La force d’un peuple opiniâtre: par le suissologue D.Bewes

Avec Le Suissologue (Helvetiq), l’écrivain anglais Diccon Bewes, établi depuis des années à Berne, dresse un portrait sans complaisance sur son pays d’adoption. Le livre passe avec légèreté et précision sur des sujets aussi divers que les institutions fédérales, les inventions cocasses, les dégustations de chocolat à l’aveugle et les vieilles querelles de clochers. Pour Diccon Bewes, la grande qualité des Suisses est leur capacité à se faire confiance. Un trait de caractère qui se retrouve dans un rapport unique aux activités financières. Extrait.

 

Citation

Diccon Bewes, Anglais bernois

«Rien ne représente mieux les Suisses que la confiance. C’est ce qui les unit.»

 

Exergue 1 : Ce principe de confiance qui sous-tend la société suisse pose de nombreux problèmes avec le reste du monde A cause des impôts.

 

Exergue 2 : Subir les intimidations des grandes puissances, par contre, ne les impressionne pas et cela provoque l’effet inverse. Les Suisses sont obstinés.

 

 

On dit qu’une image vaut mieux qu’un long discours, mais quelquefois, un simple mot donne la bonne image. En Suisse, les innombrables clichés sur les chalets, montagnes, et trains sont parfaits pour illustrer les cartes postales, mais aucun ne résume l’essence même du pays. Pour cela, il faut un mot: confiance. Rien ne représente mieux les Suisses, leur pays, leur attitude face à la vie, que ce terme. La confiance est ce qui les unit. Quand il faut prendre une décision, ils placent leur confiance les uns dans les autres, pas dans leurs politiciens. Les magasins présentent leurs marchandises à l’extérieur, pas de caméra de surveillance, les manteaux sont suspendus à l’entrée des restaurants et non sur les chaises. Parce que les Suisses savent que chacun respectera les règles, le système. Évidemment, le pays n’échappe pas aux vols, aux cambriolages, aux escrocs et aux fraudeurs, mais soit ils sont vraiment peu nombreux, soit ils sont bien déguisés. Seulement, vivre dans un pays basé sur la confiance présente des problèmes plus sérieux que quelques tromperies et autres supercheries. Ici vous ne posez pas de questions et vous partez du principe que tout le monde est honnête.

Ne pas poser de questions relève de la confiance mais aussi de la discrétion, une chose à laquelle les Suisses tiennent énormément. Vous ne mettez pas le nez dans les affaires des autres parce que vous savez que vos voisins connaissent les lois et les respectent. Vous ne questionnez pas les autres sur leurs actions car ils ont donné leur parole que tout était en règle. Le seul moment où vous intervenez, c’est lorsqu’il est évident que l’autre a dépassé la limite. Tout va bien tant que chacun joue selon les mêmes règles, mais dans le monde réel, les choses sont différentes. Quand les Suisses sont confrontés à la malhonnêteté et au mensonge, ils se montrent adorablement incrédules et dangereusement innocents. Ou ne serait-ce qu’une façade… seraient-ils en fait totalement hypocrites, jouant à l’autruche quand ils ne veulent pas regarder les choses en face? Dès qu’il s’agit du domaine bancaire, difficile de savoir.

Parmi tous les clichés sur la Suisse, celui concernant les banques est certainement le plus éloquent et le plus véridique: oui, la Suisse est le pays des banques. Les deux plus grandes d’abord, l’UBS et Credit Suisse, auxquelles s’ajoutent 319 autres établissements avec 3 400 filiales, soit au total 132 000 personnes. Une belle part de l’économie. La grande majorité de ces banques ne fait pas les gros titres. Celles dont il est question dans la presse ne sont pas celles dans lesquelles les Suisses placent leurs économies, parce que les Suisses sont de sacrés épargnants: on dénombre en moyenne trois comptes-épargne par personne. Si vous lisez Da Vinci Code ou si vous regardez un James Bond, vous aurez l’impression que les banques suisses sont dédiées aux comptes numérotés pour déposer l’argent sale et aux coffres-forts pleins de trésors égarés. Les références aux banques suisses dans les livres ou les films sont tellement peu variées que tout le monde les associe au secret, alors que pour les Suisses, c’est de discrétion qu’il s’agit. Plus ou moins la même chose, me direz-vous. Pas pour les Suisses. Les banques sont en quelque sorte le reflet de toute la société: dans l’une comme dans les autres, on part du principe que les choses sont faites correctement, sans pensée malhonnête ni intrusion dans la vie privée.

Les banques suisses font partie de la communauté, des endroits sécurisés, à l’abri de l’incertitude, garants de stabilité. Une image positive pour les investisseurs étrangers, bien avant que le secret bancaire ne soit légalement protégé. À l’inverse, l’éthique bancaire en Grande-Bretagne et aux États-Unis s’est concentrée sur la prise de risques et le gain d’argent pour permettre aux banquiers et à l’économie de s’enrichir. Un choix on ne peut moins suisse. Pourtant, les deux grandes banques du pays se sont laissé prendre par cette course à l’argent et en font désormais les frais. La chute d’UBS a été vécue non seulement comme une humiliation nationale, mais aussi et surtout comme un coup de sabre dans le contrat de confiance qu’elles avaient passé avec le peuple. Si l’argent est vite regagné, la confiance, elle, met bien plus longtemps à être retrouvée.

Paradoxalement, ce principe de confiance qui sous-tend la société suisse pose de nombreux problèmes avec le reste du monde, à cause des impôts. En Suisse, le système d’imposition fonctionne globalement comme tous ces petits magasins de vente à la ferme en libre-service, où les clients s’acquittent correctement du montant de leurs achats. Tout est basé sur l’honnêteté. Les salariés ne sont pas imposés à la source (sauf les frontaliers et les étrangers qui résident depuis moins de cinq ans). Ce serait une intrusion dans la sphère privée, compliquée à mettre en place de toute façon puisqu’une faible partie des impôts, peu élevés, sont fédéraux. Le taux de l’impôt sur le revenu dépend non seulement de votre salaire mais aussi de votre lieu de résidence, car chaque commune fixe ses propres taux. Vous pouvez donc déménager, à l’intérieur du même canton, en gardant votre emploi, et en payant moins (ou plus) d’impôt. Bien joué, si vous allez dans une commune à faible taux d’imposition, moins réjouissant dans les villes pleines de pendulaires. Tous ceux qui vont travailler en train ou en voiture paient leurs impôts là où ils vivent. Comme l’impôt n’est pas retenu à la source, tout le monde doit remplir une déclaration, même si les revenus sont faibles. L’impôt est dû dès le premier centime perçu. Il est dû sur le salaire certes mais aussi sur le capital. Un chômeur propriétaire est donc assujetti à l’impôt sur le revenu. Pour pallier cela, il existe différents moyens légaux de faire baisser le taux d’imposition. En déduisant un prêt immobilier par exemple, des frais de rénovation, des frais de transport, des dons à des associations et même des frais médicaux. Et si vous êtes salarié, vous avez droit à 15 francs par jour de forfait déjeuner. Le repas payé par l’administration des contributions… Le système bancaire et fiscal suisse repose sur un postulat: le gouvernement fait confiance aux contribuables. Tant que vous ne mentez pas (ce serait de la fraude), vous pouvez avoir une définition un peu vague de la vérité et oublier l’existence d’un compte en banque (c’est juste de l’évasion fiscale, rien de pénal). Une subtile distinction que la plupart des autres pays voient d’un autre œil. Pour les Suisses, le secret bancaire et les déclarations fiscales servent à préserver leur sphère privée. Un jour, on demanda à un banquier suisse (et politicien – l’un n’empêche pas l’autre), quel était le but de cacher de l’argent à l’État, si ce n’est pour échapper au fisc; sa réponse typiquement suisse: il n’y a aucune raison que l’État ne fasse pas confiance à ses citoyens, donc il n’y a pas de raison qu’il soit autorisé à vérifier leurs comptes. Cette vision du monde génère régulièrement des contentieux.

Au cours des dernières années, il ne s’est pratiquement pas écoulé un seul mois sans que la Suisse ne soit impliquée dans un différend fiscal: avec les Américains au sujet de la liste des clients UBS, avec les Allemands à cause des paradis fiscaux, avec les Français c’était la transparence, avec l’UE il était question des avantages concédés aux entreprises, etc. En 2009, la situation a atteint son paroxysme et la Suisse, sous la pression internationale, a décidé de coopérer en acceptant d’apporter son soutien dans les cas d’évasion fiscale (pas seulement de fraude) et de ratifier des accords de double imposition avec d’autres pays. La fin du secret bancaire? Probablement pas, bien que les banques suisses soient obligées de changer certaines de leurs pratiques. L’époque des comptes totalement anonymes et des valises remplies de billets est révolue depuis longtemps. Désormais, il s’agit de ne pas promouvoir les banques comme des hébergeurs de capitaux en fuite, comme a pu le faire UBS aux États-Unis, tout en conservant leur image immaculée. Mais si lutter contre l’évasion fiscale est une chose, ouvrir grandes les portes de la sphère privée en est une autre. La différence est même fondamentale.

En fait, le secret bancaire n’est pas, ou ne devrait pas être, un problème en soi. Il est indispensable, dans toutes les banques de monde; vous ne pouvez pas entrer dans une banque en Angleterre et demander des renseignements sur mes comptes. Et pratiquement tous les pays ont leurs paradis fiscaux où les riches et les tout-puissants placent leur argent à l’abri du fisc: les îles Anglo-Normandes pour la Grande-Bretagne, Monaco pour la France et les îles Caïman pour les États-Unis (et l’État du Delaware, à l’intérieur même du pays). Le véritable enjeu, c’est la coopération, et les Suisses sont censés avoir de l’expérience dans ce domaine puisqu’ils la pratiquent chez eux depuis des siècles. Là où le bât blesse, c’est que les Suisses ont horreur qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire et comment diriger leur pays. C’est le Kantönligeist – le «cantonalisme» – au niveau national, l’une des raisons principales de la non-adhésion de la Suisse à l’Union Européenne. Laisser Bruxelles s’immiscer dans leurs affaires serait une intrusion à grande échelle dans la sphère privée. Subir les intimidations des grandes puissances, par contre, ne les impressionne pas et cela provoque l’effet inverse. Les Suisses sont obstinés.

Quoi que vous fassiez, ne parlez pas d’argent. Parler de la guerre n’est pas non plus un sujet de prédilection (nous le verrons plus tard). L’argent est «l’amour qui n’ose pas dire son nom», pour reprendre le vers du poème d’Alfred Douglas. Les Suisses ont de l’argent, ils en ont beaucoup, mais ils n’en parlent pas. Les conversations polies n’abordent jamais le sujet de la richesse, on ne discute pas du prix des maisons, ni des bonnes affaires, et encore moins du coût de la vie. L’argent est là, on le voit, mais on ne le montre pas du doigt. Quelquefois, il passe même inaperçu. Afficher son argent n’est pas une coutume suisse. Les signes extérieurs de richesse, particulièrement visibles à Zurich, sont plus probablement l’affaire des Russes. Quant aux paris sportifs, rien de plus vulgaire. Pas de bureaux de turf dans les rues de la Confédération. D’une part, parce qu’en Suisse on gagne son argent autrement, et d’autre part, si c’est une source de revenus, on préfère que les voisins ne soient pas au courant. Si on s’adonne au jeu, c’est dans l’intimité de ses quatre murs ou dans un casino – il existe vingt établissements légaux, répartis dans tout le pays.

Cette aversion à parler d’argent se reflète jusque dans le texte des offres d’emploi où les salaires ne sont jamais mentionnés. Vous imaginez… tout le monde saurait combien vous gagnez. Hors de question. Si vous êtes à la recherche d’un emploi, vous devez donc connaître le niveau des salaires de la branche qui vous intéresse et savoir combien vous valez. À la fin de l’entretien, la discussion s’oriente vers le salaire mensuel et prend une tournure presque surréaliste pour quiconque n’est pas au fait du système suisse. Vous devez faire une offre, à laquelle votre interlocuteur répondra par une contre-offre, sachant que les sociétés suisses paient 13 salaires annuels, et non pas 12, le 13e servant à payer vos impôts (voir plus bas). Finalement, vous trouvez un terrain d’entente acceptable pour les deux parties. Une conversation qui ressemble plus à du marchandage qu’à un entretien d’embauche, un peu désagréable si vous n’aimez pas parler d’argent, mais monnaie courante en Suisse. Car, quel que soit le sujet, le principe reste identique: communication et compromis pour arriver à un consensus satisfaisant tout le monde. Peut-être que les Suisses n’aiment pas parler d’argent parce qu’ils n’ont pas toujours été riches. N’oublions pas que la Suisse a toujours été un pays enclavé, sans grandes ressources naturelles ni empire, donc peu compétitif face aux grandes puissances européennes. La situation changea vers la fin du XIXe siècle avec l’avènement du chemin de fer et du tourisme, mais les banquiers suisses profitaient déjà d’une bonne réputation. Même si le pays avait peu d’argent, on pouvait compter sur eux pour s’en occuper et cela n’avait rien à voir avec la loi sur le secret bancaire (ratifiée en 1934). Stabilité, honnêteté et sécurité étaient les mots d’ordre. En fait, c’est de confiance qu’il s’agissait.

 

 

(((encadré auteur)))

 

Diccon Bewes est un écrivain voyageur originaire du Hampshire, au sud-est de l'Angleterre, qui vit aujourd’hui à Berne. Avant de se lancer dans une carrière d'écrivain voyageur, Diccon bewes a obtenu un diplôme de relations internationales de la London School of Economics. Il a ensuite été libraire et rédacteur à Lonely Planet et Holiday Which? Magazine. Il dirigeait le rayon anglophone de la librairie Stauffacher à Berne. Désormais écrivain à plein temps, il continue de vivre en Suisse. Le Suissologue a été un best-seller au Royaume-Uni, nommé «livre de l'année» par le Financial Times.

 

DICCON BEWES

Le Suissologue. Un regard anglais sur la Suisse. Helvetiq. 320 pages.

Source : Agefi 12 août 2013. Nous remercions le redacteur en chef de nous autoriser à reprendre ces bonnes feuilles parues en primeur dans l'Agefi.

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