créativité alors si l'élève a des difficultés dans tel ou tel domaine c'est qu'il est nécessairement plus cerveau gauche ou droite. Penser de la sorte, c'est oublier que les deux côtés de notre cerveau sont intimement connectés et que dans l'écrasante majorité des cas, les deux hémisphères travaillent de concert (6).

La cinquième neurolégende a trait à la créativité. Les constructivistes affirment que les méthodes d'enseignement autres que les leurs inhibent la créativité des élèves. Il s'agit là d'une grosse bêtise pour au moins deux raisons. Tout d'abord, aucune étude n'a jamais observé ni mesuré la créativité des élèves en fonction des méthodes pédagogiques suivies. Il ne s'agit donc en aucun cas d'une vérité scientifique, tout au plus d'une hypothèse. En second lieu, les constructivistes font preuve d'une totale méconnaissance de ce qu'est la créativité: un élève confronté à une pédagogie de découverte tâtonne et ainsi s'appuie sur le principe du hasard, ce qui n'a strictement rien à voir avec la créativité. Cette manière de faire aboutit de plus sur des impasses, sur des cheminements cognitifs aberrants. En fait, des chercheurs de renom comme Sweller, Weisberg ou De Groot ont montré que la créativité dépend en fait du stock de pratiques et d'expériences. En pratiquant, on se constitue un capital de connaissances/habilités de plus en plus important. Etre créatif signifie combiner ces éléments entre eux. Plus on a de stock plus on peut être créatif et plus on veut un stock important, plus il faut répéter les choses pour les ancrer dans la mémoire à long terme. Ce n'est tout de même pas pour rien que les plus grands musiciens ont tous passer des heures et des heures à répéter différents mouvements (7).

Sixième neuromythe: les différents styles d'apprentissage. Selon cette croyance, les élèves ont tous une modalité d'apprentissage dominante: certains sont plus auditifs, d'autres plus visuels etc. Par conséquent, il faudrait varier les pratiques de manière à toucher chaque élève selon sa modalité dominante. Jusqu'à présent, aucune étude basée sur une méthodologie sérieuse n'est arrivée à démontrer ce mythe. D'ailleurs, plusieurs travaux ayant tenté de vérifier empiriquement cette méthode ont plutôt démontré son inefficacité (8). En fait l'idée est fausse car elle tend à oublier que l'information n'est pas traitée par un seul et unique mode sensoriel. Un souvenir stocké selon une représentation spécifique (auditive par exemple) ne retient que l'aspect auditif et pas le sens des choses. L'information perçue reçoit ainsi un traitement dans différentes zones du cerveau, étroitement interconnectées et donc ne s'arrête pas à cette modalité sensorielle. Pour faire juste, il ne faut donc pas adapter l'enseignement aux modalités dominantes des élèves, mais plutôt au sujet qui est traité.

Enfin, dans cette revue non exhaustive des neuromythes, il nous reste à traiter le cas des intelligences multiples. Cette théorie suggère qu'il existe plusieurs types d'intelligence (logico-mathématique, spatiale, interpersonnelle, corporelle-kinesthésique, verbo-linguistique, intra-personnelle, musicale-rythmique, naturaliste-écologiste, existentielle) indépendantes les unes des autres. Chaque élève serait plus ou moins bon dans chacune d'entre elles. Un article du professeur Willingham démontre que ce n'est pas tout à fait exact (9). Un dispositif a été mis sur pied  pour vérifier l'exactitude (ou non) de cette théorie. Deux différents tests concernant les mathématiques et deux autres concernant le langage ont été mis sur pied. Si donc, les différents types d'intelligence étaient indépendants les uns des autres, les gens dotés d'une forte intelligence verbo-linguistique mais faible en math devraient réussir les deux tests sur le langage et se louper complètement sur les deux tests mathématiques (et l'inverse). Les données qui ressortent de ce test ne correspondent pas tout à fait: si la réussite est plus intimement liée entre deux tests de même nature (les deux tests de math ou de langage c'est selon), en revanche, une corrélation se dégage également au travers des deux domaines. Plus clairement dits, ceux qui réussissent bien en math réussissent aussi plutôt bien en langage (et l'inverse), ce qui laissent à penser qu'il s'agit là plutôt de talents spécifiques dans certains domaines mais qu'une intelligence globale se cache derrière tout cela. Peut être qu'une représentation graphique sera plus parlante:

Ce que postule la théorie des intelligences multiples:

Ce que la recherche actuelle nous enseigne: 

Outre cette première différence majeure, Willingham nous montre que les domaines ne sont pas si cloisonnés que cela et ont plutôt tendance à s'imbriquer. Par exemple, les mathématiques flirtent largement avec le raisonnement spatial. Par extension, ce constat peut s'appliquer à l'ensemble des domaines traités et donc les différents talents (et non intelligencesne sont pas séparés mais bien largement interdépendants les uns les autres.

Ce qui l'amène à conclure qu'au lieu de chercher dans cette direction, les enseignants feraient bien mieux de se tourner vers d'autres domaines plus porteurs.

Stevan Miljevic, le 12 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

http://www.frontiersin.org/Educational_Psychology/10.3389/fpsyg.2012.00429/abstract consulté le 9 février 2014

(2) http://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/01/11/contes-et-legendes-pedagogiques/

(3) http://voir.ca/normand-baillargeon/2012/09/11/une-autre-legende-pedagogique-leffet-mozart/ consulté le 12 février 2014

(4) http://voir.ca/normand-baillargeon/2012/09/03/brain-gym-legendes-pedagogiques-et-neuromythes/ consulté le 12 février 2014

(5) https://static.squarespace.com/static/520e383ee4b021a19fa28bf7/520e390be4b06522b7fc6771/520e390de4b06522b7fc6ac2/1372160946573/2013-06-25_Lafortune2013.pdf consulté le 10 février 2014

(6) ibidem

(7) http://www.formapex.com/les-mythes-pedagogiques/633-les-mythes-pedagogiques?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=4d34101224fa8bcc8a53050fda55c277 consulté le 10 février 2014

(8) http://www.formapex.com/telechargementpublic/tardif2010a.pdf?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=182aa21c81081e490e0f899999e88b42 consulté le 11 février 2014

(9) http://educationnext.org/reframing-the-mind/ consulté le 11 février 2014