Notre société virtuelle, avec Internet, nous accorde - certes - une liberté d’expression ; mais à condition de nous taire sur les sujets tabous, sous peine de menaces de procès et/ou de nous faire taxer « d’extrémistes ». C’est, du reste, ainsi que les historiens définiront ce curieux début de 21e siècle, début décidemment très virtuel, que nous expérimentons jour après jour. Je dois avouer que la dimension virtuelle de notre société me laisse songeur. J’en avais bien entendu conscience auparavant, mais le virtuel m’inquiète toujours davantage.
Qu’est-ce que le virtuel au fond ? Le mot ‘virtuel’ qualifie ce qui est certes en puissance, mais souvent sans effet réel. Le virtuel qualifie ce qui est possible, mais sans être forcément réel. Dans le domaine de la liberté d’expression, on doit distinguer l'intention virtuelle de l'intention réelle. L’intention virtuelle ne suffit pas pour accomplir l’intention réelle. Parce que ce que dit quelqu’un virtuellement est indépendant de ce qu'il pense et de ce qu’il fait réellement. Vu sous cet angle, le virtuel a toujours existé.
De nos jours, le virtuel a la fâcheuse tendance d’envahir tout l’espace, à remplacer toute action réelle. Et il en résulte que nous sommes libres de nous exprimer sur Internet, bien plus que dans les médias classiques, mais à condition de nous taire à propos de certaines réalités, sous peine, j’insiste, de menaces de procès et/ou de nous faire taxer « d’extrémistes ». Car quiconque ouvre la bouche est instantanément et automatiquement jugé pour ce qu’il a dit, même pour ce qu’il a virtuellement dit.
D’un côté, être jugé pour ce qu’on dit est une bonne chose. Par exemple, lorsqu’un politicien assène, chaque jour, son idée virtuelle du jour, il est sain et il est bon que l’on puisse qualifier cela de fanfaronnade. D’un autre côté, c’est aussi une mauvaise chose. Car si quiconque osant ouvrir la bouche, est instantanément et automatiquement jugé pour ce qu’il dit, alors il n’y a plus de valeurs réelles, seulement des valeurs virtuelles ; il n’y a plus que le jugement et la condamnation, par les uns, de tout ce que disent, les autres.
De ce fait, hélas, nombre d’intervenants publics parlent - uniquement - en fonction de ce que les autres ont dit hier, et en fonction de ce que les autres vont dire demain. C’est ce qu’accomplissent de nombreux politiciens. Et c’est ce qui fait d’eux des personnages un brin virtuels.
Or, si le virtuel remplace tout le reste, et si au nom de ce virtuel, quiconque osant ouvrir la bouche de façon atypique est instantanément et automatiquement jugé, à tort ou à raison, pour ce qu’il a dit, alors il n’y a plus de liberté d’expression. Et plus personne ne va vouloir continuer à ouvrir la bouche librement ou à écrire librement. Seul sera « libre » de s’exprimer celui qui se taira sur les sujets qui fâchent. Il est naturel que ceux qui parlent tout le temps soient tournés en dérision. Il n’est, en revanche, pas naturel du tout, que n’importe quel malade noctambule et oisif, se sente appelé, à commenter, tout ce que les autres disent et écrivent. Quiconque, par son comportement, vit dans le mensonge, dans la contradiction ou dans l’imposture, s’expose, à ce qu’un jour, son comportement entre dans le domaine public. Cela fait partie de l’Etat de droit.
Mais commenter ce qu’un tel a commenté, à propos de tel commentaire, effectué par tel autre, cela n’est pas de la liberté d’expression. Cela n’est plus qu’un cirque virtuel, où n’importe qui peut dire et écrire tout et n’importe quoi, sans aucune compétence, dans des proportions hallucinantes, avec à la clé, de ridicules théories sur le complot mondial permanent (l’Iran et la Corée du Nord seraient les victimes ; les démocraties, américaine et israélienne notamment, seraient les méchants…).
Dans des proportions obsessionnelles et conspirationnistes hallucinantes qui relèvent, non pas du travail des idées, mais d’une pathologie, parfois narcissique, qui a pris ses quartiers sur certains alter-blogues y compris avec des trolls postés la nuit, mais supprimés par les webmasters dès le lendemain matin, et donc trolls lus par personne, excepté leurs tristes auteurs.
Je note - pour conclure sur une note positive - que le site Internet ‘Les Observateurs’ donne la parole à celles et ceux qui savent distinguer liberté réelle d’expression et liberté virtuelle d’expression. Il est vrai que généralement sur Internet, le débat jaillit et retombe au niveau des urinoirs ou juste à côté. Il n’en demeure pas moins que le site Internet ‘Les Observateurs’ transmet une forme de pensée et d’expression qui participe d’une incontestable culture politique et historique. C’est là un antidote salutaire contre la dictature, réelle et virtuelle, de la médiocrité.
Michel Garroté, 29 mai 2015