Quand est-ce qu’on n’apprend presque plus rien ?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

La réponse est simple. Plus rien n'est appris lorsque les enseignants ne visent qu'à faire rentrer des modèles dans la tête de leurs élèves ou étudiants. Alors, les esprits sont formatés. De tels esprits ne pensent presque plus, soit parce qu'ils s'épuisent à améliorer leur modèle en oubliant le réel, soit parce qu'ils s'efforcent de faire rentrer le réel dans leur modèle, ce qui les amène d'ailleurs à l'oublier tout autant.

 

Les exemples abondent. Prenons le plus célèbre d'entre eux. L'Occident a disposé d'un excellent modèle pour expliquer les mouvements des corps célestes pendant 1500 ans. Ptolémée, astronome égyptien du deuxième siècle de notre ère, avait placé la terre au centre de l'univers et à partir de là, avait expliqué de façon très satisfaisante tout ce que nous voyons dans le ciel, la nuit, par temps clair. Très satisfaisante, mais pas complètement satisfaisante. Il restait quelques petits phénomènes inexpliqués, notamment la manière dont une planète, Vénus, brille à nos yeux. Elle ne brillait pas comme elle l'aurait dû selon Ptolémée. Mais c'était un problème auquel on ne prêtait pas trop d'attention, étant donné la formidable puissance explicative du modèle ptolémaïque. Un beau jour, en 1610, Galilée observe Vénus avec son télescope et se convainc que ce modèle n'est pas satisfaisant. Avec quelques-uns de ses contemporains, il opte pour le modèle héliocentrique et le défend bec et ongles. Ainsi est-il allé au-delà du modèle, vers le réel. Son erreur a été de croire qu'il était non seulement allé vers le réel, mais qu'il l'avait complètement dévoilé, mis à nu. C'est cette présomption qui devait l'amener devant un tribunal de l'Inquisition.

Jan Marejko, 5 novembre 2014

 

Faire sentir à des élèves et étudiants qu'il y a un au-delà du modèle, voilà ce qui constitue le fondement d'une éducation où une nouvelle génération apprend quelque chose. C'est valable dans tous les domaines, même en mathématiques où un enseignant doit faire sentir qu'un nombre n'est pas qu'un nombre, mais un "ratio". Par-là,  il permettra à ses élèves de dépasser le modèle arithmétique et de comprendre ce qu'est un nombre irrationnel.

 

Enfin et surtout, c'est dans les sciences humaines qu'il faut dépasser les modèles. Il y a eu un modèle qui a tétanisé les esprits,  le modèle marxiste. Aujourd'hui, il a presque complètement disparu, mais ce n'est pas pour autant qu'a été encouragé le mouvement de l'esprit vers le réel. Surtout quand on n'a quitté ce modèle que pour tomber dans un autre, par exemple le modèle néo-libéral fondé sur l'homo economicus. Au moins le marxisme proposait autre chose. C'était un messianisme pervers, certes, mais ce n'était pas aussi déprimant qu'une croissance pour la croissance. On aimerait bien, aujourd'hui, que soit dépassé le modèle de l'homo economicus. Espérons que nous ne retomberons pas dans le modèle marxiste.

 

On n'apprend presque rien lorsque l'enseignement ne permet plus de se poser des questions sur l'au-delà des modèles, c'est à dire interdit à l'esprit d'aller vers le réel. Un philosophe allemand, Edmund Husserl, a beaucoup parlé de ce mouvement. Il l'appelait l'intentionnalité. Il lui semblait essentiel que l'esprit se tende vers les choses et cesse, d'être prisonnier des constructions de son intellect. Il sentait que, dans la culture européenne, quelque chose se mettait en place qui étouffait l'élan de l'esprit vers les choses, autrement dit qu'il y avait de plus en plus d'esclaves de modèles.

 

Le problème est que ce mouvement vers le réel (l'intentionnalité) a besoin, au départ, d'un modèle. On ne peut pas, en effet, aller au-delà d'un modèle s'il n'y en a pas au moins un. Un bon enseignement permet de ne pas rester "scotché" sur le modèle appris.

4 commentaires

  1. Posté par François le

    J’introduit mon propos en invitant le lecteur à lire l’article : Modèle http://fr.m.wikipedia.org/wiki/Modèle pour rappeler que les modèles sont indispensables à toute démarche scientifique. Les scientifiques les modifient, les adaptent, les transforment et en changent même complètement en fonction de l’analyse des résultats experimentaux, des confrontations d’idées, etc. Le scientifique a l’esprit souple et explorateur, il est constamment dans une démarche de remise en question permanente, il est a l’opposé de la fixation rigide sur un modèle. Je comprend donc votre texte non pas comme une remise en question des modèles mais comme une critique de ceux qui ne savent pas les remettre en question pour en adopter et/ou en créer de mieux adaptés. Ce qui est assez clairement exprimé dans votre texte me semble-t-il !

  2. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Je remercie Monsieur Marejko pour ses billets stimulants et réjouissants. Toujours il m’inspirent. Je regrette seulement de manquer du talent nécessaire pour exprimer tout ce que j’en reçois.
    Celui-ci me renvoie au psychiatre Silvio Fanti et, étonnamment, à la Bible. Sylvio Fanti, dans « l’homme en micro psychanalyse », exprimerait en gros la vie comme la relation entre la star d’essai (de l’homme) la dynamique neutre du vide. Plus de vide, plus de mystère et plus de vie!
    Cette affirmation donne du relief à l’interdit de pénétrer au-delà du voile, dans le lieu très saint. Ainsi qu’à celui portant sur les idoles, taillées dans la pierre. Ce qui équivaut au formatage, au figement du transitoire. Qui n’est autre, en fin de compte, que notre connu!
    Ce que Monsieur Marejko exprime est aussi valable pour la théologie, la lecture et l’interprétation de la Bible. La psychanalyste Marie Balmary en donne un brillant exemple dans son livre « Abel ou la traversée de l’Eden », dans lequel elle décortique la parabole des talents! c’est époustouflant! Le « modèle » véhiculé par cette histoire , telle qu’elle est lue, vole en éclats. C’est au point que Marie se demande si les théologiens ont délibérément triché avec le texte grec pour le faire coïncider avec leurs ornières… c’est du moins ce que restitue ma mémoire. Et ce sera tout, pour ce jour.

  3. Posté par Bose Birgitt le

    Comme d’hab!

  4. Posté par Bose Birgitt le

    Formidable puissance explicative, Mr. Marejko!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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