Service public : le bal des hypocrites

Uli Windisch
Rédacteur en chef
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Lundi 6 février, le journal de 12h30 de La Première offre une tribune en or à un obscur mouvement «Art et Politique», collectif qui réclame plus de transparence lors de rachats de journaux pour connaître les noms des propriétaires. Au nom d’une certaine «gauche libérale» (sic), l’interviewé suggère une piste : étendre le service public à la presse écrite et permettre aux lecteurs de devenir propriétaires. La belle affaire! Mais de quel service public parle-t-on?

Lors d’un séminaire organisé en novembre dernier par le Think Tank «Avenir Suisse»*, Tibère Adler, membre du conseil d’administration de Tamedia, avait interpellé l’auditoire en soulignant le rôle prépondérant de la presse écrite en matière de couverture de la vie politique locale, de la vie associative ou encore de l’actualité sportive. Sans oublier le rôle des radios et télévisions locales qui, avec un petit 4% issu de la redevance obligatoire la plus chère d’Europe, animent avec professionnalisme et souvent talent l’actualité de leur région.
La multiplication de l’offre des contenus médiatiques et la fragmentation des audiences ont favorisé l’érosion des recettes publicitaires et leur dispersion sur de multiples supports. Les recettes publicitaires de la SSR n’échappent pas à cette érosion que subit, de plein fouet, la presse écrite. Pourquoi, au nom de la notion de «service public» faudrait-il favoriser la SSR et entrer en matière sur sa revendication de pouvoir diffuser de la publicité sur ses sites Internet ?

Le «service public», une mystification

La SSR façonne l’opinion en alimentant ses relais politiques à Berne. Cet intense lobbying s’orchestre principalement autour d’une interprétation restrictive et unilatérale de ce que l’on dénomme, souvent sans la définir, la «qualité de l’information». Celle-ci devrait être «sérieuse», à la limite ennuyeuse par opposition à l’infotainment (information-spectacle) et surtout, argument massue, opposée à la gratuité. Conflit générationnel au moins autant qu’idéologique: les presque 2 millions de lecteurs du quotidien gratuit «20 Minutes» sont, pour ces pseudo-défenseurs de la «qualité de l’information», un troupeau de brebis égarées. Ce mépris de la gratuité, alimenté et stimulé par des études pseudo-scientifiques financées par des fonds publics (plus d’un million de francs !) participe à l’idéologie de cette «gauche libérale». Il n’a qu’un réel effet: mystifier l’opinion sur le caractère sacré de ce veau d’or helvétique, le «service public». Cette mystification permet à une partie de la classe politico-médiatique de s’auto-congratuler au nom de «valeurs», de «principes», de «déontologie». Cette notion de «service public» fait penser à une forteresse assiégée. Avec des ennemis intérieurs: ces éditeurs privés qui ne comprennent rien aux enjeux planétaires de la convergence numérique. De l’extérieur: ces hordes d’envahisseurs étrangers qui placent leurs fenêtres publicitaires à la portée des téléspectateurs suisses.

Un monopole d'État qui fait de la concurrence

Si la transparence s’applique à tous, rappelons alors que cet intense lobbying mené à Berne par la SSR s’effectue avec la complicité active de l’OFCOM et du DETEC. Logique d’Etat et de fonctionnaires gardiens de l’intérêt public (et de leurs strapontins) contre logique du profit incarnée par les éditeurs privés. Défendre le «service public» reviendrait donc à admettre la revendication de la SSR à diffuser de la publicité payante sur ses sites Internet, dont le développement a été généreusement financé par la redevance. Directrice du Temps, Valérie Boagno relevait lors du séminaire d’Avenir Suisse qu’il s’agissait là d’une «intolérable distorsion de la concurrence». L’éditeur Hanspeter Lebrument, président de «Schweizer Medien» (l’association faîtière des éditeurs privés), observait pour sa part, en mars 2011** , la nécessité de laisser la presse écrite réussir sa mutation vers le Web faute de quoi la position de la SSR deviendrait encore plus écrasante qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui. Dès lors, le «service public» conforterait son vrai rôle de «monopole d’Etat», pour reprendre une expression de Pascal Couchepin, ancien Conseiller fédéral par ailleurs chroniqueur radiophonique abonné sur la RSR. Un monopole qui se sert de ses sites Internet gratuits pour faire de l’audience et concurrencer, ainsi, les acteurs économiques nationaux.

Un matelas financier

C’est pourtant cette presse écrite suisse qui alimente quotidiennement le monopole d’Etat de ses enquêtes et de ses exclusivités: lisez la presse dominicale, qui alimente fort heureusement la SSR le dimanche soir, pour vous en convaincre, ou écoutez la revue de presse radiophonique matinale qui met en exergue, avec pertinence, la richesse et la diversité des contenus de la presse régionale. La SSR est, par comparaison aux rédactions de la presse écrite, plus assise et contemplative que jamais. D’où son rêve que les éditeurs privés lui servent la soupe. La presse écrite se bat pour survivre. Financée par un lectorat certes vieillissant mais encore fidèle et des annonceurs qui reconnaissent toujours l’impact de la publicité sur support imprimé auprès des publics-cibles, et cela malgré la part grandissante des dépenses publicitaires sur des supports numériques ou hors médias, la presse écrite n’a pas dit son dernier mot. La monétisation des sites pure players (c’est-à-dire aux contenus exclusivement diffusés sur Internet, comme Les Observateurs.ch) reste très laborieuse. Les investissements et lancements sont coûteux. Ils sont consentis par des acteurs privés à leurs risques et périls. La SSR «converge» mais elle garde encore un confortable matelas financier, renouvelé de manière forcée et quasi automatique.
C’est pourquoi soutenir la presse écrite et en ligne, en l’achetant ou en la lisant (y compris les gratuits!), c’est soutenir la diversité et le pluralisme de l’information bien mieux qu’en payant la redevance obligatoire (462 francs). C’est aussi souscrire un abonnement au Courrier de Genève (pour les défenseurs de la presse de gauche), en renouvelant celui au Temps (pour les défenseurs de la presse qui se veut de qualité), à La Liberté ou encore à la Tribune de Genève (pour les défenseurs d’une presse de proximité), entre autres titres régionaux. Car un titre de presse écrite ou en ligne n’est pas seulement un produit. Il est d’abord un bien informationnel, riche de contenus variés qui nourrissent le débat d’idées et forgent les opinions aussi efficacement et depuis plus longtemps que le soi-disant « service public » de la SSR.

Pour un service public libéré de ses dérives

D’une formule lapidaire, Vincent Kaufmann, professeur à l’Université de Saint-Gall, avait déclaré, lors du séminaire d’Avenir Suisse: «Pendant cent ans, on s’est passé du service public, il n’y avait que la presse écrite. Cela n’a pas empêché les démocraties de se former…»*** Si les éditeurs ne veulent pas, en Suisse, d’aides directes à la presse, ce n’est pas tant faute de transparence, contrairement à ce que la propagande de «gauche» voudrait laisser croire. Mais bien parce que les aides directes, tout comme la redevance obligatoire, sont des oreillers de paresse qui nourrissent le conformisme et les stéréotypes bien-pensants. Des pays, comme la France, qui multiplient les aides au nom du pluralisme de la presse d’information, laissent passer le train de la mutation et retardent son échéance. La convergence de la SSR doit être à l’image de la restructuration de la BBC en Angleterre: une mise à plat de la notion de «service public», recentrée sur ses fondamentaux et expurgée de sa dérive moralisatrice et bien-pensante. Le respect du pacte confédéral et des obligations inscrites dans la Constitution et la LRTV fixent les contours et les objectifs avec clarté. Pas besoin de 18 chaînes de radio et de télévision publiques pour atteindre ce but. Ni de Porsche Cayenne.

* Le Temps du 2 novembre 2011
** Le Temps du 26 mars 201
*** Cité par Le Temps, 2 novembre 2011

5 commentaires

  1. Posté par conrad hausmann le

    La ville de Genève vient de distribuer dans tous les ménages de la cité une brochure en couleurs : Vivre à GE. Dans le genre vantardise et autosatisfaction c’est 6 sur 6. On y apprend aussi toutes les facilités octroyées aux migrants… Je comprends mieux pourquoi “on” vient se REFUGIER de toute la planète chez nous! Naturellement cette propagande se fait avec les impôts, taxes, etc.

  2. Posté par François Etienne le

    Seule une presse indépendante, donc non gratuite, est capable d’assurer une analyse indépendante, franche. La presse gratuite – peu importe le mode de diffusion – n’est qu’une farce pouvant au mieux réjouir le pendulaire, à 06h30, le matin, dans son train bondé.

    Quant au Service public, il demeure néanmoins la “Voix de son Maître”. Pour preuve flagrante, certains journalistes RTS, TSR, RSR, à la fâcheuse tendance gauchiste, socialisante. Mais il y a une nette amélioration, notamment par la “Signature RSR”, le matin vers 7h30. Bravo à ces journalistes qui abordent des thèmes actuels, sans censure intellectuelle.

  3. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    La notion de “service” tend à se dévaluer! Tant les “services” deviennent coûteux! Or, de mon enfance, je conserve le souvenir que le service est gratuit. Rendre service. Mais le Robert renvoie à une obligation. Le Robert étymologique, lui, renvoie à “serf”, donc servile. Je passe sur les détails. La notion de “service” est donc ambigüe! Entre droit et devoir. Dans le cas de la Suisse, c’est tout ou rien! Et bientôt tout! Plus de 400 CHF pour regarder trois émissions et un discours de Doris Leuthard c’est beaucoup! Il est vrai qu’en y ajoutant les 29 CHF mensuels payés à Bluewin TV on peut regarder plus de 200 chaînes!

  4. Posté par conrad hausmann le

    Service public …avec la Bilag obligatoire cela suffit. C’était pourtant un socialiste qui avait dit: Degraisser le mammouth!

  5. Posté par Frédéric Nejad le

    Selon certaines sources, le site en ligne 20minutes.ch du quotidien gratuit des pendulaires romands “20minutes” dépasse désormais en février 2012 en nombre de “unique clients/UC” le site de la TSR, tsr.ch, et passe ainsi au 1er rang en Suisse romande (et ce sans être financé par des taxes ni impôts)

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