La crise des valeurs dans le monde actuel

Yvan Blot
Yvan Blot
Inspecteur général, Ministère de l'Intérieur. Auteur: "La démocratie directe:une chance pour la France", 2012

 

1/ la barbarie au 20ème siècle

L’humanité n’a pas forcément raison de se féliciter de l’histoire récente. Alors qu’elle a fait des progrès gigantesques sur le plan matériel, elle a montré une grande inaptitude à réguler les relations entre les hommes. Le XXème siècle, marqué par les totalitarismes fascistes et communistes, marqué par deux guerres mondiales, marqué par l’holocauste et d’innombrables crimes de guerres commis par toutes les parties prenantes, reste un terrible avertissement.

Voltaire croyait naïvement que le fanatisme disparaitrait avec les religions. Des incroyants ne peuvent pas s’exterminer écrivait-il. Etant éclairés par les Lumières, ils se respecteront. L’histoire a démenti cette prophétie naïve : la Terreur sous la Révolution française, puis la terreur bolchevique, la terreur nazie, la terreur au Cambodge de Pol Pot ont fait des millions de morts, au nom de philosophies qui se réclamaient de la science et de l’athéisme. Celui qui a vu le plus clair fut Nietzsche au 19ème siècle déclarant : « un siècle de barbarie s’avance et la science se mettra à son service. »

2/ les sources de la barbarie moderne : l’explication de Koestler

Arthur Koestler dans son livre « le cheval dans la locomotive » a donné des explications de ce surgissement de la barbarie au sein même de la modernité. Car c’est bien au sein de la modernité et non dans les pays « attardés » que le monstre de la Terreur est apparu : Pol  Pot qui fit assassiner un tiers des Cambodgiens a été formé intellectuellement à Paris à la Sorbonne. Le nazisme est apparu dans un pays des plus développés et le plus intellectualisé du monde.

Koestler a repris à son compte les travaux de Mc Lean, le grand spécialiste américain du cerveau. Celui-ci a montré, ce qui n’a jamais été démenti depuis, que nous avons trois cerveaux au sein de notre cerveau, produit de l’évolution : un cerveau « reptilien » qui commande à nos instincts (l‘agressivité, l’instinct sexuel, l’instinct alimentaire, etc), un cerveau mammifère qui contrôle nos sentiments et qui est le siège du « cœur » au sens chrétien du terme. Nous avons enfin un cerveau calculateur, siège de la pensée abstraite, propre à l’homme et à l’origine de notre capacité créatrice.

L’erreur de la philosophie des Lumières est d’avoir cru que la « raison » rendrait l’homme bon. La raison est une machine à calcul qui peut servir aussi bien à faire le bien qu’à commettre le crime ! C’est pourquoi Dostoïevski fait dire à l’un de ses personnages des « frères Karamazov » : « la raison est une crapule » ! C’est l’alliance du cerveau rationnel et du cerveau sentimental qui donne le sens moral et non la raison seule !

Mais une combinaison effrayante peut aussi apparaitre et c’est celle-ci qui s’est déchainée au 20ème siècle : l’alliance du cerveau reptilien et cerveau calculateur pour marginaliser le cerveau affectif considéré comme « réactionnaire » et dépassé ! C’est cette alliance au nom de la « science » et de la « rationalité » qui a déchainé la barbarie au 20ème siècle.  Hitler comme Pol Pot se croyaient porteur d’une pensée scientifique pour le bien de l’humanité ! C’est au nom de cette raison que l’on a massacré les ennemis de classe ou de race !

3/ Les trois sources des valeurs selon Hayek

Le prix Nobel d’économie Friedrich von Hayek, systématiquement ignoré en France dans une université longtemps dominée par le marxisme, explique dans « Droit, Législation et Liberté » (tome 3) que les valeurs humaines ont trois sources : une source biologique de base (par exemple l’amour lié à la sexualité), une source rationnelle (le code civil par exemple) et une source qui n’est ni biologique ni volontaire mais qui résulte de l’action de millions d’hommes filtrée par l’histoire : c’est la tradition. La langue française n’est ni le produit de la biologie ni le produit d’un génie unique mais elle a été créée par une pratique sur 1500 ans !

La morale aussi n’est issue ni de la biologie ni de la raison, comme l’avait bien vu le philosophe anglais David Hume. Elle est issue aussi d’une tradition constituée par  des actes peu à peu sélectionnés parce qu’ils permettaient aux hommes de se reproduire et de prospérer. Dès lors, explique Hayek, c’est une erreur scientifique grave de vouloir éliminer les traditions au nom de la raison car on perd alors des millions d’informations accumulées pendant des siècles et incorporées dans cette tradition. C’est pourquoi les révolutions ont échoué et ont engendré souvent la terreur ! On ne peut bâtir le progrès que sur la base de la tradition ! C’est l’analyse qui a été faite en Russie à la suite de la chute du communisme.

4/ L’homme est un être de civilisation, selon Arnold Gehlen

L’anthropologue Gehlen a montré, à la suite du philosophe Max Scheler, que l’homme par nature est chaotique : ses instincts sont puissants mais mal réglés contrairement aux animaux qui sont comme « sur des rails ». L’homme peut vite devenir inhumain s’il abandonne les disciplines de la civilisation muries par les siècles. « Par nature, il a besoin de culture »[1]. Il faut donc qu’il soit enraciné dans des traditions culturelles : l’homme déraciné peut toujours devenir délinquant ou criminel, sous la domination de son cerveau reptilien. Ce n’est pas un hasard si le nombre de crimes et de délits en France, stabilisé à 1,5 millions d’actes de 1946 à 1968, a augmenté jusqu’à 4,5 millions aujourd’hui. Dans tous les pays occidentaux depuis les années 1960  qui ont vu la remise en cause de la morale traditionnelle, le nombre des crimes a beaucoup augmenté. Aux Etats Unis, le nombre de prisonniers qui est aujourd’hui le plus élevé du monde (presque 2,5  millions) a quintuplé depuis 1980  ( il était alors de 0,5 million).  La société occidentale, pourtant de plus en plus prospère, est devenue de plus en plus violente et dangereuse (voir le thème politique de l’insécurité) ces dernières années. De plus, le niveau de culture générale a beaucoup baissé, comme celui de la moralité.

5/ Le « Gestell » ou l’inhumanité du monde « moderne »

Cette dégradation de la sociabilité est sans doute à relier à ce que le philosophe existentiel Heidegger a appelé le « Gestell »[2], c’est-à-dire « l’arraisonnement utilitaire » de l’homme devenu un rouage du système techo-économique. Le système politique lui-même, loin d’être un instrument de libération de l’homme, est soumis aux technocrates et à leur rationalité étriquée fondée sur les seuls calculs économiques et juridiques. Sous la troisième république, la classe politique, formée d’avocats, de médecins et d’hommes de lettre, était sensible à l’humanité de l’homme. Elle était formée à cela par la culture générale et par la pratique d’un métier vous mettant en face de chaque cas humain à résoudre. Les nouveaux politiciens sont souvent déshumanisés, sans culture historique ou générale, obsédés par les procédures du droit et de l’économie. Ils perçoivent les valeurs et institutions traditionnelles, famille, patrie, religion, comme des contraintes du passé dont il faut se délivrer. Ce faisant, ils détruisent le cadre humain avec les meilleures intentions : on n’apprend plus à l‘école les modèles moraux de l’humanisme classique ni le patriotisme mais on croit former des citoyens avec des techniques, informatique, droit et gestion. La nature humaine se venge d’où la délinquance, ou la passivité dans un monde où l’égalitarisme formel étouffe le génie de la création personnelle.

Pour Heidegger, la réduction de l’homme à un rouage utilitaire dépourvu de sentiments a pris trois formes politiques au 20ème siècle : le communisme, le fascisme mais aussi le libéralisme sans morale sacrificielle. Ceux capables de se sacrifier à autrui, le prêtre, ou le militaire par exemple, sont marginalisés voir méprisés. Avoir des enfants est une perte de rentabilité : la société se recroqueville et vieillit démographiquement.

Pour le philosophe, l’homme ne s’émancipera du Gestell uilitariste, qu’en retrouvant son « être », et ce n’est possible que s’il s’insère dans un espace structuré par quatre pôles : les racines (la terre), ses idéaux (le ciel), autrui (les mortels) et Dieu (la transcendance). Il appelle cela le quadriparti.

Politiquement, cela veut dire qu’il faut protéger nos racines comme la famille, revivifier nos idéaux, recréer le lien social national, et être à l’écoute du transcendant, c’est-à-dire des messages du religieux. C’est ce que fait le président Poutine en Russie et c’est peut-être pour cela qu’il est si combattu médiatiquement dans l’Occident en proie au Gestell.

6/ Retour à l’humanisme ; le débat contemporain et la prophétie de Dostoïevski

Dans cette perspective autour des valeurs, la question essentielle n’est pas de savoir si l’on est de droite ou de gauche. Sous la 3ème république, l’école catholique « de droite » et l’école laïque « de gauche » enseignaient les mêmes valeurs humanistes : morale classique d’honnêteté, sens de la famille, ferveur patriotique intense, éloge des grands hommes et des héros, mise en valeur de l’effort individuel et du sens des responsabilités. Ces valeurs ont été attaquées par les révolutionnaires fascistes ou gauchistes au 20ème siècle comme étant des valeurs « bourgeoises ». On a voulu libérer les instincts sans comprendre que chez l’homme, ils mènent vite à la barbarie s’ils sont sans frein. En même temps, au nom d’une raison abstraite mise au service de ces mêmes instincts, on a formulé une utopie égalitaire, sans comprendre qu’elle était mortifère pour l’homme. Dostoïevski l’avait prédit dans les Frères Karamazov : la liberté sans esprit d’effort et de discipline mène à la dictature des besoins matériels et à l’isolement moral ; l’égalité sans respect de la dignité de chacun conduit à la jalousie et au meurtre ; la fraternité sans charité et sans solidarité nationale conduit au règne des mafias et de l’utilitarisme le plus abject.

C’est pourquoi comme après 1870, la France a besoin d’une réforme intellectuelle et morale comme disait Renan.  Un pays à l’Est montre à cet égard ‘exemple : il est calomnié. Car depuis toujours, celui qui rétablit la justice fait l‘objet de haine mais il fait aussi l’objet de la reconnaissance de ceux qui sont les plus proches. La confiance se propage alors et le redressement national devient cumulatif.

Yvan Blot, 19 août 2014

 

 

[1] Arnold Gehlen, « Anthropologie et psychologie sociale », Paris, PUF, 1990

[2] Martin Heidegger, « Essais et conférences » chapitre 1 « la question de la technique » Gallimard 1958

Un commentaire

  1. Posté par TOKPANOU Ambroise le

    très belle analyse que tous les dirigeants doivent méditer. La solution qui en résultera fera avancer l’humanité qui plonge dans la barbarie à une vitesse exponentielle.

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