Exaspérant discours sur les valeurs

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

L'étalage des valeurs dans le discours des politiciens ou des banquiers est devenu insupportable. Hier le Crédit suisse nous expliquait qu'il travaillait sur la base de valeurs profondément enracinées et aujourd'hui, on nous pompe l'air avec les valeurs républicaines qu'il faudrait faire profondément pénétrer dans la tête des jeunes. C'est exaspérant pour deux raisons.

 

La première est que se rapporter à des valeurs dégonfle ou décourage. Ai-je jamais été "profondément" juste, vrai, honnête, courageux, tolérant, fidèle ? Seul un fou, un schizophrène ou un illuminé pourrait le croire. Aussitôt que je me rapporte à une valeur, je découvre que je n'ai pas été à sa hauteur. Celui qui prétendrait le contraire serait un personnage soit inquiétant, soit ridicule. Imaginons un instant un ami nous déclarant qu'il a toujours été parfaitement fidèle à sa femme ou à ses amis, qu'il a toujours dit la vérité,  qu'il n'a jamais trahi ses engagements. Ne nous paraîtrait-il pas malade ? Est-ce que le signe de notre humanité n'est pas justement une distance prise entre ce que nous avons été et ce que nous aurions dû être et que nous avons échoué à être, entre ce que nous avons fait et aurions dû faire et n'avons pas fait ? Etre humain, c'est avoir conscience d'avoir chuté relativement à ce que nous visions. Comme l'a dit Pascal Quignard, nous partons tous de bon matin sur quelque monture et puis, dans la journée, nous sommes désarçonnés. C'est seulement alors que nous devenons pleinement humains. Bref, un être qui parle de valeurs sans avoir conscience  de sa chute ou de son désarçonnement, est dangereux. Il est peut-être un monstre comme on en a tant connu au vingtième siècle. Un être humain peut en effet se situer en bas ou en haut dans l'échelle des êtres. Comme Pic de la Mirandole l'expliquait déjà au 15ème siècle.[i]

 

A propos de monstre, une controverse fait rage en ce moment sur un être qui a été à coup sûr monstrueux,  le criminel nazi Adolf Eichmann. Hannah Arendt considérait que son comportement avait été criminel parce qu'il ne pensait pas. Autrement dit, il obéissait mécaniquement à des ordres fondés sur des valeurs nazies qui avaient conduit à la construction d'Auschwitz. Il ne percevait aucune distance entre ce qu'il avait fait et ce qu'il aurait dû faire. Il avait agi conformément à des valeurs, point barre. Pas de remords chez lui. D'ailleurs,  il aimait bien parler de valeurs telles que le sacrifice de soi pour sa patrie, la fidélité à ses engagements. Les nazis aimaient parler de leurs belles valeurs qui allaient restaurer la grandeur de l'Allemagne et, soulignons-le, sa croissance. Comme Eichmann, ils n'avaient aucune conscience d'une distance entre des valeurs et ce qui est humainement possible. Ils n'avaient aucune conscience du fait qu'en parlant de valeurs on ne peut pas, en même temps se croire assez supérieur ou, comme on dirait aujourd'hui, assez performant, pour les atteindre.

 

Lorsque nous n'avons aucune conscience de la distance peut-être infinie, comme l'a suggéré Calvin, entre notre faible chair et de lumineuses valeurs placées très haut dans les cieux, nous sommes des bombes à retardement. En effet, ce n'est pas à notre humaine faiblesse que nous attribuons alors nos échecs, mais à des ennemis de l'intérieur ou de l'extérieur, à des Juifs par exemple, qui étaient à la fois dans l'Allemagne et hors d'elle. On n'arrive pas à faire régner la justice sur terre, eh bien c'est leur faute à eux, les Juifs, les immigrés, les koulaks! Qu'on les extermine tous! Au Moyen Âge,  les sectes millénaristes abondaient. L'une d'entre elles, les adamites, prévoyait un déluge de sang pour purifier la terre.[ii] Les djihadistes d’aujourd’hui leur ressemblent.

 

Dès que l'homme se croit capable de faire advenir un royaume de paix, de justice ou de bonheur il est un exterminateur en puissance.  A mon avis, lorsque Hannah Arendt disait que Eichmann ne pensait pas, elle voulait dire qu'il n'avait aucune conscience de l'infranchissable distance entre nos valeurs et ce que nous sommes capables d'être et de faire. Et nous, aujourd'hui, avons-nous conscience de cette distance ? Savons-nous que, comme dirait Emmanuel Carrère, un royaume de justice, de vérité et de paix est hors de notre portée ? Cette question nous amène à la deuxième raison pour laquelle l'actuel discours sur les valeurs est exaspérant, voire inquiétant.

 

Ce n'est pas compliqué. Une valeur est comme une étoile pour un navigateur. Il se guide sur elle mais il ne lui viendrait pas à l'esprit de la rejoindre. Ce qu'il va rejoindre, c'est un port de destination, pas l'étoile. Celle-ci, telle une valeur donc, ne peut pas être donnée comme un objectif poursuivi dans le cadre d'un programme. Une valeur n'est pas programmable. Cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas en parler, mais qu'à chaque fois qu'il est fait mention de la justice, par exemple, il ne faut surtout pas la considérer comme un objectif. Une valeur guide, éclaire, et c'est tout.

Je crois que quelques politiciens en ont conscience, mais j'ai peur qu'ils soient très peu nombreux.

[i] On trouve cette idée dans le Discours sur la dignité de l'homme. Il pose des problèmes élégamment abordés par Louis Valcke, "Pic de La Mirandole", L'Agora, vol 1 no 7, avril 1994. Consultable sur http://agora.qc.ca/dossiers/Jean_Pic_de_la_Mirandole

[ii] Norman Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Julliard, Paris, 1962, Traduction française. Paru en anglais en 1957 sous le titre The Pursuit of the Millenium.

 

 

6 commentaires

  1. Posté par Jac Etter le

    Merci M. Marejko pour ce texte important parlant de la conscience. Seule la conscience éveillée permettra l’évolution de notre société. Une conscience éveillée est une conscience reliée à la vérité intérieure qui elle, n’apparaît que lorsque les douleurs de l’ego sont déjà passablement guéries. Lorsque l’être est capable d’appréhender sa réalité dans une vision nettoyée des voiles de la peur, du manque, de la honte, de la jalousie, de la colère, de toutes ces douleurs. Sinon, l’individu n’a pas accès à sa vérité intérieure. Il cherche alors l’apaisement dans des solutions extérieures qui sont présentées comme des vérités et qui s’appellent concrètement valeurs. Ce sont en réalité des coquilles vides car n’ayant aucune connexion avec l’espace vécu et le temps dans sa notion de présent. Les valeurs sont des idées mortes, des cadavres porteurs de virus, donc potentiellement dangereuses. Merci de nous éclairer ainsi sur la conscience vous nous offrez l’opportunité de nous relier à notre libre-arbitre et à notre responsabilité d’être humain créateur de notre réalité, à cet espace autorisant la naissance de l’observateur, celui qui apporte, une nouvelle fois, la lumière à la conscience. Le cercle vertueux est bouclé.

  2. Posté par Sancenay le

    Cela évoque plutôt le mot voleurs … à voleurs à l’étalage … de fausses valeurs . Peut-être un lapsus révélateur en quelque sorte.

  3. Posté par Michel de Rougemont le

    Pour ceux qui les clament, parler de « valeurs » suppose qu’elle soient au moins universelles, qu’elles constituent un idéal pour la société et les individus qui la composent.
    C’est donc le début du « devoir de penser correctement », premier pas vers un totalitarisme de n’importe quel bord, théocratique, soviétique ou fasciste.
    La suite est le retour des élus au paradis perdu (les autres restant en enfer), ou alors l’avenir radieux d’un monde sans classes ni différences: l’absence de vie dans les deux cas.

  4. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    « Dans la vie il faut toujours être correct et brave et bon. Ton Petit Papa. »
    Même Najat Vallaud-Belkacem n’oserait pas dire ça!
    Ce « ça » est un petit mot de Himmler à sa fille Güdrun, en Mai 1941. Lu dans le livre que j’ai précédemment cité.
    Est-ce à dire que tout homme capable d’écrire des mots doux est aveugle sur sa capacité d’exterminer, non seulement une race juive, mais ce qui n’est pas aryen? La démonstration est faite que c’est possible.
    Dans le même livre j’apprend que l’idée de concentrer les juifs à Madagascar avait cours au 19ème siècle. A défaut d’un « chez eux » où les renvoyer?
    J’ai retrouvé le passage ou il est question des pères qui ont mangé des raisins verts… Il dit en fait ceci: « on ne dira plus « les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées. Mais chacun mourra pour sa propre iniquité. Tout homme qui mangera des raisins verts, ses dents seront agacées. » Jérémie 31:29-30
    Dans un premier temps, ils envoient les autres chez le dentiste!

  5. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Le pire de ces fameuses valeurs est qu’on va en gaver les enfants! En ne se privant pas de les manipuler pour parvenir au résultat!
    Dans le film « the wall », de Pink Floyd, une scène d’école montre un hachoir à viande parfaitement éloquent, en rapport avec l’école. Les commentaires dont je dispose, à propos de ce film, montre que leur auteur n’a rien vu. Et peut-être même pas le groupe Pink Floyd!
    Mai 68 n’a rien vu! Personne n’a rien vu!
    En ce qui concerne « notre faible chair », j’y reconnais celui qui a une écharde dedans, celui qui porte lamentablement sa croix et vous invite à faire de même! Et ça a marché, et marche encore!
    Quelqu’un s’interroge, s’indigne? Alors une visite au calvaire!
    Un crucifié! Il sait qu’il ne peut échapper au coupe chou! La mort est la seule épreuve de vérité! Il dit au revendicateur: « pour nous c’est justice! » Je simplifie. Réponse: « aujourd’hui tu es avec JE dans le royaume! » Pas demain! Pas de chair à traîner misérablement chaque jour!
    Coluche disait qu’il aimerait mourir de son vivant! Il ne pensait pas si bien dire! C’est possible, mais pas en s’encastrant dans un camion! Ca peut vous arriver demain! Si vous êtes, d’une manière ou d’une autre, convaincu d’erreur et qu’en votre for intérieur vous acceptez, ce qui équivaut à un OUI, la sanction s’applique! La mort! Pendant que vous buvez votre café! Et vous saurez, après, que la résurrection est le fait du Vieux! On sait toujours après! Parfois même des années plus tard. Et le processus opère même si vous n’avez pas « la foi »! Et si c’était arrivé à DSK avant, il n’aurait pas été publiquement humilié!
    Pour éclairer un tant soit peu mon propos je cite un verset de la Genèse: « le jour de la consommation tienne de lui mimenou (je reviendrai sur ce mot dont aucun n’a donné une traduction satisfaisant mon intelligence) tu mourra! Certains croient bon d’ajouter « certainement », ce qui fait penser à un discours de Hollande. Fabre d’Olivet écrit: « mourant tu mourra ». Et moi j’entends: « ta mort sera stérile », vaine. Le processus du vivant sera entravé!
    Il me semble bon de revenir au OUI que j’ai mentionné! Il ne peut venir que de vous! Pas d’une sentence scolaire ou religieuse! Et l’occasion, la mort, est offerte! Nul ne peut sciemment la provoquer! Notez que la bien-pensance s’opposant à cette rigueur ne peut pas en bénéficier! Mais ce sera tout, je me l’impose. Car je suis joyeux. Bonne nuit.

  6. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Encore un dense article de Monsieur Marejko! Merci! Il va droit au but!
    Il provoque des réminiscences, et confirme ce que mon chemin m’a enseigné.

    J’entends le grand rabbin dire que plus une société célèbre des valeurs, plus elles lui manquent!
    J’avais vu, saoulé des « valeurs fondatrices de l’entreprise », adoptées unanimement lors de la rencontre de « un lieu proche » – ça sonnait comme « révolution d’octobre » – DYNAMISME, EFFICACITE, ESPRIT D’EQUIPE! Je fus le seul les incarner, ces valeurs! Quel soulagement que d’être viré!

    Je me souviens aussi d’une nouvelle de Théodore Surgeon: le lecteur de tombes. Un homme flâne dans un cimetière, non loin de l’atelier du marbrier, se demandant qu’elle épitaphe il fera graver sur la tombe de feue sa femme. Qui, ayant fichu le camp sans prévenir, a été retrouvée en compagnie d’un homme dans un cabriolet enroulé autour d’un arbre. Il pense à « garce ». Et il rencontre un homme dans ce cimetière. Ils engagent la conversation. Cet homme, se disant lecteur de tombes, excite la curiosité du veuf. Qui devient son élève. Suit un parcours ou le moindre moustique, brin d’herbe, rayon de soleil, a un rapport avec le défunt. Surgeon réussi l’exploit de nous tenir en haleine, et de faire de l’élève un lecteur confirmé. Mais, de fil en aiguille, l’apprenti perds pieds! Il prend conscience qu’il ne connaissait pas son épouse et conclus que nul ne peut connaître la fin… avant la fin! Alors il fait graver, j’ai oublié quoi, mais c’est émouvant.

    La teneur de l’exposé, et l’allégorie de l’étoile, renvoient à la consommation du fruit de l’arbre! Le fruit est un résultat, presque obligé selon le pronostic logique. Mais c’est de l’arbre qu’il fallait manger.

    En complément d’Hannah Arendt, je lis « Heinrich Himmler d’après sa correspondance avec sa femme », de Michael Wildt et Katrin Himmler, et sa décoiffe! Bouleverse! Corrobore le propos de Jan Marejko.

    Pour conclure, par le titre: « exaspérant discours », je confirme. Ce discours m’exaspère, éveille une haine que je sens couver depuis longtemps. Il y aura des retours de manivelles. Car avant c’était plus ou moins feutré, mais maintenant on atteint des sommets. Pour exemple la séance du 14 janvier de l’assemblée nationale française.

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