« Réparer les vivants » de Maylis de Kerangal

Francis Richard
Resp. Ressources humaines

A partir de quel moment peut-on dire d'un être humain qu'il est mort? Telle est la question à laquelle vont répondre deux professeurs de médecine, Pierre Mollaret et Maurice Goulon, en 1959. Et leur réponse va révolutionner la médecine:

 

"L'arrêt du coeur n'est plus le signe de la mort, c'est désormais l'abolition des fonctions cérébrales qui l'atteste. En d'autres termes: si je ne pense plus alors je ne suis plus. Déposition du coeur et sacre du cerveau - un coup d'Etat symbolique, une révolution."

Non seulement le coeur, mais d'autres organes, deviennent alors de "simples" pièces de la machine humaine.

Sky est un jeune homme de dix-neuf ans. De bon matin, aux Petites-Dalles, près d'Etretat, il participe à une session de surf, "comme on en compte deux ou trois dans l'année", avec deux jeunes gens de son âge, Christophe Alba et Johan Rocher, alias Chris et John.

Sur la route du retour au Havre, leur van, conduit par Chris, pour une raison indéterminée, dans une ligne droite, se déporte sur la gauche et heurte un poteau. Il roulait au-dessus de la vitesse autorisée... Un seul des passagers ne porte pas de ceinture de sécurité, c'est Sky, alias Simon.

Chris a une fracture de la hanche gauche et du péroné; John a des fractures aux deux poignets, à une clavicule, et sa cage thoracique a été enfoncée sans qu'aucun organe ne soit perforé; Simon est passé au travers du pare-brise, a subi un traumatisme crânien et a une lésion importante au niveau du lobe frontal.

Seul Simon ne va pas s'en sortir. Les évaluations cérébrales montreront qu'il est mort, même si son coeur stimulé articiciellement bat encore. Comme il est dans une grande forme physique, se pose alors la question du don de ses organes, qui permettrait de réparer des vivants qui en ont besoin.

Le livre de Maylis de Kerangal met en scène tous les protagonistes d'une telle situation, à commencer par le médecin, Pierre Révol, qui constate la mort encéphalique de Simon et l'annonce à ses parents, Marianne et Sean.

Ces derniers s'interrogent:

"Pourquoi est-il maintenu en réanimation s'il n'y a plus d'espoir? Qu'est-ce qu'on attend?"

On attend qu'ils décident, qu'ils disent s'ils sont d'accord pour que Simon fasse don de ses organes. Après en avoir discuté avec un membre du personnel médical, Thomas Rémige, et après bien des tourments, ils disent oui.

Maylis de Kerangal raconte alors comment les choses vont se passer, de manière très précise. Tout le livre montre d'ailleurs qu'elle a le souci des détails techniques. Qu'il s'agisse du surf, de la façon humaine d'amener des parents à accepter le don d'organes de leur fils, des compatibilités entre donneur et receveurs, de la sélection de ces derniers, des opérations de prélèvement, de la transplantation cardiaque...

La répartition des organes de Simon se fait finalement ainsi:

"Strasbourg prend le foie (une fillette de six ans), Lyon les poumons (une adolescente de dix-sept ans), Rouen les reins (un garçon de neuf ans)."

Le coeur est destiné à une femme de Paris, âgée de cinquante-et-un ans...

Ce récit serait terriblement froid, parce que très précis et très technique, si l'auteur ne sondait pas les reins et les coeurs des différents personnages qui interviennent dans cette histoire, qu'il s'agisse de membres du corps médical, tel que Virgilio Breva qui prélève le coeur, ou de proches du donneur, telle que Juliette, l'amie artiste du jeune défunt.

Ou encore, serait-il d'une grande sécheresse si l'auteur ne racontait pas les pensées qui traversent Marianne, la mère de Simon, quand elle songe aux organes dispersés de son fils:

"Le coeur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie, ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l'unité de son fils? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté? Qu'en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme?"

En cette mère endeuillée s'opère alors une révolution de l'esprit qui n'est pas moindre que celle de la définition de la mort:

"Ces questions tournoient autour d'elle comme des cerceaux bouillants puis le visage de Simon se forme devant ses yeux, intact et unique. Elle ressent un calme profond. La nuit brûle au-dehors comme un désert de Gypse."

Francis Richard

Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, 288 pages, Verticales

Un de ses livres précédents:

Naissance d'un pont, 320 pages, Verticales

Un commentaire

  1. Posté par Renaud le

    Jésus n’aurait pas été un très bon élève à l’école des vivants, Lui dont le corps s’est dématérialisé.
    De même pour les bouddhistes qui réalisent le corps arc en ciel, ne laissant derrière eux que d’inutilisables cheveux et ongles, quel manque de compassion !
    Question sur l’utilité du corps humain.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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