Jeux de guerre

Oskar Freysinger
Anc. Conseiller national et Conseiller d'Etat

Jeux de guerre

 

Afin de pouvoir déployer tout son potentiel de « homo sapiens », l’homme doit d’abord passer par la case homo ludens (ludere = jouer en latin). Les jeux d’enfants ont d’ailleurs une vertu formatrice qui fut trop longtemps négligée. C’est pourtant en jouant que l’enfant apprend à assimiler le monde, à gérer les impulsions du réel et, plus encore, à aiguiser son imagination et ses facultés créatrices.

 

Il existe un grand nombre de jeux inventés par les innombrables cultures qui peuplent ou ont peuplé la planète terre. Certains sont restés confinés à leur culture d’origine, d’autres se sont universalisés. Or, même ces derniers reflètent toujours l’esprit et le génie du peuple qui les a inventés ou qui s’en est imprégné par une inclination de son âme. Ainsi, les jeux sont-ils révélateurs de la tournure d’esprit particulière et des traits de caractère fondamentaux qui distinguent telle ou telle culture.

 

D’autre part, aussi choquant que cela puisse paraître, il existe une analogie entre la guerre et un grand nombre de jeux, ne serait-ce qu’en raison des notions d’affrontement, de réflexion stratégique, de défaite ou de victoire. Il n’est dès lors guère surprenant que le domaine du jeu, en particulier celui des jeux sportifs, a souvent recours à un langage guerrier. On y passe à l’attaque, bat en retraite, contre-attaque, bat de plate couture, domine, écrase, triomphe sans coup férir, sombre corps et âme ou fait subir des défaites mortifères. Cette liste est tout sauf exhaustive.

 

Or, en observant attentivement le conflit ukrainien, qui n’est qu’un « proxy war », une guerre par procuration que se livrent, à l’échelle planétaire, les trois grandes puissances que sont les USA/l’OTAN, la Russie et la Chine, il apparaît de plus en plus que chacune d’entre elles mène le combat selon les principes du jeu dominant qui la caractérise. Pour les USA, c’est le poker, pour la Russie le jeu d’échecs (même s’il est probablement Indien ou Perse d’origine) et pour la Chine le jeu de go.

 

Prenons d’abord les USA : comme lors de nombreux conflits précédents, les Américains pratiquent le poker – en particulier le poker menteur – avec maestria. N’allez pas croire que Joe Biden souffre d’une paralysie faciale, il pratique tout simplement le poker face, afin de masquer les bluffs et les mensonges nécessaires pour triompher au jeu. De l’incident inexistant du Tonkin – qui donna au président Johnson les pleins pouvoirs pour déclarer la guerre au Viet-Minh – aux bébés de la maternité de Koweit City prétendument fracassés contre les murs par les envahisseurs irakiens encouragés par les USA à envahir le Koweit, des armes de destruction inexistantes de Saddam Hussein – qui conduisirent à la destruction bien réelle, elle, de l’Irak, avec 500'000 enfants sacrifiés – au pseudo-massacre de Raçak qui « légitima » – en contradiction totale avec le droit international – le bombardement de la Serbie pendant 78 jours, les USA sont passés maîtres dans l’application du bluff et du mensonge dans leur jeu de poker politico-militaire.

 

À chaque fois, ils invoquent des questions de sécurité, les droits de l’homme ou le droit international, mais le poker étant en définitive un jeu d’argent, toute personne sensée réalise très vite que lorsque les USA avancent des prétextes moraux, c’est comme si le veau d’or se faisait passer pour le Saint Graal. De plus, lorsqu’il s’agit de rafler la mise, la règle est impitoyable : the winner takes it all. Nulle notion de partage ou de don dans le poker. Nulle amitié. Il suffit d’observer comment, dans la réalité, les USA utilisent – voire sacrifient – leurs « alliés » à leurs propres fins pour s’en convaincre. On en vient à se dire qu’il vaut encore mieux être leur ennemi, ce qui rendrait leur poker moins mensonger. Finalement, s’il veut continuer à jouer après avoir perdu sa dernière chemise, le perdant doit s’endetter. Or, que ce soit autour de la table de jeu ou dans la réalité, son créancier est celui qui l’a ruiné : C’est l’oncle Sam. Ou plutôt La FED.

 

On me rétorquera que la victoire au poker reste aléatoire, puisque c’est un jeu de hasard et que personne ne peut se rendre maître du hasard. Eh bien, les USA l’ont fait en bluffant le hasard lui-même. Si, sur le plan international, ils ont jusqu’à présent toujours gagné – même en perdant –, c’est qu’ils se sont arrogés le droit exclusif de tenir la banque.

 

Les Russes, eux, pratiquent les échecs, jeu stratégique par excellence, où le hasard cède la place à la pure réflexion logique. Dans ce jeu, il est essentiel de voir venir bien à l’avance et de loin afin de pouvoir prévenir les coups adverses. Voilà pourquoi le grand maître a toujours au moins sept coups d’avance sur son adversaire.

 

Dans la première phase du conflit ukrainien, les Russes ont tenté le coup du berger en espérant obtenir un mat rapide. Pour cela, ils ont pris le risque de dégarnir leurs arrières. Constatant que, sous l’emprise des USA, les Ukrainiens préféraient opter pour une lente agonie, ils ont rapidement reconstruit leur jeu en repartant de bases arrière sécurisées.

 

Depuis, les Russes construisent tranquillement leur jeu, sans se presser, ni s’affoler. Leur but n’est pas l’occupation à tout prix de tout l’échiquier, mais de parvenir à mettre échec et mat leur adversaire en subissant le moins de pertes possible. Privilégiant la technique affûtée à la ruade aveugle, la destruction systématique de la substance adverse et de ses lignes de défense à l’occupation de cases sans importance, ils attaquent prudemment, au bon endroit, en ménageant leurs forces pour ne pas s’épuiser. Si certains pions peuvent être sacrifiés pour obtenir le mat final, le but est d’exploiter au mieux les erreurs adverses, voire de retourner certains coups contre leurs initiateurs, comme le judoka utilise la force et l’élan de l’adversaire pour le terrasser.

 

Ainsi, lorsque ses généraux ont voulu sonner l’hallali d’Azovtal en prenant l’usine de force, Poutine les a arrêtés net en leur faisant comprendre que toute perte humaine était inutile puisqu’il suffisait d’attendre que l’adversaire, à bout de nourriture et de munitions, sorte de lui-même de sa tanière. À Kharkiv, les Russes ont feint de céder à une offensive des Ukrainiens pour mieux les décimer en rase campagne. Sur le plan financier et économique, ils se sont arrangés pour que ceux qui livrent des armes à hauteur de dizaines de milliards à leurs adversaires financent en même temps l’effort de guerre Russe pour des montants analogues en achetant du gaz et du pétrole Russe à des prix de plus en plus exorbitants … en passant par des tiers.

 

Cependant, aux échecs, la porte reste souvent ouverte jusqu’à la fin pour un pat. Celui-ci ne peut être conclu que d’un commun accord entre les deux joueurs – les USA et les Russes en l’occurrence – Zelensky n’étant qu’un pion. D’ailleurs, sur cet échiquier géostratégique englobant la planète entière, l’Ukraine ne représente qu’une seule des 64 cases du plan de jeu, rien de plus. Le mat recherché ne consiste pas à prendre Kiev, alors que le roi – de plus en plus nu – est à Washington.

 

Venons-en maintenant au jeu de go cher aux chinois. Ici, la patience est encore plus déterminante qu’aux échecs. Le but du jeu ne consiste pas à vaincre par le bluff ou l’affaiblissement progressif de l’adversaire, il s’agit d’occuper stratégiquement le terrain en formant des chaînes de pions (go-ishi) entourant et sécurisant un plus grand nombre d’intersections vides que son adversaire. Pour cela, il s’agit en quelque sorte de desserrer l’étreinte de l’adversaire pour mieux l’étreindre à son tour.

 

180 pions blancs affrontent 181 pions noirs pour obtenir un équilibre favorable dans la répartition territoriale, non pas par l’occupation, mais par le contrôle d’un maximum de portions du plan de jeu (Goban) constitué de 361 intersections. Dans la réalité, cela se traduit par la tentative de plus en plus marquée des Chinois de desserrer l’étau des bases atlantistes autour du bloc continental Sino-Russe en transformant des îlots en mer de Chine en bases militaires et en cherchant à conclure des accords économiques et militaires avec nombre d’archipels du pacifique sud, comme les îles Salomon ou Fidji. S’ils y parviennent, ils auront affaibli l’étreinte de leur pays par les Atlantistes en y répondant par une étreinte de l’Australie et de la Nouvelle Zélande et une sorte d’encadrement du Pacifique qui, étant trop vaste, ne peut être que contrôlé, et non pas occupé.

 

L’implication grandissante des Chinois en Afrique et leur soutien plus ou moins implicite des Russes procède de la même logique. L’un de leurs buts principaux est de faire tomber Taïwan dans leur escarcelle sans effusion de sang. Les Chinois, selon le principe du jeu de go, cherchent à vaincre par l’occupation d’intersections stratégiques leur permettant de prendre le contrôle de portions territoriales inoccupées ou précédemment occupées par leur adversaire. En l’occurrence, cela doit leur permettre de couper Taïwan de ses soutiens et de cueillir l’île comme un fruit mûr. Alors que les deux autres grandes puissances s’affrontent et se nuisent mutuellement autour de la case Ukraine, l’Empire du Milieu en profite pour avancer tranquillement ses pions de l’autre côté de la planète.

 

« Et les Européens, dans tout ça ? » me demanderez-vous. Eh bien, trop naïfs pour le poker, trop limités intellectuellement pour les échecs, trop impatients pour le jeu de go, ils se contentent de placer des pierres de domino à la verticale, comme des enfants, pour former un nouveau mur de Berlin, sans se rendre compte que lorsque la première pierre tombera, elle emportera toutes les autres dans sa chute.

 

La réalité ne pouvant être réduite à un plan de jeu, je suis incapable de dire qui du poker, des échecs ou du jeu de go finira par l’emporter. Il est en revanche plus que probable que les pierres du domino européen, victimes de leur jeu dévoyé, se retrouveront bientôt à plat.

 

Oskar Freysinger, 21 juin 2022

 

10 commentaires

  1. Posté par Vivi le

    En Suisse nous jouons au Jass, avec ou sans atout ; un jeu de réflexion et de décision…

  2. Posté par T. le

    Racak n’était pas un ‘pseudo massacre’, c’était un crime de guerre effroyable commis par vos amis serbes que vous défendez constamment en faisant du révisionisme historique.

  3. Posté par Beuchat le

    Merci Monsieur Freysinger pour cette excellente analyse. L’analogie entre les jeux attachés à chaque culture et leur manière de faire la guerre nous éclaire sur le déroulement de la guerre en Ukraine. Je suis heureux de vous entendre à nouveau.
    Didier Beuchat

  4. Posté par Chevalier le

    Bonjour Oskar ,
    Nous nous sommes rencontrés à l’université de Genève après la sortie de Cendre Rouge avec Céline Amaudruz, quelle dédicace, je te suis depuis Genève et me réjouis de te rencontrer à nouveau.
    Nous partageons ces comparaisons avec les stratégies mentionnées.
    Une chose est sûre les dominos ne sortiront pas gagnants…
    Bonne continuation et au plaisir de continuer à te lire.
    Bernard Chevalier.

  5. Posté par Claude Chapallaz le

    Toute nation qui fait la guerre, tue des civils, détruit des villes pour quelque raison que ce soit ne mérite pas le respect d’être une nation digne de ce nom… Les hommes, mais pas tous heureusement, sont pire que des animaux, sans âme, ni pensées, ni sentiments aucun… Peut-être Dieu gère-il d’en haut tout ce bordel humain en rigolant: je vous ai donné la terre, faites-en ce que vous voulez, moi j’observe ce que vous en faites et comment vous vous conduisez… Quelle misère, quelle tristesse que cet être humain, qui ne change pas, qui n’a rien appris de l’histoire, qui est aveugle aux souffrances des autres!
    La pluie revient après la canicule et la sécheresse, on peut sourire un peu … mais comment changer l’homme pour qu’il redevienne humain??? Je n’ai pas de solution, et vous???
    Claude

  6. Posté par Noel Cramer le

    Commentaire lucide au sujet de la motivation guerrière. Dommage que dans la réalité les « pions » soient des vies humaines…

  7. Posté par maury le

    A l’ambassade de Russie en France, le petit-fils du général de Gaulle s’est exprimé sur le conflit ukrainien. Il s’est livré à une vive critique des politiques occidentales sur le dossier, imputant notamment à Paris une «soumission à l’OTAN».
    Le 14 juin, l’ambassade de Russie en France a organisé une réception officielle à l’occasion de la Journée de la Russie. L’événement a réuni de nombreux invités parmi lesquels figuraient des diplomates étrangers, des personnalités culturelles ou encore des représentants d’associations de compatriotes.
    Au nombre des intervenants, le petit-fils du général de Gaulle a exprimé son attachement à l’amitié franco-russe, déplorant les multiples facteurs qui, selon lui, pourraient la détériorer.
    Les Occidentaux ont laissé faire Zelensky, ses oligarques et les groupes militaires néonazis s’enfermer dans une spirale de guerre
    «Je viens ici pour affirmer haut et fort qu’il est dans l’intérêt de la France de garder de bonnes relations avec la Russie et de dire qu’il faut travailler ensemble en vue d’aider à l’union et à la sécurité de notre continent, ainsi qu’a l’équilibre, au progrès et à la paix du monde entier», a-t-il par exemple déclaré devant son auditoire, avant de livrer son point de vue sur les enjeux relatifs au dossier ukrainien.
    L’OTAN devrait intensifier ses livraisons «d’armes lourdes» à l’Ukraine, selon Stoltenberg
    «Chacun reconnait aujourd’hui la responsabilité des Etats-Unis dans le conflit actuel, le rôle funeste de l’OTAN qui s’élargit sans cesse et la politique inconsidérée du gouvernement ukrainien. Ce dernier, fort de belles promesses et nourri d’illusions américaines et européennes, a conduit une politique très condamnable à l’égard des populations russophones du Donbass, multipliant discriminations, spoliations, embargos et bombardements», a souligné le descendant de l’instigateur de l’appel du 18 Juin.
    Je regrette que le gouvernement français se commette dans [une] soumission à l’OTAN et donc à la politique américaine […], l’OTAN absorbe l’Europe
    Et selon lui, «les Occidentaux ont malheureusement laissé faire Zelensky, ses oligarques et les groupes militaires néonazis s’enfermer dans une spirale de guerre».
    Toujours sur le conflit ukrainien, Pierre de Gaulle a mis en garde sur ce qu’il a estimé correspondre à l’application d’un agenda américain en Europe. «Que veulent les Américains si ce n’est de provoquer une nouvelle confrontation est-ouest dont le seul but est d’affaiblir et de diviser l’Europe pour imposer leurs directives, leur économie et leur système ?», a-t-il par exemple interrogé.
    «Je regrette que le gouvernement français se commette dans [une] soumission à l’OTAN et donc à la politique américaine […], l’OTAN absorbe l’Europe», a-t-il déploré, désapprouvant le retour de son pays dans le commandement intégré de l’Alliance atlantique, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
    «Depuis les Américains ne parlent plus à la France et ne nous considèrent plus comme une nation forte et indépendante», a-t-il soutenu, en étayant son raisonnement par la récente affaire des sous-marins,
    Voir moins

  8. Posté par maury le

    Belle analyse Monsieur Freysinger!A la fin les vainqueurs seront ils:les va-t-en guerre corrompus de Biden et son valet Zélensky ou bien la sainte Russie attaquée de toute part pour son territoire chèrement payé en vie humaine durant la dernière guerre et haïe pour avoir sût dépasser en puissance ces occidentaux hégémoniques et arrogants??

  9. Posté par monde-tombé-sur-la-tête le

    Brillant comme d’hab… Merci OSCAR!!

  10. Posté par antoine le

    Ce toujours les retombées qui sont à craindre …
    Mme von de Leyen (qui n’a PAS été nommée démocratiquement), marionnette des USA, s’efforce de défendre l’Ukraine démocratique !!
    L’Ukraine pourrie par la corruption (122ème au classement quand même !)
    Une partie des armes fournies se retrouve sur le black market !!
    https://www.mesopinions.com › petition › droits-homme
    L’UKRAINE SE CLASSE 1ÈRE À L’EUROVISION EN 2022…..MAIS ELLE A ÉTÉ CLASSÉE 122ÈME SUR 180 PAYS POUR SA CORRUPTION EN 2021

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