Au milieu d’une belle forêt, un grand arbre

Jean-Jacques Langendorf
Jean-Jacques Langendorf
Historien, écrivain

A la télévision, sur les ondes et dans les quotidiens et hebdomadaires, j’ai relevé des centaines de bourdes les plus grossières, qui auraient pu servir à composer une anthologie de l’ignorance de la chose militaire. Nos gens de presse confondaient allègrement…
Il fut une époque, désormais lointaine, où la presse romande (et bien sûr alémanique) se targuait à juste titre de prestations de haut niveau. Il n’est que de feuilleter de vieux numéros du défunt Journal de Genève ou même de la Tribune de Genève, sans parler de la Gazette de Lausanne, pour y découvrir des articles de fond, embrassant les sujets les plus variés, de l’histoire à la philosophie, de la philosophie à la science, etc. Les recensions des livres étaient fouillées…

 
Il fut une époque, désormais lointaine, où la presse romande (et bien sûr alémanique) se targuait à juste titre de prestations de haut niveau. Il n'est que de feuilleter de vieux numéros du défunt Journal de Genève ou même de la Tribune de Genève, sans parler de la Gazette de Lausanne, pour y découvrir des articles de fond, embrassant les sujets les plus variés, de l'histoire à la philosophie, de la philosophie à la science, etc. Les recensions des livres étaient fouillées, souvent sur plusieurs colonnes et, dépourvues de complaisance, elles n'hésitaient pas à recourir à la "démolition" lorsque cela s'avérait nécessaire. Les critiques des concerts de l'Orchestre de la Suisse romande étaient solidement structurées, bien que parfois hargneuses, en particulier dans La Suisse. Les conférences savantes y trouvaient également leur compte ainsi que les débats des Rencontres internationales de Genève. De grâce, ne comparons pas les journaux de cette époque avec la bouillie illustrée et colorée que l'on nous sert aujourd'hui, pudding pour demi-illettrés. 
Il existait également des chroniques militaires qui, à partir des années septante du siècle précédent, ont complètement disparu. Elles commentaient les événements guerriers, présentaient les doctrines, les matériels, analysaient les intentions des adversaires ou s'occupaient des ouvrages consacrés aux opérations ou à ceux qui les dirigeaient.  Elles étaient tenues par des hommes compétents, souvent officiers eux-mêmes, qui savaient de quoi il retournait et prenaient le temps d'en parler. Je ne rappellerai que deux noms parmi beaucoup d'autres, celui du Vaudois Fernand Feyler, pour la Première Guerre mondiale et du Neuchâtelois Eddy Bauer pour la Deuxième dont les analyses faisaient autorité, aussi bien à l'étranger que dans le pays. Avec de tels chroniqueurs, on peut dire que le lecteur était orienté et bien orienté.  Et aujourd'hui? Je me permets de citer ce que j'écrivais au lendemain de la Guerre du Golfe de 1990-91, qui atteste de cette débandade intellectuelle et informative: "A la télévision, sur les ondes et dans les quotidiens et hebdomadaires, j'ai relevé des centaines de bourdes les plus grossières, qui auraient pu servir à composer une anthologie de l'ignorance de la chose militaire. Nos gens de presse confondaient allègrement bataillons, régiments ou brigades, ne parvenaient pas à faire la différence  entre mortier et obusier, entre les divers types d'avions, de chars ou de navires, s'embroullaient dans les calibres, mélangeaient tactique et logistique, attribuaient à telle ou telle armée des systèmes qu'elle n'avait jamais possédés. Je me souviens de ce reporter parlant du 'tir des chars sur les positions irakiennes' confondant  blindés avec obusiers automoteurs M-109. Ou de cet autre  évoquant les bombardements effectués par le bombardier B-1... que les Américains n'utilisèrent pas [...]
Infatigables, jour après jour, sur les écrans, à la radio, des généraux à la retraite, des universitaires sentencieux, des politiciens et des diplomates, au rancart ou non, voire des comptables qui, vers 1973, avaient dirigé la filiale d'une quelconque banque agricole à Basssorah, sont venus expliquer ce qui devait fatalement se passer et comment la guerre allait être conduite. Puis il y eut aussi le déferlement des pro-américains et des pro-irakiens, des neutres, des pasteurs et curés pacifistes, des lesbiennes contre la guerre, des ménagères berrichonnes tendant la main aux ménagères de Bagdad. Là aussi, chacun  se sentit obligé de jouer son Clausewitz.  Des millions d'auditeurs et de téléspectateurs qui assistaient à ce Café du Commerce en délire furent entraînés des mois durant, dans la danse infernale des percées, des enveloppements, des  débordements, des attaques frontales, des débarquements, des manoeuvres directes ou indirectes, des retraites excentriques, des frappes ponctuelles, etc, etc. Des nuages de gaz toxique traversaient les studios, les morts par dizaines de milliers s'accumulaient dans les couloirs tandis que les Scud intrépides  atomisaient ou gazaient Riyad, Damas, Le Caire ou Tel Aviv  et que les Américains, pour ne pas être en reste, faisaient subir le même sort à Bagdad.  Lorsque l'équipe  du News and World Report conclut que la presse internationale ne s'est pas montrée à la hauteur  de sa tâche et que, par conséquent, elle s'est discréditée aux yeux du public, on ne peut lui donner tort." 
Cet affaissement perdure allègrement... Ce n'est pas en lisant la presse quotidienne, ou ses suppléments dits littéraires - je pense entre autres aux snobissimes et prétentieuses digressions culturelles du Temps - que l'on pourra prendre connaissance de la véritable renaissance des écrits consacrés à l'histoire militaires en Suisse romande, renaissance qu'un J.-J. Rapin a évoquée dans un article récent. Mon Dieu, surtout ne pas parler de ces choses obscènes qui sont en relation avec la guerre, surtout quand elles sont favorables à notre pays! Ainsi, le lecteur ignorera tout des ouvrages, souvent salués par la critique à l'étranger, de Dimitry Queloz, de Pierre Streit, de Gérard Zimmermann, de Alain Jacques Tornare, de David Auberson, de J.-J. Langendorf et de beaucoup d'autres, qui portent sur des sujets aussi divers que la bataille de Morat, l'armée romaine, les Vaudois de Napoléon, la doctrine militaire de la France avant 1914, la Suisse dans les deux guerres mondiales, les tribulations américaines d'un officier vaudois durant la guerre de Sécession, la pensée militaire prussienne (avec entre autres un chapitre consacré à Clausewitz et la Suisse), la S.S., l'archéologie militaire des Croisades, et j'en passe. Il en va de même pour des travaux importants consacrés par des étrangers à la Suisse. Je songe aux ouvrages de Stephen Halbrook sur notre pays pendant la dernière guerre mondiale ou de Herbert Reginbogin sur la neutralité. Heureusement qu'il nous reste le blog Militum Historia d'Adrien Fontanellaz ou le Blogdefense de Dimitry Queloz. Il est également significatif que le Centre d'histoire et de prospectives militaires de Pully, qui organise colloques et symposiums de haut niveau, avec des historiens connus, des analystes politiques de format européen, des officiers généraux n'a jamais été fréquenté par un seul homme de presse. Karl Krauss, en qualifiant les journalistes ("la journaille", disait-il) de "bêtes paresseuses", nous livre une explication partielle pour cette absence. Mais partielle seulement car l'idéologie political correct, l'alignement sur la bien pensance castratrice a fait le reste. 
L'ouvrage de Pierre Rochat, publié fin 2013, La garnison de Saint-Maurice. Un demi siècle d'histoire militaire (Editions Cabédita, Bière, 687 pages, nombreuses illustrations, cartes, 45 CHF) ajoute une pierre supplémentaire, d'une qualité impressionnante, à cet édifice.  Nul ne pouvait être mieux placé que l'auteur, juriste et colonel EMG, et un des anciens chefs de la brigade de forteresse, pour nous parler de cette "institution singulière, unique dans les annales de l'armée suisse." En avril 1894, le Conseil national adoptait à l'unanimité une loi relative à la défense des fortifications du Gothard en temps de paix comme en temps de guerre. Une garnison permanente, avec tous les organes nécessaires de commandement, était mise sur pied. La même année, le Conseil fédéral prit un arrêté fixant le statut des troupes - la garnison -  chargées de défendre la position de Saint-Maurice, dans le Bas-Valais, qui bloquait le défilé. Au premier abord tout cela paraît simple. En réalité tout s'avéra compliqué car des conceptions doctrinales, politiques, juridiques, économiques, militaires s'opposèrent sans même parler d'un changement de statut et de ce que l'auteur appelle "le combat des chefs". Dans une présentation fouillée, l'auteur va nous entraîner dans les méandres de cette histoire, en guide compétent qui sait s'exprimer avec clarté et qui a puisé aux meilleures sources, proposant une somme de travail qui impose le respect: dépouillement d'archives, de publications officielles, de périodiques, de règlements, témoignages et lecture d'une multitude d'ouvrages.
Cette recherche présente ce qu'ont été durant la Première Guerre mondiale, l'entre-deux-guerres et la Seconde, les missions de la garnison, son dispositif tactiques, ses armes, sa vie quotidienne, les relations avec les autorités civiles, son administration, le financement, etc. Passionnantes (mais ne le sont-elles pas toutes), les pages consacrées à la place forte de Saint Maurice, considérée comme le pilier occidental du Réduit national et qualifié de Réduit dans le Réduit. Les travaux entrepris sont présentés et un bilan imposant est dressé, sans masquer les manques et les erreurs commises.  Retenons cette phrase: "La fortification relève à la fois de la géologie, de l'architecture, de l'ingénierie, du génie civil, de la technologie, de la physique des matériaux, de la maîtrise entrepreneuriale [sic] et financière." On comprend la nature des difficultés rencontrées. Il n'en demeure pas moins qu'à la fin du service actif en 1945 le secteur disposait de neuf ouvrages d'artillerie avec 74 bouches à feu, sans parler des 15 canons d'infanterie de la place-forte de Saint-Maurice elle-même. 
Le 26 mai 1946, après 23 heures, trois formidables explosions ébranla la forteresse de Dailly. Les gaz qui envahirent les souterrains asphyxièrent 10 ouvriers qui y travaillaient. La Commission de Défense Nationale n'en décida pas moins de continuer les travaux et d'établir une batterie de quatre pièces de 15 cm dans la galerie dite de l'Aiguille. Toutefois, la roue tournait. Une nouvelle organisation des troupes est décrétée en 1951, alors qu'on se trouvait au coeur de la guerre froide. Ce fut le glas pour la garnison de Saint-Maurice. Dans un journal interne de  1952, on pouvait prendre connaissance d'un faire-part qui annonçait le décès de la garnison de Saint-Maurice "survenu brusquement  au mois d'août  1951 après quelques semaines de délibérations occultes. La famille ne portera pas le deuil mais changera de nom." La garnison  sera désormais un régiment. 
Pierre Rochat nous propose un ouvrage extrêmement riche, nous conte une histoire qui, parfois, relève de l'épopée, avec des aperçus inédits, qui fait honneur à l'historiographie militaire vaudoise et suisse mais également à l'historiographie tout court.
 
Jean-Jacques Langendorf, 22 mars 2014

2 commentaires

  1. Posté par Christian Favre le

    Il faut aussi voir quel est le niveau de l’enseignement de l’histoire parce qu’en amont des journalistes il y a les enseignants et en amont des enseignants il y a les historiens. On peut aller encore plus loin et constater le désintérêt, voire le je m’en foutisme total des politiciens de droite concernant l’enseignement de cette branche et la diffusion par la radio/tv.
    Mais voilà 2 exemples qui en disent long:
    Le 1er c’est celui d’un gymnasien qui mentionne sa prof. au collège, donc à l’école obligatoire:
    ***
    Il semblerait d’après ce que mon ami m’a dit que sa source est sa prof d’histoire à l’école. En me souvenant des capacités décevantes de ma propre prof sur cet période : elle avait déclaré qu’Hitler avait envahi l’Éthiopie en 1935. Sauf que déjà, ce n’était pas l’Éthiopie mais l’empire d’Abyssinie qui avait le même territoire que l’Éthiopie certes et que ce n’était pas Hitler mais Mussolini. Elle m’a compté faux cette réponse lors du test j’ai été devant elle et devant toute la classe je lui ai dit, preuve à l’appui, mais elle n’a rien voulu entendre. Donc, si c’est ce même genre de profs incapables de savoir leur sujet ça fait peur qu’ils véhiculent ce genres d’inepties à la jeunesse.
    ***
    J’avais aussi relevé ceci de la part d’une journaliste du Matin dimanche…incroyable
    http://www.livresdeguerre.net/forum/contribution.php?index=50327

  2. Posté par Géo le

    « ce reporter parlant du ‘tir des chars sur les positions irakiennes’ confondant blindés avec obusiers automoteurs M-109. »
    Je ne crois pas vraiment que vous ayez pris la mesure de la déculturation de notre société. La police genevoise parle d’armes lourdes pour les kalaschnikovs de la racaille lyonnaise qui fait ses courses dans leur belle ville si accueillante…

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