Les défis auxquels le conservatisme est confronté à l’ère d’un progressisme toujours plus fort sont-ils gérables ?

 

Vaclac Klaus

Le discours de Václav Klaus le 19 mai à la CPAC à Budapest, en Hongrie. Václav Klaus a été président de la République tchèque de 2003 à 2013 après avoir été premier ministre de 1993 à 1998. Il s’est exprimé lors de la conférence américaine Conservative Political Action Conference (conférence d’action politique conservatrice, CPAC) qui rassemble des dizaines d’éminents conservateurs des États-Unis, d’Europe et d’ailleurs et qui se tient pour la première fois en Europe.

C’est formidable que nous, défenseurs, avocats et représentants du conservatisme, puissions nous rencontrer dans la belle ville de Budapest et même – ce qui n’est pas moins important – nous rencontrer sans masque, en face à face, et non par le biais de Zoom, Skype ou d’autres plateformes similaires, comme c’était le cas au cours des deux années de Covid écoulées.

Nous sommes venus à Budapest à une période difficile de l’histoire, alors qu’une horrible guerre se déroule non loin d’ici. Cette guerre n’a pas seulement tué des milliers de personnes, elle a également modifié les aspects fondamentaux des arrangements internationaux de l’après-guerre et, avec eux, l’ambiance qui règne dans le monde entier. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une guerre tragique, injustifiable et inexcusable, une guerre avec des dizaines de milliers de victimes directes et des centaines de milliers de victimes indirectes, une guerre qui a entraîné des dégâts matériels énormes, presque incalculables. La méfiance qu’elle fait naître entre les nations sera difficile à éliminer.

Elle aura des conséquences énormes et difficilement réversibles non seulement pour les pays impliqués dans les combats, pour nos voisins, ou presque voisins, mais aussi pour l’ensemble de la communauté mondiale. Elle va bouleverser de nombreux aspects du mode, du style et de la légèreté de vie que nous – ici, en Europe centrale – considérions comme acquis après la chute du communisme et que nous ne sommes pas mentalement prêts à perdre.

Nous ne devons pas oublier d’exprimer notre gratitude aux organisateurs de cette rencontre – le Centre hongrois pour les droits fondamentaux et la Fondation de l’Union conservatrice américaine (ACU) – pour avoir rendu possible cette réunion de vrais croyants dans le conservatisme et les idées conservatrices, pour avoir rassemblé des personnes pour qui la liberté d’expression est une priorité absolue, des personnes qui – malgré leurs convictions fortes – respectent la pluralité des opinions et des positions politiques, des personnes qui sont des opposants résolus à la contre-révolution progressiste en cours.

L’organisation de ce rassemblement n’a certainement pas été facile, et pas seulement pour des raisons organisationnelles et financières. Dans de nombreux endroits de l’Europe « nouvelle », où la diversité des opinions n’est pas aimée, où le politiquement correct et l’uniformité sont encouragés, un événement similaire n’aurait pas été possible. Encore une fois, un grand merci.

La guerre en cours sur le territoire de l’Ukraine prouve une fois de plus que toutes les guerres conduisent à la suppression de la liberté, à la restriction de la démocratie, à l’explosion des mensonges et de la propagande, au contrôle et à la réglementation croissants de toutes sortes d’activités humaines, au blocage extensif du fonctionnement des marchés, à la montée de l’étatisme et de l’interventionnisme étatique. C’est exactement ce dont nous sommes témoins ces jours-ci, et pas seulement dans les pays où se déroulent les combats. Les conservateurs devraient être à l’avant-garde de ceux qui s’y opposent.

Chers amis hongrois, faisant contraste avec le flot récent de nouvelles essentiellement négatives, une nouvelle extrêmement positive est arrivée de votre pays il y a environ six semaines. Je pense ici au résultat des élections législatives hongroises. Au cours de l’époque la plus récente, dans la majorité des pays du monde occidental, les gens partageant nos opinions et nos positions ont le plus souvent subi des défaites électorales. La victoire hongroise a apporté un changement bien nécessaire à cette tendance. Votre pays a démontré qu’une victoire d’un homme politique conservateur et d’une politique conservatrice est possible. C’est une source d’inspiration pour nous tous.

Cette première conférence d’action politique conservatrice qui se tient en Europe devrait être consacrée à la discussion, à la défense et à la promotion des valeurs et des principes conservateurs. Le terme « conservateur » est absolument fondamental pour nous.

Peu après la chute du communisme, il y a déjà plus de 30 ans, j’ai réussi à fonder un parti politique dans mon pays, qui était alors la Tchécoslovaquie et qui est aujourd’hui la République tchèque, basé sur des idées qui – je le crois – méritent d’être appelées conservatrices.

En tant que nouveaux venus dans le monde occidental libre, nous n’osions pas appeler notre parti « conservateur » pour deux raisons. D’abord, en raison de notre énorme respect pour Margaret Thatcher et le Parti conservateur britannique, et ensuite parce que le terme « conservateur » était, dans les pays d’Europe centrale et orientale, réservé aux anciens apparatchiks communistes qui rêvaient encore de la possibilité de « conserver » le communisme. Mon parti a remporté les deux premières élections parlementaires libres et a joué un rôle crucial dans le remplacement du régime autoritaire par un régime démocratique.

Nous avons pris cela comme la preuve qu’une victoire de la liberté et de la démocratie est possible. Nous étions fascinés par le succès rapide des changements radicaux dans les principaux aspects de nos systèmes politiques et économiques, mais nous ne nous attendions pas à leur érosion tout aussi rapide à laquelle nous assistons aujourd’hui. Le monde contemporain, plus ou moins socialiste et post-démocratique, lié à un progressisme « woke » agressivement immodeste et presque anarchique, à une « cancel culture, ou culture de « l’annulation », arrogante, ainsi qu’aux excès presque inimaginables de la révolution du genre, est à l’opposé du monde que nous voulions construire.

Je me sens de plus en plus frustré par le fait que, dans le monde d’aujourd’hui, nos idées battent visiblement en retraite Nous ne devons pas avoir de fausses et naïves attentes. Nous devons savoir que cette retraite sera difficile à arrêter.

Comment cela s’est-il produit ? Est-ce parce que nos vieilles idées conservatrices, bien définies et largement acceptées, sont devenues obsolètes, inappropriées, voire inapplicables dans le nouveau monde actuel, qui attend toujours ses Huxley et Orwell nouvellement nés ? Devons-nous donc renouveler, moderniser, reformuler ces idées ? Ou devons-nous « seulement » revenir à ces idées ?

Ma réponse à cette question est simple et plutôt modeste : Je crois qu’il suffit d’y revenir. Y parvenir serait néanmoins un exploit révolutionnaire, et cela pas seulement en raison de la force indéniable de nos adversaires et ennemis, comme on le prétend souvent.

Je vois beaucoup de problèmes et d’incohérences de notre côté. Nos idées conservatrices ont été insuffisamment exposées et promues depuis longtemps, au moins depuis les années 1960, depuis les barricades de Paris en 1968 et les Students for Democratic Society, les Étudiants pour une société démocratique en Amérique. Le problème a été amplifié par la passivité évidente des penseurs conservateurs après la chute du communisme, lorsque le monde occidental a naïvement accepté la thèse de la « fin de l’histoire » de Fukuyama et a acquis une assurance injustifiée que les idées survivent, fonctionnent et gagnent sans être constamment défendues et promues.

Les pertes que je vois se situent à la fois dans le domaine des idées et dans les arrangements institutionnels radicalement modifiés du monde occidental, en particulier ici en Europe. Dans le domaine de l’idéologie, je vois les principaux changements pour le pire dans les domaines suivants :

  • dans une victoire du droits-de-l’hommisme sur les droits civiques au sens conservateur du terme et sur le principe de la citoyenneté tel qu’il est traditionnellement défini ;
  • dans une perte de liberté liée au fait que la démocratie libérale progressiste a réussi à remplacer la liberté par des droits ; l’idéologie des droits positifs a atteint le statut de religion civique ;
  • dans une victoire de l’ONGisme, du pouvoir des groupes de pression non élus et des intérêts particuliers sur la démocratie parlementaire pluraliste ;
  • dans une victoire de l’environnementalisme agressif sur la rationalité élémentaire et le bon sens, sur la sagesse des citoyens ordinaires, sur le mode de pensée économique conservateur ;
  • dans les conséquences du fait que les croyants en l’État-nation ont plus ou moins capitulé dans leur affrontement avec les organisations internationales (en Europe avec l’UE) ;
  • dans la rupture de la continuité ; la société occidentale a commencé à s’éloigner de ses racines culturelles et historiques et de la longue tradition de modération et de décence ;
  • dans la négation de l’existence de la nature humaine ; les tenants de la révolution sexuelle ont réussi à transformer les hommes et les femmes, le matériel biologique de la société humaine, en un logiciel culturel et social ;
  • et, enfin, dans de nouvelles morales et de nouveaux modèles de comportement qui ont remplacé les traditions et les valeurs conservatrices.

Cela a aussi son côté institutionnel. Tous ces changements ont été rendus possibles par la négation du rôle dominant des États-nations dans la structuration de la société humaine et par le rôle croissant des organisations et institutions internationales. L’évolution vers une gouvernance mondiale et sous-mondiale, c’est-à-dire européenne, a conduit à la suppression du seul garant efficace de la démocratie, l’État-nation.

Les États-nations souverains ont cessé d’être une unité politique fondamentale des affaires internationales. Le modèle actuel du processus d’intégration européenne, dans lequel l’intégration s’est transformée en unification et en centralisation des décisions à l’échelle européenne, et dans lequel la libéralisation s’est transformée en harmonisation, en normalisation et en uniformité, est devenu le principal vecteur de la perte de la pensée conservatrice dans notre partie du monde.

Nous avons été sur la défensive pendant longtemps. Il faut lancer une offensive sûre d’elle, fondée sur la conviction que les idées comptent et que les idées conservatrices en sont une partie fondamentale et irremplaçable. Il y a un besoin désespéré de défendre l’Occident très fragile contre ses ennemis intellectuels internes. Il n’y a pas qu’en Hongrie que nous devons lutter contre le rôle croissant des représentants de l’Homo Sorosensus et la montée des élites cosmopolites.

Nous ne devons pas laisser les progressistes dominer la politique, les médias et le système éducatif actuels. James Burnham a dit un jour que « les civilisations ne meurent que par suicide ». Je crains que notre manque d’activité puisse facilement conduire à une telle fin. Comme je l’ai déjà dit, la chute du communisme et la fin de la guerre froide ont sapé la conscience et la vigilance antérieures.

Il ne faut pas refaire la même erreur. Le conservatisme n’a jamais signifié un rejet a priori des changements fondamentaux et d’une discontinuité radicale avec le passé. Je ne suis certainement pas le seul à penser que nous sommes arrivés à un tournant. Nous devons commencer à défendre et à promouvoir activement les idées que nous avons héritées de nos prédécesseurs. Je suis convaincu que notre conférence fera partie des facteurs d’accélération importants pour un changement fondamental.

Traduit de l’anglais par le Visegrád Post

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