Est-ce éthique de défendre le petit nombre des nantis ?

Boris Engelson
Boris Engelson
Journaliste indépendant

La démocratie, ce n’est pas que la règle de la majorité : c’est aussi le droit des minorités. Or les deux font de moins en moins bon ménage… malgré ces phrases d’un bloc, qu’aime le « peuple ».

Comme tout le monde, je gobe des idées toutes faites, surtout quand elles se figent – pour la photo souvenir - dans des mots au-dessus de tout soupçon. « Droits », « démocratie », « humain », « solidarité », « inclusif », et bien sûr « ouverture »… qui peut défier ces beautés ? Mais parfois, les « amis du genre humain » poussent le bouchon un peu loin, dans ce jeu de construction où on emboîte les mots comme des briques de Lego. Faut-il attendre – comme à Dhaka – que la tour s’écroule, pour voir qu’il y avait vice de forme ?

Les minorités otages du despotisme ?

Si ce début de millénaire prouvait une chose, c’est bien que le pouvoir du peuple tue le droit des peuples : du Caire à Kyiv, de Caracas à Colombo, de Bangkok à Bagdad, de Rangoon à Pristina, sans oublier le Califat, les majorités s’en prennent aux minorités dès qu’elles le peuvent. D’autant qu’une dictature se voit à l’œil nu, alors que l’ostracisme des minorités peut se maquiller en émancipation de la majorité. La dictature laisse peu de place aux faux semblants, car le remède est clair : élections et expression libres. Hélas ! la règle de la majorité n’empêche pas les chambres à gaz pour des minorités : l’Exécutif et le Parlement sont censés mener, avant tout, la politique voulue par la majorité. Que reste-t-il alors aux minorités, pour éviter la chambre à gaz, quand elle est le vœu d’une majorité ? Il leur reste… la Constitution, que doivent défendre les tribunaux : c’est bien peu, dans les tempêtes du Soudan ou d’Irak. Mais tout n’est pas perdu… dans nos pays, le « Droit » se porte bien ; trop bien, même, commence à murmurer le petit peuple… qui trouve que les droits des minorités servent toujours plus à museler les majorités. Serait-ce ça, le « populisme » : un ras-le-bol face à ces coalitions de « droits » minoritaires, devenue au fil de leurs victoires une majorité relative et profiteuse, aux dépens des riches… mais de plus en plus aussi, des « précaires » laissés sur le tarmac par ces gens pressés d’aller au Ciel parler des damnés de la Terre. Des « droits » blindés par le « Droit » qui grignote les deux autres Pouvoirs ; au point que chaque fois qu’un vote ne plaît pas, le camp du « progrès » veut le faire casser devant une cour à Genève ou à Strasbourg.

Comment être toujours du bon côté

Je n’ai vu que peu à peu ce qui ne tournait pas rond dans ce béton verbal… à force de subir des séances sur les « droits de l’homme », et surtout sur ses « droits économiques, sociaux et culturels ». On y voit des gens, jadis voués corps et âmes au culte de la majorité, décliner sans plus finir les droits des minorités. Et à force d’entendre des absurdités, on commence à douter des actes d’accusation de cette justice sociale. Est-il vrai que les « entreprises multinationales » jouissent d’une totale « impunité » ? Le droit du travail, celui de la sécurité, celui de la publicité… ne remplissent-ils pas déjà des rayons entiers de codes des obligations ? Pourquoi crier à tue-tête, par exemple, que « l’écocide » (crime écologique) doit être (en sus) classé comme atteinte aux « droits de l’homme » ? Il y a, en effet, une différence entre le respect du règlement et le crime contre la nature : l’inversion de la charge de la preuve ; dès lors qu’on parle de « droit humain », l’accusateur est en position de force, qu’il soit lucratif ou étatique. Et - un pas de plus - proclamer la « prospérité » un « droit de l’homme » permet d’intenter des procès à l’Etat, si on se juge trop pauvre : on pourrait se réjouir d’une telle exigence humanitaire, si elle ne cherchait pas à remplacer le débat politique sur les moyens d’assurer l’intérêt public. N’est-il pas dérisoire de vouloir faire oublier, par la magie d’un droit de l’homme de plus, l’impasse où l’Etat providence se trouve désormais bloqué, après un siècle de succès ? Proclamer de tels « droits » est surtout une manière de se décharger du problème sur le dos des « grandes entreprises » et des « services sociaux » ; et du coup, faire d’une fiscalité maximale un « droits de l’homme ».

Le fraudeur a-t-il une âme ?

Ce qui nous mène à un deuxième sujet : pourquoi les citoyens préfèrent-ils encore se faire tailler en pièces sur un champ de bataille – même sans espoir de victoire - que se faire tondre par le fisc ? On pense à une pièce de théâtre, « L’Os » : un villageois préfère y mourir de faim que montrer aux voisins sa cachette. L’égoïsme, la rapacité… ne peuvent rendre compte seules de cette énigme, l’allergie humaine à la fiscalité. Même si cela fera sourire, on doit bien admettre que l’endurance du fraudeur tient un peu du résistant. Pourquoi donc la fraude fiscale est-elle, depuis Cro-Magnon, le métier favori du citoyen ; même du pauvre, s’il le peut ? Est-ce parce que la fiscalité est au carrefour de deux voies vers l’équité : « de chacun le même montant », ou « de chacun selon ses moyens ». L’Etat divisant-là pour régner, selon la formule de Michelet, qui ironisait sur la promesse de prospérité aux pauvres et de sécurité aux riches. Et – hélas ! – la politique se réduit souvent, en effet, à l’art de tondre un maximum de « riches » tout en gardant le vote d’une majorité de « pauvres ». Les riches sont-ils alors une « minorité persécutée », voire « menacée » dans sa survie ? Même si tel était le cas, elle n’oserait pas le clamer, de peur du ridicule. Un ridicule dont le « peuple » use souvent pour réduire ses adversaires à l’impuissance. Mais revenons au sujet central : la justice braillarde et les injustices muettes. Si cet article a fait un détour par la fiscalité, c’était juste pour faire un test de résistance… des arguments paradoxaux.

Le « droit » de poser des questions

Car – retour au point de départ - les arguments bien solidaires ou juste ordinaires, eux, ont surtout la solidité des illusions et des habitudes. Un exemple de plus, début mai : « La formation universitaire à l’heure numérique » à l’Université de Genève, dans le sillage du grand débat sur les « Moocs ». Curieux… les ateliers pratiques n’y ont souvent aucun rapport avec le numérique… en particulier cette « Law clinic » sur « les droits des personnes vulnérables » : en clair, le soutien apporté aux Roms de la Plaine de Plainpalais par des Samaritains de la Faculté de droit. Qu’on voie dans la « solidarité » avec les Roms un acte de cœur ou de comm’, on peut en tout cas se demander ce que le sujet a de « numérique ». Mais mieux vaut se le demander à voix basse…  et ne pas poser la seconde question : les juristes n’ont-ils pas confondu, ce jour-là, « numérique » et « dénombrable » ? En effet, à la « Law clinic », la cheffe des « Rendez-vous de l’enseignement » a ouvert les feux avec un plaidoyer pour un plus grand nombre de permis de travail en faveur des bistrots. Mais quand le soussigné a posé sa question sur la dimension « numérique » d’une telle « formation », il s’est tout de suite fait faire la leçon sur la valeur de l’appui aux délaissés et autres oubliés, par une de ces « Je Sais Tout » qui peuplent nos Facultés. C’est à ce moment que j’ai demandé si cette sympathie pour les minorités stigmatisées ou ostracisées s’étendait aux gérants de fortune et fraudeurs du fisc. « Le droit, pour nous ici, signifie bien sûr droits de l’homme », fut la réponse péremptoire. Bref, les gérants de fortune ne sont pas des hommes. Une fois encore, je tends au lecteur le fouet pour me faire battre… mais le martyre n’est pas le fruit du seul masochisme : il peut résulter des rigueurs de la vérité.

Les aquariums et l’homosexualité

Car à subir sans mot dire la rhétorique en Lego, on finit par faire sienne la logique des Ouin-Ouin. On connaît cette vieille blague : « Qu’est-ce que la logique ? », demanda un jour un Ouin-Ouin à un professeur de psychologie, à l’issue d’une conférence. Désireux de se mettre au niveau d’un grand public, le prof donna un exemple. « Si vous avez chez vous un aquarium, on peut en déduire que vous aimez les animaux… et du même coup, que vous avez bon cœur… enfin, que vous avez la corde sensible aux hommes… bref, la logique, c’est ce genre de déduction ». Dans le bus pour rentrer chez lui, Ouin-Ouin apostrophe un passager : « Avez-vous un aquarium chez vous ? ». L’inconnu, surpris, répond « Oui » ; et Ouin-Ouin de conclure « Alors, vous êtes homosexuel ! ». Faut-il être homophobe pour briser cette « logique » ; ou plutôt : la lutte contre « l’homophobie » et autres « droits des exclus » sert-elle à nous coincer tous dans cette « logique » ?

Boris Engelson, 14 juillet 2014

 

Et vous, qu'en pensez vous ?

Poster un commentaire

Votre commentaire est susceptible d'être modéré, nous vous prions d'être patients.

* Ces champs sont obligatoires

Avertissement! Seuls les commentaires signés par leurs auteurs sont admis, sauf exceptions demandées auprès des Observateurs.ch pour des raisons personnelles ou professionnelles. Les commentaires sont en principe modérés. Toutefois, étant donné le nombre très considérable et en progression fulgurante des commentaires (259'163 commentaires retenus et 79'280 articles publiés, chiffres au 1 décembre 2020), un travail de modération complet et exhaustif est totalement impensable. Notre site invite, par conséquent, les commentateurs à ne pas transgresser les règles élémentaires en vigueur et à se conformer à la loi afin d’éviter tout recours en justice. Le site n’est pas responsable de propos condamnables par la loi et fournira, en cas de demande et dans la mesure du possible, les éléments nécessaires à l’identification des auteurs faisant l’objet d’une procédure judiciaire. Les commentaires n’engagent que leurs auteurs. Le site se réserve, par ailleurs, le droit de supprimer tout commentaire qu’il repérerait comme anonyme et invite plus généralement les commentateurs à s’en tenir à des propos acceptables et non condamnables.

Entrez les deux mots ci-dessous (séparés par un espace). Si vous n'arrivez pas à lire les mots vous pouvez afficher une nouvelle image.