Extraits de l’interview d’Yves Daccord, directeur général du CICR,
par Stéphane Benoit-Godet et Stéphane Bussard
Le Comité international de la Croix-Rouge vient d’adopter, à la fin juin, sa nouvelle stratégie 2019-2023. Son directeur général souligne l’importance du numérique et de trouver de nouveaux modèles de financement. Il relève aussi l’importance pour le président Peter Maurer d’être membre du Conseil de fondation du WEF.
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Le Temps: La nouvelle stratégie 2019-2023 du CICR a été adoptée en juin. Quels en sont les points forts et les inflexions?
Yves Daccord: Le CICR va se concentrer encore davantage sur les conflits armés pour une raison simple. Depuis 2011, on est entré dans une période de grande instabilité. Le nombre de conflits armés dans le monde a augmenté. Ce qui change pour nous, ce sont les gens qu’on cherche à protéger et à assister. La position morale d’organisations comme la nôtre qui agissent sur le terrain est en train de changer. On ne nous perçoit plus automatiquement comme des «bons gars» dévoués à l’humanitaire. Les attentes envers nous ont changé. Partout, mais surtout au Moyen-Orient, les gens ont désormais des stratégies de survie très différentes. Ils sont malins et très mobiles. Ils souhaitent du wifi et une certaine protection de leurs données. Ils sont de plus en plus des agents de leur propre vie. C’est pourquoi nous devons aller plus loin dans notre interaction avec eux [...]
On assiste à un retour du souverainisme. Il devient très difficile de traiter avec certains Etats obsédés par les questions sécuritaires.
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Image de la page principale du CICR : les palestiniens musulmans. Question : quand est-ce que les musulmans ont fait quelque chose pour les non musulmans ?
On vous accuse de vouloir trop faire de développement et d’éroder la spécificité du CICR…
L’assistance reste l’une de nos missions prioritaires, mais elle n’a rien à voir avec ce que font les acteurs du développement. Ces derniers poursuivent un agenda de changement social. Le CICR n’a pas l’ambition de changer la société. Il veut humblement faire en sorte que les systèmes vitaux en place ne s’effondrent pas. Nos 15 opérations les plus importantes durent depuis trente ans en moyenne. Pour avoir de l’impact, nous devons changer notre mode opérationnel. D’où la nécessité de mener des interventions de longue haleine pour réparer des infrastructures vitales.
La concurrence n’est-elle pas déjà très forte sur ce front?
Il faut savoir jusqu’où aller. La limite, c’est la compétence. Au Yémen, on peut s’occuper de problèmes liés à l’eau et au secteur sanitaire. Mais difficile d’aller plus loin. [...]
Ces activités ne se font-elles pas au détriment de la mission de base du CICR, la protection (des détenus)?
Si le CICR ne faisait que de la protection au sens strict du terme, il ne pèserait qu’un quart de ce qu’il pèse aujourd’hui. [...]
Par ailleurs, il devient extrêmement compliqué d’avoir une discussion sur la notion de protection avec les Etats, y compris européens.
Peter Maurer et moi pensons qu’il faut être au WEF pour influencer les discussions sur l’humanitaire, sans quoi on risque d’être marginalisé
Pour quelle raison?
On assiste à un retour du souverainisme. Il devient très difficile de traiter avec certains Etats obsédés par les questions sécuritaires. Et je ne vous parle pas des combattants étrangers qui se sont battus en Syrie ou en Irak. Ce sont les conversations les plus difficiles que j’aie jamais eues avec les Etats européens qui refusent d’accueillir les hommes et les femmes ex-combattants, mais qui se disent prêts à autoriser le retour des enfants pour autant qu’ils n’aient pas plus de 5 ans.
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Vous êtes vous-même membre d’un conseil de fondation…
Je suis membre du Conseil de fondation de l’Overseas Development Institute, un puissant think tank lié au développement. Or, qu’on le veuille ou non, ce sont encore les Anglo-Saxons qui posent les principaux concepts du développement. Ma présence, c’est une manière de chercher à influencer la façon dont les Anglo-Saxons pensent l’humanitaire.
On vous dit préoccupé par la dépendance aux bailleurs de fonds étatiques comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Ce qui importe, ce ne sont pas que les montants que nous touchons. C’est la qualité des contributions. [...]
Désormais, 70% de nos opérations se déroulent dans le monde musulman et il faut composer avec cette nouvelle réalité.
Collaborer avec Pékin, n’est-ce pas une manière de se «désoccidentaliser», un souhait cher au CICR?
Le symbole de la croix sur notre emblème a été parfois compliqué à gérer dans les années 1990. Nos équipes étaient ciblées pour cela. Désormais, 70% de nos opérations se déroulent dans le monde musulman et il faut composer avec cette nouvelle réalité. Nos équipes sont désormais vraiment globales. Nous comptons 140 nationalités dans nos rangs. En termes de perception, il est cependant important que nos interlocuteurs sur le terrain voient notre organisation non pas tant comme suisse, mais comme une organisation humanitaire basée à Genève. Cette ville a un statut particulier aux yeux du monde. Nous sommes d’ailleurs la seule organisation à avoir le mot «Genève» dans son logo et cela nous sert. Autre particularité, notre comité va rester à 100% composé de ressortissants suisses. Cela permet d’éviter une politisation excessive du comité et de garantir notre indépendance.
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Craignez-vous un choc des cultures?
Nous ne sommes pas en train de transformer le CICR en organisation de culture anglo-saxonne. Mais nous avons volontairement gommé une perception ancienne au sein de la maison. Quand j’ai commencé, on montrait du doigt les collègues suisses alémaniques tant les Romands étaient nombreux. Depuis, nous avons internationalisé nos effectifs. Avant on entrait au CICR après ses études, on y passait quatre ans avant de poursuivre sa carrière ailleurs. Tout tournait autour des délégués et les autres fonctions avaient moins de poids, le tout dans un monde très francophone.
Qu’est-ce qui a changé?
Depuis quinze ans, notre action s’est professionnalisée. Le côté bricoleur de génie, cela ne fonctionne plus quand il faut amener des solutions pointues dans des domaines aussi variés que la santé, le sanitaire, la prévention ou les enquêtes forensiques. Le CICR doit amener de l’expertise. Nos nouveaux employés ont plutôt 40 ans, une carrière derrière eux et ils restent plus longtemps dans l’organisation. Pour trouver des talents, nous cherchons dans le monde entier. Notre problème principal tient aux langues. Des 100 postes nouveaux, 12% sont occupés par des gens qui parlent anglais et français, et 88% sont des gens avec des langues plus spécifiques. Nous avons un énorme besoin de gens qui parlent arabe, la plupart de nos interventions se faisant dans le monde musulman. Que ce soit pour un psy, un gynéco ou un ingénieur sanitaire, un candidat suisse ne fait pas toujours l’affaire. Etre Européen et avec la mauvaise nationalité peut vous empêcher d’agir sur certains terrains. A titre d’exemple, nous ne pouvons plus envoyer de Danois dans certains pays, après l’affaire des caricatures.
C’est une révolution culturelle!
Nous nous sommes globalisés, nous devons repenser le «nous». Je ne pense pas qu’à nos expatriés mais à tous nos 18 000 collègues. [...]
Les jeunes générations au CICR ont-elles le même engagement pour l’humanitaire?
Difficile de généraliser. Une chose nous distingue d’autres institutions comme l’Unicef ou le HCR. Ces dernières opèrent principalement à travers des partenaires sur le terrain. Nous, nous grandissons avec notre propre personnel. C’est notre assurance vie qui nous permet de rester connectés en permanence avec le terrain. Avant de vous recevoir, j’étais en conférence téléphonique avec des collègues au sujet d’une prise d’otage. Je peux vous assurer que cela vous ramène à des réalités qui sont de moins en moins comprises.
C’est-à-dire?
Depuis une dizaine d’années, les médias internationaux ont disparu des zones de front. On navigue dans des endroits où les opinions sont très tranchées et où la déshumanisation de personnes, de groupes est quotidienne. Aussi raconter des histoires aussi complexes que la Syrie ou la Palestine devient très compliqué. La désinformation est reine. Les gouvernements n’ont plus besoin de journalistes, même à leurs bottes, ils communiquent en direct. Idem avec les groupes terroristes. Al-Qaida avait besoin de la presse, pas l’Etat islamique.
Comment jugez-vous l’action de la Suisse par rapport au CICR?
La Suisse fait un super-boulot, elle nous soutient et nous laisse une totale indépendance. Mais nous lui rapportons plus qu’elle ne nous donne. Entre les 150 millions que la Confédération nous verse chaque année et ce que nous payons en impôts ou en achats de médicaments ici, la différence se chiffre à 100 millions. Sans compter que nous apportons encore beaucoup à la Suisse en termes de renommée. Le financement de Berne est peut-être stable, mais à mon avis insuffisant. L’Allemagne (4e plus grand contributeur) par exemple a, elle, quadruplé sa contribution ces dernières années.
Et avec les Etats-Unis?
Nous avons des relations régulières et complexes avec eux depuis 2001, date de leur entrée en guerre dont ils ne sont plus sortis depuis. Les Etats-Unis ne sont pas monolithiques. Nous entretenons avec eux une relation sophistiquée à travers de nombreux points de contact. Le CICR ne les perçoit pas seulement à travers le prisme de leur président. Mais il est clair que sur certains dossiers les choses deviennent compliquées, comme sur la Palestine.
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