Un été avec Jankélévitch, de Cynthia Fleury

Francis Richard
Resp. Ressources humaines
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Du 4 juillet 2022 au 26 août 2022, du lundi au vendredi à 7h54, sur France Inter, Cynthia Fleury a passé Un été avec Jankélévitch:

D’origine juive et russe, il est le philosophe de toutes les variations de la vie : le charme du «je ne sais quoi» du printemps, l’irréversible de la barbarie historique et l’impossible pardon envers les peuples tortionnaires, la nécessité du courage, de l’engagement éthique et politique, le plaisir ineffable de la musique. Un penseur de l’humour et du sérieux.

Le livre contient bien toutes les émissions radiophoniques de l'été 2022, mais celles-ci n'y apparaissent pas dans le même ordre. L'auteure les a en effet regroupées en quatre grands thèmes. Cet agencement permet de se faire une idée du philosophe subtil, donne envie de le lire ou de le relire, nourrit la réflexion.

 

LE PENSEUR DU TEMPS

La philosophie ne sert à rien, disait Jankélévitch. Ce qui ne veut pas dire qu'elle est inutile, puisqu'elle permet d'affronter la mort, de surmonter l'angoisse de la mort.

La philosophie n'apprend pas à mourir, car on ne peut apprendre d'une chose que si elle est reproductible, ce qui n'est pas le cas de la mort.

Le philosophe conjugue celle-ci:

- au futur, à la première personne, la sienne;

- au présent et au passé, à la deuxième personne, celle de l'autre, et à la troisième personne, celle de tous les jours, abstraite et anonyme.

Pour dire l'irréversibilité de l'instant, qui fait penser à la naissance et à la mort, Jankélévitch a inventé un mot, primultime: c'est l'instant mort-né, le presque rien, le presque-quelque chose en attente de surgissement, l'apparition disparaissante.

Pour le philosophe, la nostalgie, c'est la conscience de l'irréversibilité du temps.

Pour lui, l'ennui est l'antithèse de la générosité. L'homme qui s'ennuie est indigne, alors que le monde est en peine, qu'il y a tant à faire, à transformer.

À la suite de Henri Bergson, il dit que "Le temps est l'essence de l'homme", que l'homme est "un animal temporel" qui doit prendre le temps à l'endroit, c'est-à-dire "ne pas regarder en arrière" afin de pas être rendu immobile, et esclave.

 

LE PENSEUR DES VERTUS ET DE L'AMOUR

Parmi les penseurs dont Jankélévitch est l'héritier, il y a Baltasar Gracián, qui est le théoricien de l'apparence, celle qui trompe bien sûr, mais aussi, et surtout, celle qui confirme la présence de quelque chose, justement d'un je-ne-sais-quoi.

Jankélévitch considère que l'humour est supérieur à l'ironie. Il a permis aux Juifs "de déjouer les persécuteurs" tout en se moquant d'eux-mêmes, ce qui leur a évité de substituer une autre idole à "une idole renversée, démasquée, exorcisée".

Jankélévitch refuse le purisme moral: Oui, le mensonge existe, et il est déplorable, à dénoncer, mais il peut avoir les allures de la vérité en place, celle du pouvoir et de l'occupant.

Jankélévitch fait du courage la vertu cardinale, celle qui rend possible les autres vertus. Mais on ne conjugue pas le courage au passé. C'est toujours du présent.

Si Jankélévitch refuse le purisme moral, la pureté est possible si elle est un presque-rien, et non un tout: il ira du côté de l'amour, la seule pureté viable pour l'homme. [...] L'amour n'est nullement qu'un sentiment, c'est l'autre nom de la morale:

"Si claires que soient les raisons d'aimer, on n'aime que dans la nuit du discours."

La philosophie morale de Jankélévitch se caractérise par le sérieux, qui est l'inverse du dogme: C'est un rapport au temps, à l'irréversibilité du temps, à l'instant qu'il faut saisir pour en faire un événement de responsabilité.

Jankélévitch consacre des pages notamment:

- à la gratitude: la donation enrichit et celui qui reçoit et celui qui donne, miraculeusement,

- à la justice: il faudra la bonté, et l'équité pour la rendre moins terrible et plus humaine,

- au plaisir: ce qui l'intéresse, ce n'est pas l'aller simple vers l'enfer, mais plutôt celui vers la grâce,

- à l'amitié: elle est à jamais du côté de la vigilance et c'est là toute sa grâce, du côté indéfectible de la joie.

 

LA PHILOSOPHIE INDISSOCIABLE DE LA MUSIQUE

Vous voulez définir la philosophie de Jankélévitch: jouez du Liszt ou du Debussy.

Alors que la virtuosité de Liszt pourrait être rédhibitoire, elle signe ce qu'il nomme "la profondeur paradoxale de l'apparence", autrement dit l'apparaître mène à l'être, à l'essence des choses.

Grâce à Ravel, Jankélévitch affine sa philosophie morale en y ajoutant la question de l'hédonisme, de la sincérité du plaisir, cette cohérence qui peut exister à de rares occasions, entre le plaisir et sa validité, le plaisir juste et non pas honteux.

Fauré ? En [...] écoutant [sa musique], en cherchant à la penser, c'est à la fois sa métaphysique et sa morale qu'il définit, et plus simplement la vie de l'homme, sérieuse et superficielle, bouleversante et frivole, entre imposture et grâce.

En écoutant Les Pas sur la neige de Debussy, c'est encore le "je-ne-sais-quoi" et le "presque-rien" que l'on entend ici. On croit entendre l'immobilité, mais c'est le mouvement en soi, le mouvement sans le promeneur.

Lorsque [Jankélévitch] veut dire quelque chose du je-ne-sais-quoi sans passer par les images, c'est vers la musique qu'il se tourne, celle de Gabriel Fauré ou de Debussy.

 

LE PENSEUR DE L'ENGAGEMENT ET DE L'HISTOIRE

Pour Jankélévitch, la philosophie, c'est d'abord dire non, contester. Il n'est pas étonnant qu'il ait reconnu à Mai 1968 sa part essentielle: la contestation.

Pour ce qui de l'Histoire, après la Deuxième Guerre mondiale, une notion prend chez lui de l'ampleur bien au-delà de la seule dimension juridique: l'imprescriptible.

L'imprescriptible, c'est la vie de l'Histoire et non le fossilisé, ce qui nous oblige à ne pas nous illusionner sur la bonhomie des êtres humains, c'est savoir que cet humain-là est capable de la pire inhumanité, indignité, barbarie.

Se pose le dilemme insoluble du pardon et de l'impardonnable. Lui-même ne peut pardonner: "Le pardon est mort dans les camps de la mort.". Il écrit cependant: "Le pardon est un acte absurde, irrationnel, même scandaleux, et pourtant il est sublime."

Quand il le faut, il faut s'engager, autrement dit "honorer le sérieux", simplement agir, faire ce qu'il y a à faire, ne pas déléguer à autrui cette obligation. Il ne s'agit pas de jouer les va-t-en-guerre, ni de défendre le pacifisme à tous crins.

Jankélévitch s'est engagé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il ne s'est pas demandé s'il voulait. Il a voulu: Vouloir, c'est trancher, c'est décider. [...] La volonté de vouloir reste toujours mystérieuse, rationnelle et irrationnelle, arbitraire, comme le courage, c'est séance tenante, comme l'amour...

Pour lui qui a indissociablement lié métaphysique et morale, la question du mal est fondamentale. Tous les hommes en sont porteurs. Contre le mal, il y a moins le bien que l'amour, au sens où ce qui protège chacun d'entre nous de la tentation du mal, c'est la mise à distance de son ego.

Jankélévitch est le penseur de l'aventure: L'aventure est "morale", parce qu'elle correspond à un "sérieux" qui n'est pas contraint: personne ne nous oblige à l'aventure.

Pire que l'irréversible, c'est-à-dire l'impossibilité de refaire, il y a l'irrévocable, c'est-à-dire l'impossibilité de défaire. Pour s'en sortir, chacun peut faire autrement demain. Mieux vaut tard que jamais.

Le pur et l'impur ne sont pas simples à démêler: Celui qui sait saisir le printemps au milieu des pires hivers a l'âme pure non à cause de sa pureté mais tout simplement parce qu'elle fait son travail d'âme, saisir le je-ne-sais-quoi.

Quand est-on libre? Tous ceux qui veulent s'essayer à la liberté ne peuvent pas simplement regarder l'homme libre ou discourir sur la liberté, il faut l'incarner, par ce seul fait de basculer dans le devenir, de s'engager dans le monde, d'acter la responsabilité.

Jankélévitch n'est pas complaisant envers la violence: En fait, défendre le sérieux empêche de défendre la violence parce que le sérieux ne peut renoncer à penser la suite, après la violence. Le sérieux est toujours séance tenante, ici et maintenant, mais il construit l'action à l'aune du futur. Il est entièrement tourné vers le futur, et dès lors il sait bien que la violence est sans fécondité.

 

CONCLUSION

La philosophie de Jankélévitch est toute subtile car elle tourne autour de l'indicible et l'inexprimable...

 

Francis Richard

 

Un été avec Jankélévitch, Cynthia Fleury, 192 pages, Équateurs

 

Dans la même collection:

Un été avec Colette, d'Antoine Compagnon (2022)

Un été avec Rimbaud, de Sylvain Tesson (2021)

Un été avec Pascal, d'Antoine Compagnon (2020)

Un été avec Paul Valéry, de Régis Debray (2019)

Un été avec Homère, de Sylvain Tesson (2018)

Un été avec Machiavel, de Patrick Boucheron (2017)

Un été avec Victor Hugo, de Laura El Makki et Guillaume Gallienne (2016)

Un été avec Baudelaire, d'Antoine Compagnon (2015)

Un été avec Montaigne, d'Antoine Compagnon (2013)

 

Publication commune LesObservateurs.ch et Le blog de Francis Richard

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