Chaque matin je récite un « Notre Père » et un « Je vous salue Marie ». Est-ce une prière ou une méditation ? Je ne sais. Probablement les deux. Un ami, lui, s’exerce à la méditation telle qu’elle est pratiquée en Inde. Nous discutons des nuances entre méditation et prière. Dans les deux cas, il s’agit de dépasser le moi ou l’ego, ce grand obstacle à la présence divine ou cosmique. On peut éliminer cet obstacle ou demander à Dieu de le faire. Mon argument est qu’on ne doit pas éliminer le « je ». Parfois, au lieu de dire éliminer, je dis à mon ami, avec un sourire méchant, tuer ou exterminer le « je ». Alors il éclate de rire et me dit que je vois en lui un djihadiste.
Les mystiques chrétiens et les femmes plus que les hommes, ont insisté sur l’importance de faire taire notre intelligence si prompte à faire s’enfler l'ego. Alors, disent-ils, Dieu est présent. Thérèse d’Avila : « Quand c'est Dieu qui suspend et arrête l'entendement, il lui donne de quoi admirer et de quoi s'occuper. » Il me semble qu’un sage hindou ne s’exprimerait pas ainsi. Pour lui, il s'agit de faire le vide en soi-même et, toujours selon lui, nous avons, chacun d’entre nous, le pouvoir de faire ce vide. Pas pour Thérèse puisqu’il y a un Autre (Dieu) qui fait le vide en moi. Il y a alors, au cœur de la prière, une altérité ou, comme dirait Martin Buber, un « je » et un « tu ». Buber s’inscrivait dans la tradition juive. Un chrétien aussi puisqu’il est héritier du judaïsme, à ceci près qu’il introduirait ce nouvel élément qu’est le Christ. Quant au musulman, je crains que sa relation au divin ne soit pas une relation d’altérité. Il y a Dieu, un point c’est tout.
Il est vrai que le « je » du croyant n'est guère capable de s’adresser à Dieu. Comment moi, un vermisseau, comme dit le Psaume 22, pourrais-je m’adresser au Tout-puissant ? La foi musulmane donne ici une réponse claire et dit : impossible ! La présence divine est écrasante, comme le montre un musulman en prière. Il s’agit bien, pour lui, comme pour tout croyant, de dépasser le moi en se tournant vers Dieu, mais dans cet élan de piété, il paraît s’éliminer lui-même ou, pour mieux dire, éliminer sa chair.
Il faut donc que, d’une certaine manière, Dieu vienne en aide au vermisseau que je suis pour que je puisse m’adresser à lui. Autrement dit, ce n’est pas par moi-même que je pourrais prier. Blaise Pascal était hanté par l’idée que nous ne sommes pas capables de prier à partir de notre chair pécheresse. Si nous le suivons, nous pouvons deviner pourquoi le « je » et le « tu » de Buber est insuffisant.
Mais Buber ou le judaïsme sont tout de même nécessaires. Il faut se détourner du monde pour s’orienter vers Celui qui est au-delà du monde, le « tu » auquel le « je » s’adresse.
Platon ne serait pas d’accord ou, du moins, hésiterait. Se détourner du monde et de ses ombres, très bien, dirait-il ! Mais cela implique-t-il une altérité ? Ne suffit-il pas que l’âme sorte de la Caverne pour contempler le soleil des idées pures ?
La pensée grecque, contrairement à la juive, n’a jamais fait beaucoup de place à l’altérité. Un peu, c’est vrai, avec Socrate qui dialoguait, mais je n’ai jamais eu l’impression, en lisant Platon, que Socrate s’adressait à un Autre. Il discourt et recueille des approbations. Il inscrit les propos de ses interlocuteurs dans une sorte de subtile grille d’interprétation qu’on appelle la dialectique, mais au bout du compte, il n’écoute pas vraiment un Autre. Son but ultime est de dissiper la doxa dans l’esprit de son interlocuteur et c’est déjà beaucoup. Dissiper la doxa, c’est-à-dire aider l’autre à se débarrasser de tous les discours qui l’ont envahi et l’empêchent de penser : « il faut - on doit - c’est pas bien – c’est bien ». Socrate demande : faut-il vraiment ? doit-on vraiment ? Est-ce vraiment bien ? Est-ce vraiment mal ? » Il n’approuve ni ne désapprouve mais invite chacun à le faire par lui-même, à se pencher sur les paroles qui l’habitent.
Encore une fois, c’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas juif. J'ai tendance à croire que, pour vraiment écouter puis répondre, il faut passer par les Prophètes. Eux, ils s’adressent à un grand Autre, l’Eternel, et tentent de saisir ce qu’Il leur dit. Dur apprentissage au terme duquel on peut écouter non seulement l’Autre, mais aussi les autres.
Les Prophètes ne sont pas du tout comme Pascal qui, lui, ne nous estime pas capables de nous adresser directement à Dieu. A leur école, on peut nourrir l’espoir de voir une parole vivante s’échanger entre moi et un Autre puis des autres. Tout se passe comme s’il fallait d’abord apprendre à écouter Dieu pour écouter ses proches. Cela peut paraître bien mystérieux.
Ce mystère s'éclaircit un peu si l'on prend conscience du vide et de l’inutilité de nombreux débats citoyens ou interreligieux. C’est bien beau de dialoguer mais que d’errances ! On n’arrive pas à s’écouter vraiment ou à donner des réponses solides. Les propos vont à vau-l’eau. Personne ne fait l’effort de regarder vers le haut pour tenter de s'orienter dans les marécages d’une parole morte. Comme l’a suggéré Nietzsche, les derniers hommes ne voient pas les étoiles et quand on ne les voit pas, impossible de s’orienter.
Le moins qu’on puisse dire des Prophètes est qu’ils regardent vers le haut. Contrairement à Socrate, dialoguer ou débattre n’est pas leur fort. En regardant vers le haut, vers les étoiles ou plutôt une étoile, ils nous rappellent qu’une parole n’est pas qu’un instrument à notre disposition au café du commerce. Demandez à un poète s’il aimerait voir ses poèmes éructés par des ivrognes entre deux bières et trois whiskys !
Je crois qu'un minimum de révérence pour l’étoile des prophètes et des poètes est ce qui permet à un échange de paroles de conduire au-delà des parleries. C’est important en une période qui, comme la nôtre, abonde en vaines parleries.
Lorsqu’un homme prie, il voit beaucoup de parleries, qu'il soit juif, chrétien ou musulman. Les différences sont les suivantes : le juif fait place à l’altérité dans sa relation au Créateur - le chrétien donne place au Christ dans cette même relation - le musulman ne donne une place qu’à Dieu exclusivement. Dans l’Occident laïque et athée, on ne prie pas et ce sont les créatures à qui l’on donne une place exclusive. Le contraste est saisissant et mérite méditation.
Jan Marejko, 4 août 2016
Je partage votre sentiment, selon lequel on ne doit pas éliminer le « je ». Que n’ai-je entendu fustiger le « moi » et la chair qui ne sert de rien. Que n’ai-je cherché du secours chez le fameux Paul, et me suis-je débattu dans ses écrits. En vain. J’entends encore un « homme spirituel » affirmer que l’esprit ne pouvait produire ses effets car nous étions névrosés. En y repensant, j’étais en route vers un royaume où l’on n’arrive jamais. Cauchemardesque ! Les miracles n’arrivaient qu’ailleurs ! A Timor par exemple, ou de l’eau fût changée en vin (en vain en ce qui me concerne maintenant !). Vous en doutez ? Lisez donc « Comme un souffle violent », de Mel Tari ! Bref, je suis sorti de la fabrique de schizophrènes. Car ma petite intelligence n’a pas abdiqué. Alors la panoplie des recettes me laisse froid, fussent-elles de Sainte Nitouche ou d’un expert en physique quantique.
Lequel d’entre eux vous dira que les dix paroles (pas commandements) sont formulées comme des affirmations. J’ai dit « promesses » à un sage juif. Il en fut tout retourné. Ceci, cher Jan, s’inscrit dans le droit fil de ce que je vous ai dit, un soir, à propos du « péché originel ».
Dieu nous a donné entre autres libertés celle de prier ou de ne pas entendre l’appel de la prière qui existe dans chaque homme.Mon vieux prof de philo nous le rappelait que cela se vérifiait souvent sur les champs de batailles, parmi les blessés et les mourants…
L’Europe a choisi avec une assurance juvénile de rejeter cet appel qui pourtant l’avait constituée .Le résultat est là , qui déferle chaque jour par le triomphe de Satan. Et ce n’est que le début.Merci au (vrai ) philosophe de nous convier à méditer sur le sujet pendant que des damnés nous invitent à courir sur les tombes de nos anciens.( cf. Verdun )