L'apprentissage par problème (ou situation-problème) est une pratique promue dans le monde de la formation pédagogique helvétique (et pas uniquement). Pour ceux qui ne sauraient pas de quoi l'on parle, il s'agit de faire travailler les élèves en équipe afin de résoudre un problème pour lequel ils n'ont reçu aucune formation particulière. Ils s'agit donc pour eux de découvrir par eux-mêmes les notions nouvelles nécessaires à la réalisation de cette tâche. Dans ce schéma, l'enseignant n'agit qu'en tant que facilitateur et ne doit pas dévoiler les règles sous-jacentes.
Les promoteurs de ce genre de pratiques avancent qu'en procédant de la sorte on permet aux élèves de faire de réels apprentissages en les plaçant au coeur du processus d'apprentissage et qu'en sollicitant l'engagement des élèves, on les implique davantage dans l'apprentissage. Tout cela est bien joli, mais dans la pratique, qu'en est-il?
Tout d'abord, concernant la mise au travail en groupe: répétons-le une fois encore, même un travail de groupe bien maîtrisé du point de vue disciplinaire génère des nuisances sonores, nuisances qui contribuent à alourdir la charge cognitive sur la mémoire de travail des élèves et donc à parasiter leur capacité de raisonnement. Ca, c'est pour le meilleur des cas, celui où l'ensemble des élèves s'implique dans le travail du groupe. Cette configuration est malheureusement plutôt l'exception que la règle au niveau de l'école obligatoire.
Mais bon, admettons un instant la situation idéale où chacun s'implique à fond, histoire de voir si le raisonnement peut se tenir. L'idée sous-jacente au travail de groupe est le conflit socio-cognitif: l'élève exprime son opinion, la confronte avec celle d'autrui et, par ajustement successif bonifie son raisonnement. Tout cela est bien joli mais ne tient pas compte de plusieurs autres éléments importants, à savoir l'opinion que l'élève a de lui-même et celle qu'il a de son/ses partenaires de travail et s'il a un vécu l'ayant rendu plutôt introverti ou extraverti notamment. Si l'élève est du genre à exprimer devant tout le monde ce qu'il pense, alors le fait de devoir proposer son opinion ne le dérange pas le moins du monde. Ce n'est par contre pas le cas de l'élève qui a l'habitude de se taire et ne parle que peu. Pour lui, cet exercice aura plus la forme de la torture qu'autre chose s'il rentre dans le concept et exprime véritablement sa pensée. D'un autre côté, un élève qui n'a pas une bonne opinion de lui-même risque également de ne pas participer à la discussion. Ou, s'il le fait, à très vite effacer son opinion devant celle de quelqu'un d'autre plus sûr de lui et ce même s'il a raison. Enfin, les relations des élèves entre eux ne sont pas neutres: elles sont marquées de relations hiérarchiques en terme de popularité par exemple. Si donc un élève plutôt discret se retrouve en face de monsieur populaire, aura-il le culot de lui tenir tête jusqu'à la fin? Ou finira-t-il par baster, monsieur populaire ayant, de par son statut social une sorte d'argument d'autorité? On peut utiliser ce même schéma avec un élève plutôt faible qui travaille avec un intello, le second bénéficiant, dans le contexte scolaire, d'un argument d'autorité certain. Alors certes, l'argument d'autorité est certainement le plus faible de ceux qui puissent être invoqués dans un débat, mais ça, de nombreuses personnes adultes ne le savent pas. Il n'y a qu'à voir avec quelle attention sont écoutés certains experts même s'ils racontent n'importe quoi. Dans ce contexte, penser que les enfants/adolescents arrivent sans problème à le faire relève de la naïveté la plus absolue.
Certes, la situation peut bien désavouer celui qui a réussi à imposer son opinion. Mais est-ce pour autant que l'opinion d'autrui va pouvoir émerger? Ce n'est pas certain, loin s'en faut. Le meneur pourra toujours exprimer une autre opinion, peut-être aussi fausse que la première, et ainsi de suite sans que l'élève le plus en retrait ne puisse, lui, formuler sa propre idée et qu'elle soit écoutée. Il est tout aussi probable que si untel, pourtant considéré si fort dans la branche étudiée par ses pairs n'y arrive pas, alors les autres membres de son groupe se décourageront encore plus vite. Pensez donc, le meilleur n'y arrive pas, comment y arriverai-je?
Au final donc, même en partant du principe que les élèves s'impliquent dans la démarche, que les conditions extérieures ne les dérangent pas, leur tempérament et les relations qu'ils entretiennent entre eux peuvent passablement parasiter l'échange et empêcher que ne se produise le conflit socio-cognitif. Il faut donc admettre qu'il faut beaucoup de si pour en arriver à la situation où l'échange entre élèves autour d'une situation complexe puisse s'avérer fructueux. Et il n'est question là que de la dynamique au sein du groupe.
Il est bien entendu tout à fait possible d'éviter une bonne part de ces désagréments en attribuant à chaque élève un rôle dans le groupe. Mais alors, dans ce cas, c'est l'intégralité de la situation qui est modifiée: il n'est dès lors plus question de conflit socio-cognitif puisque chaque élève ne fait pas la même chose. Se pose alors un autre problème, celui de l'égalité des objectifs à atteindre: un élève qui fait du travail d'analyse ne travaille pas les mêmes compétences que celui qui est chargé de rédiger le rapport final.
Il faut ensuite se pencher sur la conception de la situation problématique elle-même. Réussir à construire une situation suffisamment proche de ce que savent les élèves pour qu'ils puissent arriver à la résoudre tout en étant suffisamment éloignée pour qu'ils doivent engager tout un processus de recherche est extrêmement difficile. Cela demande une excellente connaissance de ce que savent les élèves au préalable et de ce qu'ils sont capables de faire. Sans quoi la difficulté fixée sera trop élevée pour qu'ils puissent la surmonter. L'effet inverse est tout aussi possible: la situation peut aussi être trop simple et les élèves ne pas atteindre le stade nécessaire pour que fonctionne ce conflit socio-cognitif. Dans tous les cas, cet exercice est extrêmement périlleux puisque, en définitive, même si l'enseignant connait plutôt bien ses élèves, il ne peut pas être sûr de ce qu'il a vu ou non à côté des heures de classe par exemple. Et même dans ce qu'il a donné au préalable, il ne peut être certain d'une parfaite acquisition de ces savoirs. Si tel était le cas, les moyennes aux examens atteindraient des sommets.
Si donc la mise au travail en groupe pose problème, que la situation-problème elle-même pose problème, il faut reconnaître que le travail de facilitation que doit exercer l'enseignant est tout aussi problématique. Il lui faut en effet trouver des astuces permettant aux élèves d'avancer lorsqu'ils sont bloqués sans leur donner les clés du problème. Une nouvelle fois, l'équilibre à atteindre est fort subtil et je peux affirmer que légions sont les enseignants qui se sont retrouvé à tenter de multiples formes de facilitation devant des élèves éberlués qui n'y comprenaient juste rien.
Autre obstacle de taille: celui des élèves trop faibles et trop peu sûrs d'eux pour se lancer dans cette démarche. Il faut être cohérent, certains élèves n'ont tout simplement pas les capacités nécessaires pour surmonter de telles épreuves et doivent être guidés étape par étape pour arriver au résultat final. Ces élèves-là sont plus nombreux qu'on ne le pense et pour eux, ce genre de pratiques sont purement criminelles puisqu'elles ne font que contribuer à ternir l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur capacité dans telle ou telle matière. On voudrait enfoncer les plus faibles qu'on ne s'y prendrait pas autrement.
Il n'y a donc pas un seul instant où le processus de mise au travail par situation complexe ne se heurte à une avalanche de difficultés. Difficultés auxquelles on peut encore ajouter l'aspect chronophage de la chose: procéder de la sorte demande beaucoup de temps, temps qui ne sera bien entendu pas consacré à faire autre chose. Il faudra donc faire des sacrifices et ce pour un résultat bien loin d'être acquis comme le confirme la méga-analyse de référence de John Hattie: l'enseignement par situation problème obtient un des plus faibles niveau de résultat (effet d'ampleur de 0.15 soit tout juste plus efficace que le fait pour un élève de ... faire un régime! (0.12) Ne riez pas c'est très sérieux!) de tout ce que Hattie a pu tester (1).
En conclusion, ce genre de pratiques ridicules doivent être remises à leur juste place. Qu'à l'université, avec des étudiants qui ont déjà atteint un certain niveau d'expertise on procède par situation problème, cela peut éventuellement se justifier. En revanche, au niveau de l'école obligatoire, ce genre de pratiques risquent de faire bien plus de mal qu'autre chose...Tout au plus est-ce admissible pour occuper les plus forts de la classe qui ont fini bien avant les autres ce qu'ils avaient à faire. Et encore...
Stevan Miljevic, le 25 février 2014
http://stevanmiljevic.wordpress.com/
(1) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/