Pourquoi le libéralisme ?

Pourquoi le libéralisme ?

Si j’avais reçu un euro chaque fois qu’un « sachant » quelconque avait dit ou écrit quelque chose de désagréable, d’insultant, de faux ou de calomnieux sur le Libéralisme, je serai enfin riche comme je le mérite.

Et ce qu’il y a de merveilleux dans ces anathèmes est bien sur qu’elles viennent aussi bien de la droite (qui a trahi la Nation) que de la gauche (qui elle trahissait le peuple), des communistes (il en reste beaucoup et on les voit partout alors qu’ils devraient se cacher), de l’Université (où l’on n’apprend plus rien), des Media (qui ne nous informent plus sur rien), du monde des affaires (qui a perdu toute légitimité en se vendant  à l’Etat pour un plat de lentilles), du chauffeur de taxi, de ma concierge…

Et tous ces gens ont bien entendu raison puisque le Libéralisme a permis en trois siècles un doublement de l’espérance de vie, d’abord en Occident, puis dans le monde entier, la fin de l’esclavage dans tous les pays libéraux, l’éducation pour tous, une hausse du niveau de vie spectaculaire, en particulier pour les plus défavorisées, une explosion de la connaissance et autres désastres.

Heureusement, ces résultats abominables ont été compensés par les succès des communisme, nazisme, fascisme, nationalisme et bientôt écologisme qui ont puissamment aidé à faire disparaître des centaines de millions de pauvres bougres, contribuant ainsi à une réduction de la population mondiale devenue excessive, en tout cas pour les écolos.

Bref, le Libéralisme est devenu « ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal ».

Et je me dis que si des gens qui sont tous infiniment méprisables sont d’accord pour dire que le Libéralisme est l’abomination ultime, alors, cela doit vouloir dire que cette doctrine juridique doit être la seule qu’il faille défendre…

Et c’est ce que je vais faire dans ce papier.

Pour comprendre la beauté intellectuelle du Libéralisme, il faut revenir à l’immense contradiction que l’on trouve au cœur même de chaque Nation qui s’est dotée d’un État, à qui est confié le monopole de la violence légale pour que cette Nation puisse être défendue contre les ennemis extérieurs ou les ennemis intérieurs.

Cet Etat est nécessairement constitué d’hommes et de femmes normaux au départ, mais à qui a été donné le droit de vie ou de mort sur les autres citoyens, ce qui rend fou.

Comme le disait Lord Acton : « Le pouvoir rend fou, et le pouvoir absolu rend absolument fou »

Et donc le problème se pose dès que d’une Nation sort un Etat : comment empêcher ces hommes et ces femmes, d’abord de devenir fous, pour ensuite se servir du pouvoir qui leur a été délégué pour mettre en esclavage leurs concitoyens ?

Et c’est là le problème central de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la Science Politique (foutaise totale) et qu’Aristote aurait appelé la Philosophie.

De multiples solutions ont été proposées historiquement pour traiter le problème

  1. La tyrannie, ou celui qui a le pouvoir a aussi la plus grosse matraque. Efficace, puisqu’il n’y a pas de contre pouvoir à celui qui a la plus grosse massue, mais instable.
  2. L’Aristocratie. Un certain nombre de grandes familles de nature guerrière ou commerciale portent la Nation et c’est parmi elles que l’on choisit ceux ou celles qui gouverneront. Les contre-pouvoirs sont détenus par les autres familles. Le risque ici est l’alliance entre les grandes familles pour plumer le reste de la population.
  3. La Royauté. Une famille est perçue comme représentant la Nation « historique » et l’un de ses membres est choisi pour exercer le pouvoir exécutif. Historiquement très efficace, mais mène facilement à de solides bagarres dans la famille et donc à des guerres civiles.
  4. La Théocratie, ou le gouvernement par des prêtres qui ont une ligne directe avec Dieu. Probablement le pire des systèmes, comme on l’a vu avec Savonarole ou les Ayatollahs en Iran.
  5. La Technocratie, ou le gouvernement par les « sachants », membres du Parti, hommes de Davos ou oints du Seigneur. Cela se termine souvent par le pouvoir exécutif fusionnant avec le pouvoir judiciaire (union soviétique, Bruxelles), les opposants allant dans les asiles de fous et ce régime finit toujours dans des émeutes.
  6. La Ploutocratie. Les « riches » ont le pouvoir et l’exercent à leur profit. Très instable, mais satisfaisant pour les riches.
  7. Et enfin la Démocratie, qui trouve son origine intellectuelle dans le Libéralisme tel que défini par Locke a la fin du XVIII -ème siècle, et dont Churchill disait qu’était «le pire de tous les régimes à l’exclusion de tous les autres ». La Démocratie peut hélas glisser  facilement à la démagogie,  c’est n’est plus le Peuple qui règne, mais la rue et il y a de nombreux signes que nous y sommes.

Ce qui m’amène à vous parler de Locke et des solutions qu’il préconise pour nous éviter d’être gouvernés par des fous.

Et ces solutions constituent l’essence même du Libéralisme, ce qui revient à dire que tous ceux qui haïssent le Libéralisme veulent être gouvernés par des fous, ou le sont déjà eux -mêmes.

Venons-en aux solutions proposées par Locke.

Une première remarque s’impose ici. Toutes ces solutions reposent sur le droit et la séparation des pouvoirs.

Tout d’abord. Locke reprend la distinction fondamentale faite par Abélard plusieurs siècles auparavant : l’Etat ne doit et ne peut s’occuper que des crimes, et non pas des péchés.

En aucun cas, l’Etat ne peut légiférer pour empêcher la libre expression des opinions ou croyances. Et donc :

  • Les individus ne peuvent pas déléguer à l’État le soin de s’occuper de leur âme ;
  • L’exercice de la force ne peut pas contraindre les âmes, juste amener à l’obéissance ;
  • Même si la coercition pouvait persuader quelqu’un de quelque chose, Dieu ne force pas les individus contre leur volonté.

C’est cette idée que reprend le premier amendement de la Constitution Américaine : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice, de limiter la liberté de parole ou de presse, ou le droit des citoyens de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour qu’il mette fin aux abus »

Ce principe en amène un certain nombre d’autres, qui tous cherchent à limiter le pouvoir de l’Etat.

  • Locke cherche d’abord à contrôler l’État en lui coupant la possibilité de lever librement des impôts. Les impôts doivent être votés par les citoyens ou par leurs représentants, faute de quoi ils ne sont pas légitimes et la population a le devoir de se révolter. C’est ce qui s’est passé aux USA quand le Souverain Britannique imposa aux colonies en Amérique du Nord un impôt sur le thé, ce qui conduisit à la Révolution Américaine.
  • Une seconde conséquence s’ensuit. Le Droit de Propriété est intangible. Permettre à l’Etat de s’emparer par la violence des biens des individus serait en contradiction avec le point ci-dessus.
  • Chacun est propriétaire du fruit de son travail et en dispose comme il veut. Ce qui veut dire que servage ou esclavage sont formellement interdits.
  • En cas de conflit entre citoyens ou entre citoyens et l’Etat, la justice doit être rendue par des personnes indépendantes du pouvoir, rémunérées localement ou travaillant à titre gratuit. Les Juges doivent être indépendants du Pouvoir, si possible élus, et le jugement doit être rendu par des jurys de citoyens sélectionnés au hasard dans la population, le rôle du Juge étant d’informer les citoyens sur la Jurisprudence des cas similaires dans le passé. Ce qui veut dire que le Droit vient de la base et non pas du haut de la Société. En termes simples, cela signifie qu’un Droit bâti sur des codes serait une abomination pour Locke puisqu’il amène automatiquement à une forme de tyrannie technocratique.
  • Cela revient à dire que seuls les citoyens acceptant ces principes peuvent bénéficier de leurs résultats, ce qui constitue une immense contradiction dans l’œuvre de Locke. Par exemple, il considérait que les Catholiques en Grande-Bretagne, qui obéissent à un souverain étranger, s’étaient par là même exclus de la communauté nationale. Les principes définis par la Loi et le Droit ne peuvent s’appliquer qu’à l’intérieur d’une Nation, ce qui est en contradiction totale avec les théories actuelles des Droits de l’Homme telles qu’elles sont employées aujourd’hui.

Résumons

  1. Nul ne peut chercher à imposer aux autres ses croyances religieuses ou philosophiques et surtout pas ceux qui sont au pouvoir. La concurrence doit régner dans le monde des idées comme dans le monde des affaires.
  2. Le contrôle de l’Etat s’effectue par le vote des impôts, par ceux qui les payent.
  3. Le droit de propriété est absolument intangible et ce principe s’applique en particulier sur le produit du travail de chacun.
  4. Le Droit vient du bas au travers d’une lente maturation historique
  5. La Justice est rendue par le peuple et non pas par une partie de l’Etat.
  6. Ces principes ne peuvent s’appliquer qu’à l’intérieur d’une Nation en excluant ceux qui les refusent.

Et dans le siècle qui suivit la publication par Locke de ces thèses, la Grande-Bretagne d’abord, puis les Etats-Unis se mirent à les appliquer.

Et la révolution industrielle pût commencer, avec les résultats que chacun sait et que j’ai décrit un peu plus haut

Il faut donc bien comprendre que le Libéralisme n’est en rien une théorie économique mais est exclusivement un ensemble de recommandations politiques et juridiques pour nous éviter d’être gouvernés par des fous, devenant de plus en plus fous avec le passage du temps.

Il me faut, hélas, reconnaître à ce point, que le but de tous ceux qui aspirent à nous gouverner aujourd’hui est de ne respecter aucun des principes Libéraux posés par Locke.

Les politiques actuels essaient de m’imposer leurs croyances telles que la religion des Droits de l’Homme ou l’écologie.

L’impôt est devenu une façon de punir le bon serviteur et de récompenser celui qui a enterré son talent et non plus une façon de contrôler les fous au pouvoir.

Le Droit de propriété est battu en brèche comme jamais (voir le traitement des squatters par exemple, ou des taux d’imposition grotesques ou à peine 20 % de ce que je gagne par mon travail me revient « in fine »).

Des gens que personne n’a élu et que nous ne pouvons pas virer, à Bruxelles ou dans nos administrations (voir nos pertes de libertés depuis le Covid), nous passent Loi sur Loi, règlement sur règlement qui toutes limitent de plus en plus nos libertés et nous ne pouvons rien faire.

La justice est rendue par des gens qui font partie intégrante de l’appareil d’Etat et qui sont donc devenus fous depuis longtemps, ce qui se vérifie tous les jours quand l’on regarde leurs jugements

Des gens qui ne respectent en rien les principes fondateurs de notre Nation y ont des droits supérieurs à ceux des citoyens, ce qui en attire de plus en plus chez nous.

Etc…

Et je voudrais conclure par un petit rappel historique.

Il y a un peu moins d’un siècle, le Libéralisme tel que je viens de le définir a été l’objet d’immenses attaques de la part des communistes, des fascistes, des nazis, des socialistes, des nationalistes et que sais-je encore.

Le résultat fut que des fous arrivèrent partout au pouvoir et y restèrent, ce qui nous amena à la deuxième guerre mondiale, à Staline en Russie, à Mao en Chine …

Plus ça change, plus c’est la même chose…

Le but de nos classes dirigeantes d’aujourd’hui est de rester au pouvoir envers et contre tout.  Elles attaquent donc de front tous les principes de Locke qui seuls nous expliquent comment et pourquoi contrôler les apprentis fous. Et ils sont de plus en plus en train d’arriver à leurs fins. Nous sommes donc gouvernés par des fous, nous n’avons plus les moyens de les virer, et hélas la folie est contagieuse comme l’histoire des peuples le montre abondamment.

Acheter des actions dans des asiles de fous me paraît être une bonne idée.

Au moins, je pourrai m’y réfugier quand les vrais fous seront dans les rues.

Ça fera du bien de retrouver des gens normaux.

source: https://institutdeslibertes.org/pourquoi-le-liberalisme/

Vous avez dit conservatisme ?

France-Laetitia-Strauch-Bonart

   
Michel Garroté - Laetitia Strauch-Bonart est une chercheuse spécialiste des questions anglo-saxonnes. Ici, il est question de conservatisme, de libéralisme, de progrès, des questions sur lesquelles elle a réfléchi dans son essai "Vous avez dit conservateur ?". Ci-dessous, les extraits d'un entretien de 'Prisme' avec Laetitia Strauch-Bonart qui est aussi une collaboratrice du Figaro Vox et du Point.
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Le Prisme - Quelle définition donneriez-vous du conservatisme ?
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Laetitia Strauch-Bonart (extraits adaptés ; voir lien vers source en bas de page) - Le conservatisme consiste à conserver ce qui a de la valeur. Conserver ce qui a de la valeur a une dimension métaphysique, politique mais aussi quotidienne. Vouloir conserver (et transmettre) un objet qui nous est cher, par exemple, ou un lieu que l’on aime, est une attitude conservatrice triviale, du quotidien. Le conservatisme pris au sens métaphysique ou politique est en partie l’application de cette disposition aux questions métaphysiques et politiques. En politique, le conservatisme a un acte de naissance bien particulier : c’est un courant anglophone, né il y a plus de deux siècles au Royaume-Uni, qui souhaite conserver et transmettre les institutions britanniques et une certaine organisation de la société, parce qu’il estime qu’elles sont précieuses, peut-être même les meilleures. Bien sûr, les conserver revient parfois à les adapter. En 2002, Daniel Lindenberg publiait Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, retentissant pamphlet qui désignait les conservateurs, néo-réacs à éliminer.
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Le Prisme - Pourquoi le conservatisme est-il toujours si mal perçu en France ? Même les Républicains se refusent à admettre leur conservatisme. Comment se fait-ce ?
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Laetitia Strauch-Bonart - Le succès du Rappel à l'ordre a été d’autant plus étonnant qu’il est assez médiocre, et ne repose sur aucune démonstration, simplement de la vindicte. Mais il est typique d’un essai à la française, où ce qui compte, c’est de prendre position et de choisir son camp. La raison de la mauvaise réputation du conservatisme est double : l’histoire du conservatisme en France est débord celle de la Contre-Révolution, qui a duré plus d’un siècle ! Le rejet de la démocratie par les réactionnaires, en France, dure jusqu'à la Seconde guerre mondiale avec Maurras. Pendant toute cette période, on aurait pu s’attendre à une acceptation progressive de la démocratie et du parlementarisme par les réactionnaires, une acceptation qui aurait pris acte des qualités de démocratie tout en cherchant à corriger ses défauts. C’est ce qui aurait fait des réactionnaires de vrais conservateurs. C’est ce qui s’est passé au Royaume-Uni, où les conservateurs, débord hostile à la monarchie parlementaire, s’y sont ralliés, et se sont même ralliés progressivement à l’extension du suffrage universel. D'où la mauvaise réputation du « conservatisme » français, celle d’un courant intransigeant et aveugle aux grands changements démocratiques. Cela ne veut pas dire qu’un conservatisme de bon aloi ne s’est pas développé en France à bas bruit, à l’intérieur d’autres courants – il y a eu des conservateurs parmi les républicains et les catholiques par exemple ; le gaullisme est aussi une forme de conservatisme. Or même ce conservatisme-là souffre d’une disqualification inévitable, due à la représentation qui domine notre pays depuis la Révolution : la foi dans l’universalisme, depuis 1789, bénéficie d’une sorte de faveur de principe. Tout ce qui y ressemble est supposé pur, et ce qui s’y oppose – l’attachement, les racines, le particulier – impur. Se réclamer du conservatisme vous jette forcément dans la seconde catégorie, d’où la réticence, encore aujourd'hui, de la droite française, alors qu’il devrait s’agir de son lieu naturel.
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Le Prisme - Le conservatisme s'oppose-t-il à toute idée de changement et de progrès ?
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Laetitia Strauch-Bonart - Le conservatisme ne s’oppose pas au changement, au contraire, car le point de départ de sa réflexion est le changement : que faut-il changer, ne pas changer ? Quand le monde change, faut-il l’accepter ou non ? Et si oui, comment et à quelle vitesse ? Car pour conserver quelque chose, vous devez souvent le modifier. Ceux qui pensent que les conservateurs sont des « immobilistes » ne connaissent pas le conservatisme. Quant au progrès, le conservateur est un être civilisé : il n’a rien contre des progrès locaux et nécessaires, à commencer par les progrès techniques qui ont amélioré la condition humaine – l’accès à l’eau et à l’énergie, une production agricole suffisante, l’hygiène et la médecine. Ce que le conservateur regarde avec ironie, c’est le Progrès avec une majuscule, cette idée que l’histoire va dans un sens – et un sens déterminé à l’avance. Cette direction est soit donnée par une technique dénuée de tout contrepoids moral, soit par une conception de la société où celle-ci doit toujours s’émanciper davantage – c’est le progressisme.
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Le Prisme - "Ce n'était pas mieux avant, mais ce n'est guère mieux après", est le mot d'ordre de certains conservateurs. "Le conservatisme naît avec l'ère moderne puisqu'il naît contre elle", ajoutait Philippe Bénéton, professeur de sciences politiques, en 2000. Le conservatisme est-il passéiste ?
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Laetitia Strauch-Bonart - Je n’aime pas le terme passéiste tel qu’employé par ses adversaires, qui, un peu comme « populiste » qui pourfend le peuple, ou « nostalgie » qui méprise l’affect profondément humain qu’est le regret du passé, sous-entend que le passé est mauvais. Le conservatisme propose une vision de l’être humain où celui-ci n’est pas coupé de son passé parce le présent et le futur en sont indissociables. Burke a écrit que la société était un contrat entre les vivants, les morts et ceux à naître. C’est une conception quasiment disparue aujourd'hui, en tout cas dans une société de plus en plus séculière. Mais elle n’a rien perdu de sa justesse : elle implique que nous ayons de la gratitude envers ceux qui nous ont précédés et que nous préparions le monde pour ceux qui nous succéderons. C’est une vision humble, qui suppose que le monde dans lequel nous vivons n’est que temporairement le nôtre - nous en sommes les garants, pas les propriétaires.
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Le Prisme - On doit à Karl Marx la démonstration du caractère révolutionnaire du libéralisme dans le sens où ce dernier vise à bouleverser perpétuellement l'ordre établi. De même, dans mon article La nouvelle bipolarisation française, je reprends la thèse de Paul-François Paoli qui érige le libéralisme en totale opposition avec le conservatisme. Le libéralisme postule en effet que la liberté individuelle doit primer sur les exigences de la vie collective. Or vous vous définissez comme libérale-conservatrice. Comment est-ce possible ?
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Laetitia Strauch-Bonart - Je me définis comme conservatrice-libérale – ma première maison est le conservatisme ! Ensuite, je ne souscris pas à l’opposition frontale entre libéralisme et conservatisme. Dans la tradition britannique tout d’abord, les deux vont de pair : le libéralisme et le conservatisme se méfient de l’intervention de l’Etat dans les choix sociaux ou individuels, car ils mettent en avant la responsabilité du groupe ou de l’individu. Leur ennemi commun est le progressisme ! Ensuite, le libéralisme présente des bienfaits dont nous profitons tout : d’abord combattre les rentes indues, offrir une certaine reconnaissance, autant que possible, au mérite individuel. Voilà quelques-uns des acquis du libéralisme. A mon sens, c’est un contresens de penser que dans le libéralisme la liberté individuelle doit primer sur les exigences de la vie collective. Dans un monde libéral comme le nôtre, les deux logiques sont en tension mais pas forcément contradictoires. Tout dépend des situations et du moment. Par exemple, si vous faites tout pour réussir vos études pour avoir à terme une meilleure situation que vos parents, vous mettez en acte le libéralisme. Cela ne veut pas dire que vous ne fonderez pas une famille et vous engagerez à la protéger, la faisant passer avant des exigences plus individualistes. Je suis pour la séparation des ordres et la mesure : de même que l’application de la logique marchande à des questions qui n’en relèvent pas est inacceptable, de même l’expression des aspirations individuelles présente des bienfaits incontestables, même si elle ne peut prévaloir dans tous les cas. C’est là aussi qu’intervient une notion centrale : la morale. Plus généralement, je pense que la vision que nous cultivons aujourd'hui du libéralisme, en France, est un contresens. Elle vient en partie de ce que ceux qui promeuvent le libéralisme, depuis les années 1980, ont supplanté ses anciens défenseurs tels Raymond Aron. Les libéraux d'aujourd'hui sont pour moi des libertariens : rien n’échappe pour eux à l’individualisation. Ils méprisent la complexité d’un être humain qui est autant individu qu’être de lien. Les libéraux à la Aron avaient compris que le libéralisme ne peut exister sans fondement politique et moral commun. Autrement dit, sans limite, le libéralisme se détruit lui-même, car il peut tuer les institutions qui lui permettent d’exister, comme la morale.
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Le Prisme - Au fond, le conservatisme n'est-il pas le meilleur rempart contre le nihilisme et la post-modernité visant la mort de l'Homme, l'abolition des identités et la déconstruction absolue de toute structure ?
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Laetitia Strauch-Bonart - Vous prêchez à une convaincue. Ceux qui se retrouvent dans le conservatisme, aujourd'hui, sont fatigués d’entendre que l’être humain est dépassé et qu’il faut toujours et encore tout déconstruire… Nous sortons à peine de deux ou trois décennies d’injonction à la déconstruction, dans la politique, la philosophie ou l’art, et qu’en avons-nous tiré ? De la tristesse et du cynisme. Quels autres sentiments avons-nous en regardant une œuvre de Jeff Koons ? Les conservateurs ont toujours souhaité prévenir leurs congénères que la déconstruction ne menait à rien. Rarement écoutés, ils ont au moins pour eux, aujourd'hui, les faits. Le conservatisme est une philosophie de l’affirmation, de la beauté, du sacré. Aujourd'hui, il faut resacraliser le monde, conclut Laetitia Strauch-Bonart (fin des extraits adaptés ; voir lien vers source en bas de page).
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Introduction, adaptation et mise en page de Michel Garroté
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http://www.le-prisme.fr/2016/07/entretien-avec-laetitia-strauch-bonart.html#more
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En France les conservateurs détestent le libéralisme

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Le Point.fr : Si la droite remporte ces régionales, elle n'apparaît pas aux yeux des Français comme une alternative suffisamment forte au gouvernement socialiste. Son message serait-il flou ?
 
Laetita Strauch-Bonart, spécialiste du conservatisme : Cela fait bien longtemps que les électeurs en France ne votent plus « pour », mais « contre ». La droite mérite donc sa semi-victoire aux régionales comme F. Hollande a mérité la sienne en 2012. En revanche, personne ne comprend vraiment ce qu'est la droite aujourd'hui. Le gaullisme avait du sens : il reposait sur la personne exceptionnelle qu'était de Gaulle et sur la volonté de reconstruire la France après la guerre. Chirac a rongé cet héritage jusqu'à la moelle, tout en ne faisant rien. On a pensé en 2007 que Sarkozy était une rupture, mais en quelques années tout s'est effondré, car ses qualités – son énergie, son sens politique – ont fait ses faiblesses. Aujourd'hui, la droite est au point mort, avec une rhétorique de l'unité qui n'est que la caricature d'elle-même. Pour paraphraser Edmund Burke, un parti qui n'a pas la capacité de changer n'a pas celle de se conserver.
 
Les deux lignes, celles de Juppé et celle de Sarkozy, pourront-elles continuer à cohabiter longtemps ?
 
Peut-on vraiment parler de lignes ? Admettons : nous avons un centriste et un bonapartiste. Juppé est, dans la lignée de Chirac, un post-gaulliste. Il s'est dit récemment « libéral, gaulliste et social », ce qui ne veut pas dire grand-chose. Sarkozy est ennuyeux comme jamais : il a repris ses vieilles antiennes – réforme de l'État, sécurité –, mais personne n'y croit plus, car il n'a eu de cesse de changer d'avis. Certes, l'inconstance (pour ne pas dire l'inconsistance) idéologique est une marque de fabrique à droite, mais Sarkozy la pratique comme personne.
 
La confusion idéologique de LR est donc telle qu'une fois de plus, ce sont les rapports de force qui vont dominer le parti. Sarkozy le domine, mais les régionales changent la donne, car c'était la dernière prise de température avant 2017. Ses vainqueurs, à droite, à commencer par Bertrand et Pécresse, crèvent l'écran. Ils vont devenir incontournables parce qu'ils sont désormais indépendants du bon vouloir du parti. En 2007, Sarkozy les avait faits ; maintenant, ce sont eux les faiseurs de rois. La bataille entre Sarkozy et Juppé va donc se poursuivre, mais il faudra regarder avec attention les alliances qui vont se constituer dans le parti.
 
Quelles leçons Les Républicains pourraient-ils tirer du Parti conservateur britannique?
 
Ce qui manque à la droite française, c'est d'« internaliser » le débat idéologique. Elle est un mélange de bonapartisme, de proximité avec les grandes entreprises et de républicanisme. Certes, elle peut avoir le sens de la bonne gestion, et elle a mené des réformes importantes. Mais qu'en est-il des courants habituellement associés à la droite, le conservatisme et le libéralisme ? Ils sont absents. Ils se développent donc à la marge, hors du parti. En France, les courants « conservateurs » sont volontiers excessifs. Version Zemmour ou catholique, ils détestent le libéralisme sous toutes ses formes, sans même s'interroger sur son véritable sens – or, le libéralisme est d'abord la séparation des pouvoirs et l'État de droit, ce qui n'est pas rien ! Les « libéraux » sont dogmatiques, et pensent que libérer l'économie est similaire à autoriser la GPA, parce qu'ils confondent l'autonomie et la liberté. Entre les deux, les politiques à la LR sont paralysés, n'osant pas tremper un orteil dans ces eaux troubles.
 
Cette configuration, présente depuis le XIXe siècle, a empêché la droite de construire un vrai parti conservateur au sens britannique, à la fois libéral et conservateur. Le Parti conservateur britannique a su le faire. Résultat, il possède aujourd'hui une colonne vertébrale solide, mais aussi une très grande diversité de positions intermédiaires. Vous y trouverez par exemple des libertariens qui veulent sortir de l'Europe, ce qui est introuvable chez nous. La nécessité de compromis interne est constante. Le destin mitigé de Ukip en est la preuve : la stratégie de  Cameron a été de proposer un référendum sur l'adhésion à l'UE. C'est un pari dangereux, mais qui a permis de replacer le débat sur l'Europe dans le parti, tout en asséchant Ukip.
 
Pourquoi l'existence de ces deux courants est-elle importante ?
 
Le succès du FN montre que la droite classique ne sait plus répondre à ses électeurs. Les deux principales raisons du vote FN sont le chômage et l'« insécurité culturelle ». Or, je ne vois pas de meilleure façon d'y répondre que d'adopter une politique économiquement libérale et culturellement conservatrice. Ces positions n'ont rien de contradictoire, au contraire. Après des décennies d'aides publiques, on voit bien que la reprise économique ne peut pas reposer sur l'État, mais sur l'initiative économique. Ensuite, beaucoup de Français souhaitent que leur culture soit respectée : que l'intégration soit un devoir, que l'école joue son rôle, que l'État de droit fonctionne, et qu'on ne réinvente pas tous les quatre matins les règles de la filiation. Vous ne pouvez pas convaincre les gens ordinaires que la liberté est la panacée s'ils n'ont rien de stable auquel se raccrocher. Certes, la Grande-Bretagne n'est pas la France – son régime parlementaire est très développé, et les idéologies conservatrices et libérales ont des racines profondes. On ne réécrira pas notre histoire, mais on pourrait au moins souhaiter que LR cultive enfin la diversité idéologique.

Mis en page par Michel Garroté, 17.12.2015

Source :
 
http://www.lepoint.fr/chroniques/en-france-les-conservateurs-detestent-le-liberalisme-17-12-2015-2003266_2.php
   

“Sortir du système et renouer avec la puissance” ?

Sortir du « système », d’accord : mais de quel système ? Nous accordons-nous sur une juste vision du système qu’il faut quitter ? Par exemple, est-ce bien à cause de l’ « ultra-libéralisme » que la France décline, ou bien d’une hypertrophie de l’État ? Oui, c’est bien d’une hypertrophie de l’ État, socialiste de surcroit, que la France souffre. S’appuyant sur des chiffres, des faits, des déclarations, Thierry Gobet montre à quel point la source du mal français, au fond, est bel et bien le collectivisme socialiste, mis en œuvre depuis plus de 30 ans. « La France est devenue collectiviste insidieusement », écrit-il avec une grande justesse (p. 312), tranchant dans le débat socialisme/libéralisme avec force de démonstration factuelle.

Le travail de Thierry Gobet est salvifique à cet égard, parce qu’il a une compréhension juste de la situation dans laquelle la France est aujourd’hui placée, et, du coup, peut donner des pistes réelles pour sortir du marasme politique et moral qui est savamment entretenu par la couardise et la nullité des responsables. Au fond, il s’agit d’un véritable travail de « décontruction » des souverains poncifs français : déconstruction de la « libération » de la femme (version féministe-marxiste, p. 87), la déconstruction du keynesianisme et de ses inlassables « plans de relance » (p. 308), déconstruction de la connivence strausskhanienne entre le socialisme et la haute finance (p. 312, avec cette thèse : « plus un gouvernement est à gauche, plus cette connivence entre haute finance et pouvoir est étroite »),… Après la déconstruction, la reconstruction ! Thierry Godet formule des propositions intéressante dans la IVe partie ; retenons, parmi d’autres mesures, plutôt intelligemment avancées : la dépolitisation des syndicats et leur sectorisation, la défense des industries naissantes (sur le modèle japonais), le retour à l’ « ordre moral ».

Un « livre-sursaut », dit son auteur, en conclusion. « Sursaut », je ne sais pas ; sous une avalanche de chiffres, Thierry Gobet nous convaint que la France va mal, très mal, et que le « sursaut » va être très difficile. Mais, avec une mine impressionnante d’informations, de références et de reconstitutions documentées, cet ouvrage constitue un outil de travail très utile pour un programme de redressement à venir.

Vivien Hoch, 29 décembre 2014

Thierry Gobet, France : les véritables enjeux. Sortir du système et renouer avec la puissance. édition Jean Picollec, Paris, 2013, 525 pages, 19,90€.

Lorsqu’une certaine conception de la démocratie démolit l’école.

L'école au service de l'économie?

Il est de coutume dans certains milieux d'accuser le monde économique de tous les maux. Certes, nombreux sont les patrons qui sont loin d'être des modèles de vertu et dont la conception du monde ainsi que les actes appelleraient correctif. Mais de là à accuser les tenants du néolibéralisme économique de mener l'école droit dans le mur, il y a de nombreux pas que je ne suis pas prêt à franchir, et ce pour plusieurs raisons.

La première de celle-ci réside dans la notion de performance: si l'école dérivait vraiment sous l'emprise d'un néo-libéralisme économique sauvage, alors les théories en vogue dans le monde de l'éducation seraient orientées vers le rendement. Or, je l'ai déjà montré à de multiples reprises, la quasi-totalité des études empiriques sérieuses démontrent qu'à peu près tout ce dont on fait la promotion en guise de méthode d'enseignement dans les institutions de formation comme dans les lieux de pouvoir de l'éducation va à l'encontre de l'idée de performance. On gaspille des quantités invraisemblables de ressources à faire l'apologie de ce qui ne fonctionne pas et qui a été objectivement mesuré comme tel. Vu sous cet angle, il faut bien admettre que le monde économique, sauf à le penser comme totalement schizophrène, ne peut tout simplement pas faire l'apologie des pratiques socio-constructivistes.

La deuxième objection majeure à un éventuel pilotage de l'école par un vil complot économiquement néo-libéral réside dans les contenus scolaires. L'école telle qu'elle est promue aujourd'hui, se gargarise de remplacer les connaissances par des compétences (historiennes, sociales, géographiques etc). Or, outre le fait qu'il n'est pas prouvé qu'une partie de ces compétences existent réellement, un bref regard sur la nature de ces prétendues compétences ainsi que sur les exigences fournies par le monde professionnel démontre une forte inadéquation entre les deux. Quand le monde de l'entreprise demande de maitriser les fondamentaux (lire, écrire, compter), de la discipline, du respect et de la motivation, l'école répond par le développement d'éventuelles compétences sociales (fort contestées par certains chercheurs qui prétendent que celles-ci se développent naturellement. De ce point de vue, l'école n'invente pas l'eau chaude, elle la chauffe!), en se pliant aux envies des élèves par le biais de dispositifs pédagogiques dont l'inefficacité n'est plus à démontrer (on ne doute pas un instant que cela puisse contribuer à aider les jeunes à se motiver dans les situations difficiles...) , en développant des "compétences" requises à peu près nulle part ou en laminant l'autorité sous couvert de mettre l'élève au centre,  il y a de quoi s'interroger.

Ce d'autant plus que même en ce qui concerne ces fameuses "compétences sociales", l'école semble avoir oublié qu'une bonne culture générale commune permet de communiquer, et par conséquent de tisser des liens avec des gens qui n'ont pas les mêmes centres d'intérêt que soi. Ce qui peut s'avérer, dans la pratique, un gain substantiel en terme de cohésion entre les gens. Pour échanger et avoir des relations pacifiées avec autrui, il vaut mieux avoir des choses à se dire plutôt que d'avoir été soumis à des mises en situation de communication vides et sans aucun intérêt. Ca aussi, le tissu économique ne saurait s'en passer pour s'épanouir.

L'affaissement de la méritocratie scolaire constitue un pas de plus qui éloigne l'école des intérêts de l'entreprise. Durant une longue période, l'école a été cette institution formidable qui promulguait l'égalité des chances. Dans ce contexte, tous devaient avoir, dans la mesure du possible, des chances à peu près égales au départ. On acceptaient que les plus bosseurs et les plus talentueux s'en sortent mieux et soient récompensés. Bien sûr, rien n'a jamais été parfait, les conditions à domicile ne laissant pas à chacun des chances parfaitement égales. Mais l'école faisait ce qu'elle pouvait pour articuler égalité et mérite. Aujourd'hui, fortes sont les tensions qui vont à l'encontre du mérite. On veut de l'égalité non à l'entrée du processus scolaire, mais à la sortie! Il n'est plus question que chacun puisse réussir également, mais que chacun doive réussir également. La nuance est de taille puisqu'il s'agit ni plus ni moins que du nivellement total par le bas: le fainéant ou le moins doué doit impérativement obtenir le même succès que le génie travailleur. C'est dans cette optique que certains ont voulu supprimer les notes (stigmatisantes pour ceux qui réussissent moins bien) ou que toute compétition doit être éradiquée du cadre scolaire au profit de dogmes coopératifs. A cela s'ajoute la suppression de tout ce qui demande du travail (l'appropriation de connaissances par mémorisation) au profit de compétences analytiques bien souvent trop facilement acquises.

Enfin, last but not least, les entreprises d'aujourd'hui ne sont plus celles d'hier et n'ont plus forcément besoin de travailleurs formés à réaliser une manoeuvre technique et à la répéter indéfiniment. Elles ont besoin de gens capables de réfléchir, de prendre certaines décisions et pas uniquement de compétences techniques. Or, c'est bien plus la somme des connaissances qui permet cette réflexion, une somme de connaissances qui amène le développement d'une pensée sur le contexte dans lequel doivent s'exercer les compétences techniques et donc une application adéquate de celles-ci. Alors certes, les connaissances scolaires ne sont pas celles qui sont demandées par le monde de l'entreprise, mais il a aussi été démontré que plus un individu possède de connaissances, plus il en apprend d'autres rapidement. De ce point de vue là aussi on peut donc avec plus ou moins de certitude affirmer que le monde entrepreneurial n'a pas grand intérêt aux transformations entreprises visant à remplacer les connaissances scolaires par d'hypothétiques compétences.

L'ensemble de ces éléments tend à démontrer que le problème de l'école d'aujourd'hui, ce n'est pas le néo-libéralisme économique sauvage comme certains aiment à le désigner. Pour tout dire, cette manière de voir les choses aurait plutôt tendance à masquer une autre cause beaucoup plus vicieuse: l'entrée en force de la démocratie dans les salles de classe. Vicieuse, elle l'est car quiconque ne fait pas l'effort d'une réflexion ne peut qu'y voir quelque chose de positif, or ce n'est pas le cas. Depuis bien longtemps l'école a à faire avec la démocratie. Ce qui semble plutôt normal dans un régime de type démocratique. Mais une innovation de taille (ou plutôt deux) s'est introduite subrepticement.

L'entrée en force d'une certaine forme de démocratie

Jusqu'ici, on considérait que l'école était le lieu qui préparait l'enfant/ado à sa future vie de citoyen démocrate. L'école n'était pas un lieu de démocratie mais un lieu où on donnait à un individu encore incapable d'exercer ses prérogatives démocratiques, une formation qui lui permettrait plus tard de se comporter en citoyen vertueux. L'idée était que le jeune en formation n'avait pas encore la raison nécessaire pour exercer ses droits de citoyens. Cette raison était acquise par le biais de l'apprentissage de la soumission à l'autorité, par l'apprentissage d'une somme de connaissances permettant d'une part de comprendre le monde et d'autre part d'en acquérir d'autres, par la valorisation de l'effort démontrant qu'on n'obtient pas tout sur la base d'un claquement de doigts, par la mise en avant du principe d'unicité nécessaire au fonctionnement harmonieux d'une communauté etc. En somme, on faisait comprendre au jeune que tout droit, pour pouvoir être exercé, est relié à des devoirs, en l'occurrence, l'acquisition de la raison par les étapes souvent fastidieuses décrites plus haut.

Aujourd'hui le renversement est de taille puisqu'on veut que la démocratie ne soit plus une des principales finalités du monde scolaire mais un moyen.  On part donc du principe que l'enfant est déjà possesseur de la raison nécessaire à l'exercice démocratique avant même qu'il n'ait été formé à celle-ci. Dans le même temps, c'est un des buts principaux de l'école qui s'évanouit. Autant dire que dans ces conditions, c'est l'existence de l'institution scolaire elle-même qui, à long terme, est menacée: si l'enfant est un être raisonnable à priori, alors il n'a pas besoin d'être formé pour cela, il peut lui-même s'auto-éduquer.

Un des corollaires à cette entrée en force de la démocratie dans les salles de classe est le minage de l'autorité. Et ce à tous les échelons. En premier lieu, les enseignants sont de plus en plus invités à ne pas user de méthodes répressives et/ou incitatives pour contrer les comportements inadaptés. On les forme à développer des modèles d'auto-régulation des élèves: ceux-ci se lient par un contrat ou je ne sais quoi d'autre et ce n'est plus l'enseignant qui détient l'autorité en matière comportementale. En second lieu, c'est l'autorité de l'expertise face au savoir qui explose littéralement: on ne veut plus d'un modèle où l'enseignant a une autorité en tant que détenteur d'un savoir qu'il doit transmettre, on veut des élèves qui construisent eux-mêmes leurs savoirs, fussent-ils quasi inexistants. En aucun cas l'enseignant ne doit être considéré sur un plan hiérarchique, la seule chose qui vaille c'est l'égalité de tous les citoyens scolaires. Dans ces conditions ne reste plus qu'à l'enseignant à se transformer en animateur d'un club d'égaux.

Puisque l'élève est un être dont on considère que la raison est aboutie, alors il doit pouvoir lui-même choisir ce qu'il veut éventuellement apprendre. Le cours traditionnel où l'institution scolaire définit les savoirs nécessaires à l'usage de la raison passe donc par perte et profit pour être remplacé par des projets choisis par l'élève où il oriente lui-même ses apprentissages par les choix qu'il fait. Dans la mesure du possible, dans cet ordre d'idée, l'institution scolaire ne devrait pas non plus fixer les rythmes de déroulement des activités: puisque l'élève sait ce qui est bon pour lui, alors il sait aussi à quel rythme il doit faire ce qu'il a à faire et, par conséquent, les enseignants sont appelés à différencier, lorsqu'il en reste, les contenus. Il en va de même bien entendu pour la motivation des élèves: si un élève n'est pas motivé, alors il ne faut surtout pas le brusquer: vu qu'il est raisonnable par définition, il sait ce qu'il a à faire. En conséquence, il faut impérativement mettre sur pied des activités motivantes pour lui. Et cela justement alors qu'un des apprentissages fondamentaux à l'exercice d'une démocratie harmonieuse consistait à faire comprendre aux jeunes qu'ils était un groupe, une entité qui faisait les mêmes choses. Dans cette optique, on ne peut que comprendre pourquoi la vie en société se polarise de plus en plus et que les gens ont de plus en plus de peine à cohabiter avec ceux dont ils ne partagent pas les idées.

A bien y regarder, l'ensemble des changements qu'introduit cette manière de voir la démocratie dans l'école introduit une deuxième innovation fondamentale: l'éradication de l'idée de devoirs. Seuls sont mis en avant les droits: les élèves doivent avoir le droit de s'autogérer, le droit à des activités qu'ils ont choisi, le droit à des méthodes considérées comme motivantes (ce qui n'est même pas vrai mais c'est un autre sujet), le droit d'apprendre à leur rythme, le droit qu'on s'adapte à eux (et non l'inverse), le droit d'avoir des apprentissages sans effort etc. Il n'est quasiment plus question de devoirs puisqu'il ne faut surtout pas demander d'étudier certaines choses à la maison (ce serait discriminatoire pour certains...), qu'il faut supprimer ou modifier les matières considérées comme ennuyeuses, que l'acceptation et le respect de l'autorité ne sont plus d'actualité etc. Ou plutôt disons que les seuls devoirs qui restent sont ceux quoi ont trait à la lutte contre le racisme, contre les discriminations etc. Des devoirs fortement connotés idéologiquement donc.

Non seulement donc, nous ne sommes plus face à une école au service de la démocratie mais face à la démocratie au service d'une école bien en peine de définir ses finalités. Qui plus est, la démocratie en question est l'émanation d'une conception bien spécifique, celle qui ne fait que promouvoir des droits sans jamais (ou presque) rattacher ceux-ci à des devoirs. Une sorte de conception effectivement ultra libérale mais  au niveau social et non d'un point de vue économique. Sous couvert donc de mettre l'enfant au centre se cache en définitive une conception très idéologisée et politique du monde. Une vision dont on a pas encore pu bien mesurer les conséquences puisque l'école actuelle tend à fabriquer des jeunes qui pourraient croire que tout leur est dû et qu'ils n'ont aucun effort à fournir, qui n'auraient plus aucune notion de l'unicité d'une société avec tout ce qui en découle (augmentation de la violence contre ceux qu'on perçoit comme différents ou pensant différemment, aucune volonté de rechercher le bien commun etc), qui ne seraient plus forcément aptes à raisonner correctement (agir comme si la raison existait à priori, c'est agir de sorte à empêcher celle-ci d'émerger) que cela soit dans leur vie personnelle, professionnelle comme citoyenne. Autant dire que si le corps enseignant et la société se plient aux exigences de cette école-là, on n'est pas sorti de l'auberge...

Stevan Miljevic, 25 avril 2014