L’oumma et la démocratie

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

L’oumma est la communauté des croyants musulmans indépendamment de leur nationalité, de liens sanguins ou du régime politique dans lequel ils vivent. La démocratie, de son côté, se présente aussi à nous comme une communauté à laquelle nous pouvons appartenir, une communauté mondiale puisque tous les régimes sur la planète se présentent comme des démocraties. Il y a concurrence entre l’oumma et la démocratie.

L’apparition du terrorisme signale que cette concurrence est désormais une guerre, l’un et l’autre modèle prétendant à un règne planétaire. Les lois de l’Etat de droit contre la charia – la liberté de l’individu contre la soumission de l’individu.

L’une de nos plus profondes aspirations est de nous sentir appartenir à une communauté. Rien de plus effrayant que de se sentir entraîné vers l’enfer d’une séparation absolue avec l’humain. Nous voulons vivre ensemble et non coupés de tous. Pour goûter à cette appartenance, il faut se soumettre aux lois d’une communauté. C’est relativement à cette aspiration impliquant une soumission qu’il convient d’analyser ce que j’appelle la guerre entre oumma et démocratie, guerre qui n’est pas totale mais qui, comme le craint le Pape, pourrait le devenir.

Ce qui frappe d’emblée est qu’une loi demande de la soumission, comme le savent bien tous ceux qui reçoivent des rappels de l'administration fiscale. Le propre d’une loi est qu’elle exige l’obéissance. Mais nos lois démocratiques se présentent à nous comme si elles permettaient de rester libre et autonome tout en obéissant. Les penseurs de Lumières, de Rousseau à Kant se sont tortillés dans tous les sens pour montrer qu’une loi votée par le peuple (pas Dieu) nous rend libres. Les résultats de ces tortillements ne sont guère convaincants. La loi c’est la loi et il faut s’y soumettre, qu’elle vienne de Dieu ou du peuple.

La soumission aux lois démocratiques me permettrait-elle, comme par un alchimique tour de passe-passe, de me retrouver libre ? C’est ce que l’Occident veut croire depuis deux siècles. Après tout, puisque je fais partie du peuple, une loi votée par lui, c’est presque comme si je l'avais moi-même votée, cette loi. L’alchimie démocratique me permet de croire que ma soumission à une loi est finalement soumission à moi-même et que je reste donc autonome lorsque j’obéis. Cette alchimie fascinait Rousseau au point qu’il n’a pas hésité à écrire que, lorsque quelqu’un n’obéissait pas aux lois émanant de la volonté générale, il faudrait le forcer à obéir « par tout le corps ». Les régimes modernes de terreur sont contenus dans ces lignes.

L’alchimie démocratique fascinait aussi Kant pour qui la liberté relevait de l’obéissance à une loi que je me suis donné à moi-même. J’ai longtemps essayé de comprendre par quelle pirouette on pouvait se donner une loi puis découvrir qu’en lui obéissant on ne lui obéissait pas puisqu’on se découvrait libre, mais je n’ai jamais compris.

Cela dit, une loi démocratique ménage un espace de liberté individuelle pour chaque individu. Autrement dit, ce n’est pas en obéissant aux lois démocratiques que je me découvre libre, mais en me mettant à l’abri de ces lois sous l’auvent d’une liberté individuelle, privée, voire secrète. Les lois démocratiques ne me demandent pas une soumission complète mais garantissent ma liberté individuelle. Benjamin Constant a analysé cela en distinguant entre la liberté des Anciens et celle des Modernes. Ceux-là étaient libres dans leur cité – ceux-ci à l’extérieur de leur cité, dans leur vie privée. Il a aussi vu la terreur. Lorsque les citoyens trouvent leur liberté dans leur forteresse intérieure, à l’abri de la volonté générale, il faut forcer certains à obéir « par tout le corps ».

La démocratie moderne, en voulant réconcilier liberté et soumission, est en position de faiblesse face à l’oumma. Elle dit qu’en obéissant à ses lois, nous serons libres. Ce n’est pas simple à comprendre. Avec l’oumma c’est beaucoup plus simple. En nous soumettant à la charia, Allah nous libérera de nos chaînes terrestres, pour peu que nous entrions en djihad. Sayyid Qutb, frère musulman et égyptien pendu sous Nasser en 1966, écrivait : « Allah nous envoie pour délivrer les hommes de l’étroitesse de ce monde et les amener vers les vastes étendues de l’au-delà ». Voilà qui est simple à comprendre, surtout par les jeunes des banlieues qui vivent dans l’étroitesse des barres HLM. A l’intérieur de ces barres, ils ne peuvent pas comprendre comment ils pourraient goûter à la liberté démocratique. Pour eux, des lois qui garantissent une liberté individuelle les enfermerait dans une existence médiocre et sans avenir. Avec Allah, ils croient qu’ils vont connaître une soumission qui les conduira non pas vers les plages du Club Med, mais vers « les vastes étendues de l’au-delà ». C’est plus intéressant qu’une désenchantée liberté individuelle. Pourquoi ?

La loi démocratique, en proposant une juxtaposition heureuse des libertés individuelle, peut aussi proposer une juxtaposition de vies médiocres. Avec elle, je ne me mets pas en route pour l’au-delà mais pour les plages de mes jouissances privées, portant en moi ou sur moi toute la publicité absorbée devant mon petit écran.

Comme je n’ai pas vraiment envie de finir ma vie sur un dromadaire, je pense qu’il faut résister à l’oumma. Mais au nom de quoi ? De la démocratie ? Difficile car, outre les difficultés que je viens de mentionner, elle est partout et nulle part et je ne peux m’appuyer sur elle pour résister. Les résistants français se sont dressés contre l’occupant nazi au nom de la chair d’une patrie. Le modèle démocratique n’a pas de chair. Alors, l’État de droit ? Personne ne mourra jamais pour lui et quand on n’est pas prêt à mourir, on ne peut pas résister. Enfin, pour résister à une menace, je dois sentir une communauté autour de moi. Je ne peux pas résister au nom de mon petit ego. Or, dans nos systèmes démocratiques, ce sont, me semble-t-il, nos petits egos qui sont protégés. Ils sont même encouragés à se développer jusqu’au point où ils s’épanouiront au soleil de la consommation. Difficile de se battre sous ce soleil.

Devant l'islam, il faudrait d’abord prendre conscience de notre faiblesse. On ne peut pas résister en la cachant avec des soldats dans les rues. Notre résistance sera solide le jour où nous rejetterons les abstractions de l'universalisme comme les droits de l’homme, la mondialisation et autres chimères.

Jan Marejko, 28.7.2016

 

 

 

4 commentaires

  1. Posté par Nicolas le

    Enfin!

  2. Posté par Renaud le

    Aujourd’hui s’affrontent deux idéologies qui ont chacune très largement perdu le lien à la transcendance et l’issue est donc incertaine, démons contre démons.
    Non seulement l’Occident n’est pas légitime à demander à l’islam de se réformer mais ce serait même se tirer une balle dans le pied si de son côté l’Occident ne retrouve pas l’inspiration divine. Croire que cette inspiration peut être retrouvée hors de la Tradition et hors d’une religion millénaire serait d’une sottise totale.

  3. Posté par Sancenay le

    Jan Marjeko a une fois de plus raison…avec foi ! » Nos démocratie vieillissantes  » comme les appelaient Jean-Paul II dans son livre testament et « Mémoire et Identité » ( Editions du seuil se sont condamnées en rejetant avec un orgueil paradoxalement juvénile, ce qu’il leur restait d’inspiration chrétienne dans leurs lois et institutions.Le vide nihiliste porteur en soi de violence et de désespoir a remplacé l’harmonie des peuples et l’Espérance. Le mal avait effectivement fait souche sous les obscures Lumières qui ont donné lieu à la sanglante révolution que l’on sait, qui fut non seulement guerre une civile, mais plus grave encore, une guerre de dépopulation comme le démontre l’historien Reynald Sécher dans ses puissants ouvrages dont celui Préfacé par Gilles -William Goldanel : « Du Génocide au Mémoricide ( éditions du Cerf Politique 2011, collection démocratie ou totalitarisme)
    Le poison mortel s’est transmis les siècles suivants par un enseignement totalement idéologique de la vie, que ce soit à travers une éducation nationale militante, politisée, voire fanatisée pour les plus virulents comme le Ministre – de « l’éducation » Vincent Peillon. Les différents ministres de la fausse droite ne se distinguant pas mieux sous un Chatel. Des école de cadres et de prétendues « élites politiques » Comme l’Ena ou l’Ecole de la Magistrature ont largement contribué à cette destructuration des esprits et des institutions. Elles ont fabriqués des espèces de robots politiques imbibés de théories et d’utopies, non seulement coupées du réels mais conçues contre l’ordre naturel. L’ex Président Giscard d’Estaing en fut un modèle emblématique de ces « robots politiques qui n’auront laissé dans l’histoire que le vide et le néant.
    C’est ainsi que la France privée en sus de sa souveraineté au profit de cette Europe nihilo-mondialiste est devenue une proie facile abandonnée aux appétits étrangers de tout genre.

  4. Posté par Yolande C.H. le

    Celui qui vit seul dans un immense espace n’a nul besoin de lois, il se nourrit, se défend, survit par ses propres moyens. Par contre, toute collectivité, quelle qu’elle soit a besoin d’une règle, peu importe laquelle, et que les membres de cette collectivité s’y obligent: je préfère ce mot à celui de soumission, car l’obligeance implique que l’individu la respecte parce qu’il la représente lui-même (peuple souverain). Il est évident que des personnes peuvent se sentir libres en adhérant au Coran et à la charia: personne ne le leur interdit; par ailleurs, ils font l’économie de toutes décisions politiques et leurs actes sont couverts puisqu’ils ne font qu’obéir, à l’image du soldat qui ne pense pas mais exécute les ordres.
    On ne peut opposer les états de la planète qui se disent tous démocratiques à la charia: la distinction, c’est que chaque état définit un territoire délimité: et, sur un territoire, il ne peut y avoir qu’un Ordre: s’il y en a deux, c’est immanquablement la confrontation. L’ordre des jésuites, par trop politisé, s’est vu interdire de territoire en Suisse, et ce, à juste titre. Peut-être pourrait-on ajouter que cette liberté (entre autres celle de penser) qui a été acquise par une obligeance nécessaire a un atout: rendre l’homme responsable de ses actes. J’admets que les citoyens ont tendance eux aussi à l’oublier avec les dérives que l’on constate.

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