Le rôle des médias face à la crise en Ukraine. Comprendre ou condamner?

Albert Leimgruber
Rédacteur

 

Depuis quelques semaines, une vidéo fait le tour du net. On y voit le président de Stratfor George Friedman dans son discours du 4 février 2015 devant le Chicago Council on Global Affairs. La société présidée depuis sa création en 1996 par Friedman œuvre dans le domaine du renseignement. Elle a acquis une certaine notoriété, notamment auprès du monde politique US, de nombreux experts la qualifient d’ailleurs de « CIA de l’ombre ».

 

Le Chicago Council on Global Affairs a été fondé en 1922 et son rôle dans la politique internationale US est autant important qu’il est discret. La liste des orateurs invités au Chicago Council on Global Affairs se lit comme un who is who de la politique mondiale : on y trouve les noms de Henry Kissinger, Helmut Kohl, Hosni Mubarak, Yizak Shamir, Margareth Thatcher, Tony Blair, Viktor Juschschenko, Condoleezza Rice ou encore Barack Obama et récemment, Jeb Bush.

 

Dans son discours, George Friedman affirme haut et fort que « aucun pays ne peut rester éternellement en paix, surtout les USA. Je veux dire que les USA sont constamment concernés par les guerres. » Sur l’Europe, il affirme qu’ « Il y aura des conflits en Europe. Il y a déjà eu des conflits, en Yougoslavie et maintenant en Ukraine. Quant aux relations entre l’Europe et les Etats-Unis… nous n’avons pas de relations avec l’Europe. Nous avons des relations avec la Roumanie, nous avons des relations avec la France, etc. Il n’y a pas « d’Europe » avec qui les USA auraient des relations. »

 

Pour Friedmann, « L’intérêt primordial des Etats-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, la deuxième et la guerre froide, a été la relation entre l’Allemagne et la Russie parce que, unis, ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer et nous devons nous assurer que cela n’arrive pas. »

 

Il poursuit : « […] le général Hodges, commandant de l’armée américaine en Europe, […] a annoncé que les formateurs américains viendraient désormais officiellement, et non plus officieusement ; il a remis des médailles aux combattants ukrainiens – ce qui est contraire au règlement de l’armée qui ne permet pas de décorer des étrangers – mais il l’a fait. Ce faisant il a montré que c’était son armée. Ensuite il est parti pour aller annoncer aux pays Baltes que les Etats-Unis allaient disposer des blindés, de l’artillerie et autre matériel dans les pays Baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie – ça, c’est un point très intéressant. Donc les Etats-Unis ont annoncé hier qu’ils allaient envoyer des armes. Ce soir, bien sûr, les USA l’ont nié, mais les armes partiront bien. »

 

Cette action est clairement exercée « en dehors du cadre de l’OTAN », car celui-ci requiert un accord à l’unanimité, ce qui n’est pas réalisable. Friedmann poursuit : « Le fait est que les Etats-Unis sont prêts à créer un « cordon sanitaire » autour de la Russie. La Russie le sait. […] La politique que je recommande est celle adoptée par Ronald Reagan envers l’Iran et l’Irak : il a financé les deux côtés pour qu’ils se battent entre eux afin de ne pas nous combattre. C’était cynique, et ce n’était certainement pas moral, mais ça a marché. Et c’est le point essentiel. Les Etats-Unis ne peuvent pas occuper l’Eurasie : dès le moment où les premières bottes touchent le sol, la différence démographique est telle que nous sommes totalement en infériorité numérique. Nous pouvons vaincre une armée, nous ne pouvons pas occuper l’Irak. […] Donc nous n’avons pas la capacité d’aller partout mais nous avons la capacité de soutenir diverses puissances rivales afin qu’elles se concentrent sur elles-mêmes […]. L’objectif des mesures de désorganisation n’est pas de vaincre l’ennemi mais de le déstabiliser.  […] »

 

« Pour les Etats-Unis, la peur primordiale est […] la technologie allemande et le capital allemand, avec les ressources naturelles russes et la main-d’œuvre russe, ce qui est la seule combinaison qui a fait très peur aux USA pendant des siècles. »

 

Etonnamment, les médias occidentaux n’ont pas relevé ce discours pourtant éclairant à plusieurs égards. D’une part, le discours de Friedmann démontre clairement les objectifs stratégiques des Etats-Unis pour maintenir leur suprématie mondiale (empêcher le rapprochement de l’Allemagne avec la Russie), d’autre part, il démontre par quels moyens les Etats-Unis procèdent (établissement d’un « cordon sanitaire » autour de la Russie et provocation de crises afin de faire se battre les ennemis de l’empire US entre eux).

 

Les médias occidentaux fonctionnent non pas comme observateurs et commentateurs de la politique internationale, mais comme acteurs. Dans une vision simpliste des relations internationales, on désigne le méchant (Poutine) qui fait face à un gentil (Obama). Cette vision binaire de l’actualité internationale qui joue notamment sur les préjugés qu’ont les européens par rapport aux Russes et laisse de côté les éléments à décharge. On a un accusé, désigné coupable pour tous les maux Poutine, alors que les Etats-Unis sont considérés comme le chevalier blanc qui défendra la civilisation contre la menace barbare…

 

Une comparaison s’impose :

  • Les Etats-Unis possèdent plus de 1000 bases militaires à travers le monde, la Russie en possède deux, situées dans des anciennes républiques soviétiques, installées à la demande des gouvernements locaux.
  • Les Etats-Unis attaquent sans mandat international des personnes soupçonnées d’être terroristes avec des drones. Ces attaques ont lieu sur territoire étranger, donc en contradiction flagrante avec la juridiction internationale. Les désignés coupable n’ont pas la possibilité de se défendre juridiquement, ce qui est contraire au droit US et international et qui a été relevé comme très problématique lorsque des citoyens US ont été visés au Yemen. La Russie ne s’engage militairement à l’étranger uniquement dans le cadre de missions des nations-Unies.
  • Les Etats-Unis se sont retirés unilatéralement du traité contre les armes balistiques, alors que la Russie y est restée.
  • L’installation d’un bouclier anti-missile le long de la frontière Russe ne peut être perçu par Moscou que comme provocation.
  • Jamais, la Russie n’a soutenu activement de rébellion (pacifique ou non) dans les Etats limitrophes des Etats-Unis, jamais ils n’y ont envoyé des conseillers militaires. Les USA ont déstabilisé systématiquement l’Ukraine, la Géorgie, l’Afghanistan et l’Irak, la Serbie…
  • L’Elargissement de l’OTAN à l’est était contraire aux promesses faites à Gorbatchev lors de la chute du monde communiste et est naturellement perçue par Moscou comme avancée de l’impérialisme US aux portes de la Russie.

 

On pourrait prolonger la liste indéfiniment. Une chose est certaine, on ne peut définir dans ce grand jeu un « gentil » et un « méchant ». Il faut bien évidemment admettre que la Russie sous Poutine est un Etat autoritaire, que de nombreux crimes contre les opposants et la presse critique y sont tolérés, voire même facilités par le régime. Mais la Russie n’agresse personne, elle défend ses intérêts. Elle n’est pas une menace pour la stabilité internationale. Malheureusement, nos médias s’efforcent de dire l’inverse.

 

En démocratie, le rôle des médias est de comprendre, Dans une dictature, le rôle de la propagande est de condamner. La presse occidentale a choisi son camp. Et c’est une honte pour la démocratie.

Albert Leimgruber, 24 avril 2015

 

 

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