Pour une école développant de véritables compétences!

J’ai déjà traité par le passé de la question du rapport entre compétences et connaissances. Plus exactement, ma réflexion portait alors sur l’importance à accorder aux connaissances et à leur mobilisation pour développer une compétence. Tests internationaux à l’appui, je démontrai que, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire de nos jours, la meilleure manière de façonner des élèves compétents était de leur fournir des connaissances.[1]

Je vais maintenant essayer, études expérimentales à l’appui, d’approfondir un peu la question des compétences, d’élaborer une distinction entre véritable compétence et illusion. Cela nous amènera à nous réfléchir sur les chemins à emprunter pour développer l’expertise chez nos élèves et sur les apports concrets que leur apporte celle-ci.

A l’époque, j’ai défini une compétence comme une « capacité à mobiliser et articuler diverses connaissances afin de résoudre un problème »[2]. Cette façon de voir les choses est d’ailleurs plus ou moins acceptée par le grand pape genevois de l’approche par compétences Philippe Perrenoud pour qui une compétence est une « faculté de mobiliser un ensemble de ressources cognitives (savoirs, capacités, informations, etc) pour faire face avec pertinence et efficacité à une famille de situations. »[3]

Divergences sur les finalités de l’école…

Cette convergence n’est que fort temporaire. D’emblée un certain nombre de différences nous séparent irréductiblement. Pour tout dire, la plupart d’entre elles séparent même Perrenoud des données fournies par les sciences expérimentales, le reléguant ainsi au stade de théoricien du café du commerce.

La première raison pour laquelle Perrenoud et les adeptes de l’approche par compétence ont tort réside dans les finalités attribuées à l’école. Ce point est incontournable puisque de là découle la nature des compétences qu’on peut envisager de travailler dans le milieu scolaire. Je précise qu’il s’agit bien là de l’école obligatoire et pas d’autres stades dont la dynamique est radicalement différente. Perrenoud insiste sur la nécessité de promouvoir à l’école ce qui sera utile dans la vie quotidienne, sociale ou professionnelle. Cette vision est insuffisante pour au moins deux raisons. Tout d’abord, apprendre quelque chose d’immédiatement utile est à la portée de tous et ce sans trop de difficultés. Lorsque l’être humain est confronté à une situation et que la nécessité s’en mêle, il apprend relativement facilement ce qu’il a besoin de savoir pour surmonter l’obstacle.

Au sujet de l’utilité, Perrenoud est doublement dans l’erreur car l’évolution nous a façonné de manière à ce que nous acquérions certaines compétences dites primaires sans faire d’effort particulier, inconsciemment et très rapidement. Ce sont les compétences qu’on retrouve à chaque époque de l’humanité comme résoudre des problèmes ou communiquer dans sa langue maternelle.[4] Une école qui suivrait les préceptes de Perrenoud est donc une école dont l’unique ambition est de fournir ce que la nécessité et la vie nous amèneront quasi automatiquement. Autrement dit, et paradoxalement, une école inutile dont on peut se débarrasser sans trop de scrupules.

Si on excepte les incontournables fondamentaux, c’est tout au contraire dans…l’inutilité directe de ce qu’elle enseigne que l’école doit aller chercher son intérêt. Afin de servir au mieux la société et les individus qui la composent, elle se doit de mettre à leur disposition du potentiellement utile et non du directement utile. Elle doit permettre aux personnes qui la fréquentent de répondre de manière plus que minimale aux différentes situations qu’elles rencontreront. Travailler l’utile, c’est offrir le strict minimum. Un plancher que quasiment chacun atteint de toute façon. A l’inverse, l’école doit donc permettre l’ouverture de nouveaux horizons, de répondre avec créativité aux divers défis rencontrés durant l’existence.

Il n’est pas possible de prévoir à l’avance ce qui pourra être utilisé de manière créative dans telle ou telle situation pour la simple et bonne raison qu’alors il n’y aurait tout simplement plus de créativité. On peut en revanche se dire que des savoir ou savoir-faire depuis longtemps éprouvés et acceptés sont des bases stables qui seront toujours potentiellement utilisables dans un futur plus ou moins proche contrairement à la nouveauté et à l’actualité dont la durée de vie se compte bien souvent plus en mois qu’en années.

Ces contenus trouveront tout leur sens dans des situations qui, à priori, ne semblent pas nécessité leur apport pour être traversées. Aucune innovation ne sort du néant. Elles sont toutes le fruit d’une analogie originale que l’esprit a réalisé entre ce qu’il vit et une connaissance d’un autre type qu’il possédait au préalable[5] Par exemple, ce sont ses connaissances en mathématiques qui ont permis à Einstein, par analogie, de développer ses principales découvertes en physique. Or, à priori, les équations mathématiques en question n’auraient dû lui être d’aucune utilité dans son domaine. Mais c’est parce qu’il les connaissait, qu’il a émis un rapprochement original entre celles-ci et les problèmes qu’il rencontrait, qu’il a pu changer sa manière de voir la situation et de développer ainsi quelque chose de radicalement novateur.[6] Il ne s’agit là que d’un exemple bien spécifique, mais le principe est valide pour toute situation de créativité.

De tels bonds qualitatifs vers l’avant ne sont possibles que si des savoirs et savoir-faire sont parfaitement maitrisés par les individus, sans quoi ils ne sont tout simplement pas capables de les réinvestir dans des contextes originaux. Voilà le rôle décisif que l’école peut et doit jouer pour permettre aux personnes, aux entreprises qu’ils fréquenteront tout comme à la société qu’ils composent d’évoluer.

sur la manière d’atteindre la compétence…

Si travailler des compétences utiles couramment n’a que peu de sens pour une école de qualité, la volonté affichée par Perrenoud de faire travailler et entraîner aux élèves la mobilisation des capacités et connaissances pour elle-même n’en a pas beaucoup plus. Il s’agit là d’une fausse bonne idée supplémentaire dont les théoriciens des approches constructivo-compétentes ont le secret.

En posant un regard superficiel sur la question, on peut effectivement penser que la coordination et la mise en pratique d’une multitude d’éléments dans un environnement complexe devraient être exercées pour elles seules. Mais les recherches menées en psychologie cognitive ne semblent pas soutenir cette hypothèse. Dès les années 60, des travaux ayant pour objet de recherche les contrôleurs aériens ont démontré que ceux-ci avaient beau travailler quotidiennement dans des univers extrêmement complexes et gérer de grosses quantités d’informations, ils n’étaient pas meilleurs que le commun des mortels dans des tâches de gestion de grosses quantités d’informations d’une nature différente à celles dont ils avaient l’habitude[7]. En revanche, dès que des contenus connus préalablement sont réinjectés dans l’expérience, ils reprennent un net avantage sur le reste de la population[8]. Autrement dit, travailler régulièrement en mobilisant diverses connaissances et capacités dans des situations complexes n’améliore en aucune façon l’aptitude à gérer cette même complexité dans d’autres domaines. Il n’y a aucun transfert d’une éventuelle capacité de mobilisation. On ne développe pas de nouvelles capacités stratégiques ou autres en se confrontant à la complexité, comme le croit Perrenoud, mais bien en acquérant des connaissances plus poussées dans le domaine qui nous intéresse.

D’autres études, plus récentes, permettent de prolonger le raisonnement. Certains ont émis l’hypothèse que des experts reconnus utilisaient des stratégies particulières pour mobiliser leurs connaissances dans des situations complexes relatives à leur domaine. Ici encore, c’est négatif. Les travaux réalisés au sujet des maîtres d’échec démontrent, par exemple, que les plus grands maîtres d’échec ne pensent pas plus profondément en considérant plus de coups à l’avance ou plus de coups alternatifs que leurs adversaires. Ils possèdent simplement des schémas de connaissances sur le positionnement des pièces plus évolués et plus nombreux que leurs opposants.[9] Ces résultats ont été confirmés par d’autres investigations menées dans divers domaines comme l’algèbre, la programmation, la compréhension et le rappel de texte ou le génie électronique.[10] Autrement dit, même sans se référer au transfert, le fait de gérer de la complexité régulièrement apporte moins que l’apprentissage des connaissances dans le développement d’une compétence. Attention toutefois de bien comprendre et de ne pas en déduire qu’il faille éviter la complexité. Bien au contraire, le développement des connaissances nécessite le passage par la complexité. Nous allons y revenir. En revanche, gérer de la complexité pour elle-même n’a aucun sens.

Comment se développe réellement une compétence

Comme on vient de le voir, la compétence passe nécessairement par l’acquisition préalable des connaissances. Et ce développement se fait par plusieurs stades. Au début, l’élève retient de manière proche au par cœur la connaissance. Ce passage a permis aux grossiers détracteurs des connaissances d’étayer leur discours en disant qu’on formait des perroquets incapables de comprendre ce qu’ils répétaient. Généralement, cette idée est totalement fausse car rares sont les cas où l’élève ne comprend rien à ce qu’il a appris (apprentissage par cœur). Il est par contre vrai qu’il peut être incapable de le réinvestir d’une quelconque manière. Dans ce cas, Daniel Willingham parle de connaissance inflexible. C’est un stade absolument normal par lequel passent toutes les connaissances. A force de pratique, cette connaissance va se flexibiliser, c’est-à-dire pouvoir être utilisée dans diverses situations. Plus elle se flexibilisera et plus le nombre de cas où elle sera potentiellement utilisable va augmenter.[11] Le cerveau flexibilise vraisemblablement la connaissance par analogie. Plus il la rencontre dans des cas différents, plus il la maîtrise, en connait les contours, les compatibilités et incompatibilités avec d’autres et plus il peut discriminer les liens pertinents ou non avec d’autres éléments, étendant ainsi le champ d’utilisation potentielle de cette connaissance.

A ce niveau-là, la personne est réellement compétente dans l’utilisation de cette connaissance. Elle augmentera son expertise en devenant compétente avec un maximum d’autres connaissances du même domaine.

La compétence se développe ainsi, à mon sens, dans au moins deux directions bien distinctes, à savoir la profondeur et l’amplitude de chaque connaissance et le nombre de connaissances. L’école doit ici faire des choix : elle peut insister sur le nombre de connaissances différentes tout en ne les flexibilisant qu’au minimum, voire même pas du tout, auquel cas on peut effectivement parler de savoir encyclopédique ou, au contraire se concentrer sur très peu de connaissances extrêmement approfondies. Un juste milieu est vraisemblablement la solution la plus souhaitable.

La vraie compétence amène un changement qualitatif dans la manière de penser

Définir, comme cela a été fait jusqu’ici, la compétence simplement comme une capacité à traiter plusieurs ressources en parallèle s’avère à mon avis fort restrictif. La manière dont Perrenoud et consorts conçoivent la compétence est assez révélateur du peu d’intérêt de leur démarche au regard de ce que peut effectivement apporter une véritable compétence. Une fois constaté que l'utilité n'est pas un bon critère et que l’amélioration de la capacité de mobilisation pour elle-même ou le transfert de cette capacité ne semblent trouver aucune confirmation du côté des sciences expérimentales, on ne sait plus vraiment ce qu’il reste de la démarche qu’ils préconisent.

En revanche, une compétence traitée de manière sérieuse et selon les modalités que les données empiriques (voir le Visible Learning de Hattie par exemple) nous suggèrent, va bonifier la manière dont l’esprit fonctionne lorsqu’il traite le sujet concerné. En premier lieu, la quantité de connaissances stockées dans la mémoire à long terme décharge la mémoire de travail d’une personne experte. Elle peut donc traiter plus d’informations simultanément qu’un novice.[12] Mais ce n’est pas tout.

Lorsqu’il n’a aucune expérience dans un domaine, un débutant n’a guère d’autre choix que d’user d’un processus hasardeux d’essai-erreur pour tenter de résoudre un problème. Lorsque ce n’est pas le cas, des études relatives à la résolution de problèmes de physique ont démontré qu’un novice travaille de façon régressive à partir du but en utilisant une stratégie « moyen-fin » : il repère les différences entre l’état courant d’un problème et l’état but et cherche des opérations pour réduire ces différences. La personne experte, elle, travaille en allant vers l’avant.[13] Peut-être faut-il y voir le résultat de l’augmentation du niveau d’expertise qui permet d’élaborer une représentation précise des conséquences à long terme d’une action, de choix etc.[14]

Mais il y a plus intéressant encore : tant qu’ils n’ont pas atteint un stade suffisant dans la compétence, les débutants pensent au niveau de la structure de surface d’un problème ou d’une situation. Dit plus simplement, ils n’en voient que les éléments constitutifs alors que les personnes compétentes, elles, voient, les fonctions qu’occupent ceux-ci dans la structure profonde du problème ou de la situation. Penser de manière fonctionnelle aide à voir tout de suite ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Etre compétent permet donc de penser à un niveau d’abstraction beaucoup plus élevé.[15]

Enfin, signalons aussi que des personnes moyennement compétentes augmentent leur rythme de résolution. Elles possèdent des schémas en mémoire à long terme ainsi que des automatismes qui le leur permettent.  Mais les personnes les plus compétentes, elles vont travailler plus lentement. La perspective semble s’inverser : au lieu de se ruer sur la solution la plus évidente, elles hésitent avant d’agir car elles commencent par chercher ce qui pourrait ne pas correspondre à ce qu’elles pensent. Elles envisagent plusieurs hypothèses, même les moins évidentes, avant de poser leur diagnostic et d’agir.[16]

Conclusion 

Ainsi donc, être compétent, ce n’est pas seulement acquérir de nouvelles connaissances, ni même être capable de les mobiliser dans des situations complexes. L’expertise va impulser à la pensée une dynamique totalement nouvelle, divergeant radicalement de ce que peut faire un individu qui ne maîtrise pas ces connaissances. Et ce par la vitesse, la capacité à appréhender des éléments en parallèle, à discerner les conséquences ou à penser de manière abstraite. Ces différences peuvent même culminer au niveau de la capacité à se remettre en question, à aller à l’encontre de sa propre pensée et ce même à l'aide des plus improbables possibilités.

On réalise ici le fossé abyssal existant entre les pauvres ambitions d’un Perrenoud et les potentialités extraordinaires qu’ouvre le développement de véritables compétences. On réalise également à quel point les grands penseurs adeptes d’une humanité externalisant sa mémoire et la remplaçant par la capacité à rechercher l’information se trompent. En suivant leurs préceptes, notre société se conditionne elle-même à cesser d’innover et d’aller de l’avant. On a beau savoir chercher l’information, on ne peut pas rechercher ce dont l’existence nous est totalement inconnue. De plus, quand bien même les informations nécessaires seraient trouvées, la manière dont l’esprit les traite est largement tributaire du degré de maitrise qu'il possède…

Autant dire que soit la post-modernité passe par pertes et profits, soit c’est notre société qui risque de s’effondrer. Nous sommes au bord du gouffre, à nous de choisir…

Stevan Miljevic, pour les Observateurs et Contre Réforme, le 19 août 2016

[1] https://contrereforme.wordpress.com/2015/12/17/enseigner-des-competences-ou-des-connaissances/

[2] ibidem

[3]  http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2000/2000_30.html

[4] https://contrereforme.wordpress.com/2016/02/05/un-regard-evolutionniste-sur-leducation/

[5] https://contrereforme.wordpress.com/2016/06/27/former-des-eleves-creatifs/

[6] Hofstadter et Sander, « L’analogie, cœur de la pensée », Odile Jacob, Paris, 2013 pp. 545 et suivantes

[7] Yntema, D. B. (1963). Keeping track of several things at once. Human Factors, 5, 7-17. Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[8] Bisseret, A. (1970). Mémoire opérationelle et structure du travail. Bulletin de Psychologie, 24, 280-294 . Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[9] De Groot, A. (1965). Thought and choice in chess. The Hague, Netherlands: Mouton. Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[10] Chiesi, H. L., Spilich, G. J., & Voss, J. F. (1979). Acquisition of domain-related information in relation to high and low domain knowledge. Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, 18, 257-273. doi: 10.1016/s0022-5371(79)90146-4, Egan, D. E., & Schwartz, B. J. (1979). Chunking in recall of symbolic drawings. Memory & Cognition, 7, 149-158. doi: 10.3758/bf03197595, Jeffries, R., Turner, A., Polson, P., & Atwood, M. (1981). Processes involved in designing software. In J. R. Anderson (Ed.), Cognitive skills and their acquisition (pp. 255- 283). Hillsdale, NJ: Erlbaum, Sweller, J., & Cooper, G. (1985). The use of worked examples as a substitute for problem solving in learning algebra. Cognition & Instruction, 2, 59-89. Tous cités par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[11] http://www.formapex.com/daniel-willingham/1004-les-connaissances-inflexibles-premiere-etape-vers-lexpertise?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=4d34101224fa8bcc8a53050fda55c277 consulté le 16 août 2016

[12] Si vous avez besoin d’un petit rafraichissement sur le fonctionnement du cerveau humain, vous pouvez jeter un œil ici https://contrereforme.wordpress.com/2015/12/17/enseigner-des-competences-ou-des-connaissances/

[13] Chi, M. T. H., Feltovich, P. J., & Glaser, R. (1981). Categorization and representation of physics problems by experts and novices. Cognitive Science, 5, 121-152. doi: 10.1207/s15516709cog0502_2 Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[14] Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller « La charge cognitive, théorie et applications », Armand Colin, Paris, 2007, p.110

[15] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, pp.130-135

[16] Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller « La charge cognitive, théorie et applications », Armand Colin, Paris, 2007, p.110

Le test PISA devient un dangereux instrument de promotion de l’illettrisme et de propagande mondialiste

J’ai toujours apprécié le test PISA. L’idée de comparer les différents systèmes scolaires m’a toujours semblé un excellent moyen de se situer et de se remettre en question. Certes, il n’est pas parfait, les enseignements qui sont les siens sont somme toute restreints en comparaison de ceux des mega-analyses sérieuses existantes dans le monde éducatif (mais qu’on ne prend malheureusement pas en compte…) mais, dans l’ensemble, l’outil est intéressant. Ou plutôt devrai-je dire était, tant l’imparfait d’un passé définitivement révolu semble se profiler au regard des dernières orientations prises par le test éducatif de l’OCDE.

En 2012 déjà, outre les traditionnels tests portant sur les maths, la langue maternelle et les sciences, PISA commençait à fournir des impulsions farfelues avec un nouveau module portant sur la résolution de problèmes. Pour bien comprendre ce que les grands pontes de l’OCDE entendent par résolution de problème, voici un exemple de question qu’on trouvait alors :

Il s’agissait donc pour l’élève de tâtonner jusqu’à trouver un trajet de 15 minutes. Toute connaissance a complètement disparu de la chose (sauf évidemment la lecture de l’énoncé). Même les plus élémentaires calculs étaient évacués puisque le programme se chargeait d’additionner les durées des différents tronçons. Autant dire qu’une telle question n’analyse en fait que la capacité qu’a un élève à tâtonner et éventuellement à persévérer un peu devant l’échec. Si on peut estimer que l’école peut, accessoirement, se livrer occasionnellement à ce genre de performances, il ne faudrait pas oublier que son rôle est totalement à l’opposé : elle transmet des connaissances, ce qui est justement la meilleure manière de résoudre des problèmes sans avoir à recourir au tâtonnement et donc au hasard.

En poussant un peu la réflexion, il faut bien admettre que l’apprentissage de la résolution de problème par des heuristiques hasardeuses est le propre des sauvages, des personnes vivant à l’état de nature hors civilisation. Et encore est-ce là tout relatif, puisque toutes les sociétés, même les plus primitives essaient d’organiser un minimum de transmission des savoirs…Ce que Schleicher et consort estiment donc comme important est…la capacité que peut avoir un illettré à se mouvoir dans un environnement technologique ! Autant dire l’inverse de tout ce que le progrès peut apporter !

Mais ce n’est pas tout. Encouragé par ce ballon d’essai, l’aréopage OCDE a franchi un pas supplémentaire puisque le PISA 2015 fut l’occasion de tester la collaboration entre élèves pour résoudre des problèmes ! Il ne leur suffit donc plus de tester le vide, il faut le faire en collaboration avec d’autres ! Et de mettre sur pied des situations en ligne bidon simulant l’interaction avec d’autres élèves par le biais d’un tchat à choix multiples. Penser à la nécessité de former un élève à communiquer via la technologie à l’ère de whatsapp et des réseaux sociaux, il fallait le faire ! De plus, à voir les propositions possibles, je pense honnêtement que si j’avais été élève j’aurai cliqué à quelques reprises sur des réponses farfelues rien que pour le plaisir ! Voici quelques étapes d'une situation problème à résoudre collectivement pour vous faire une idée.

Les grands penseurs de l’OCDE ne semblent pas être au fait que la résolution de problème par le biais d’heuristiques hasardeuses comme la collaboration sont des éléments que l’évolution humaine semble avoir préprogrammés en nous. Ce qui a pour conséquence que ce sont des objectifs que nous atteignons extrêmement rapidement et sans faire de grands efforts. Autant dire des éléments dont on peut laisser l'apprentissage à la vie de tous les jours. L’école devrait plutôt avoir pour ambition d’atteindre le lointain, le difficile, ce que la vie ne nous apprendra pas d'elle-même.

Le big boss du PISA justifie ces choix par la nécessité au 21ème siècle de travailler de nouvelles compétences, de cesser de transmettre des connaissances. Pour lui, l’école doit dorénavant « donner une boussole à chacun, pour le rendre capable de construire son propre savoir, apte à distinguer le vrai du faux quand il navigue sur Google » démontrant par là une totale incompétence en matière de fonctionnement du cerveau. En effet, pour pouvoir raisonner ou distinguer ce qui est vrai du faux, il est impératif d’avoir des connaissances. On ne raisonne pas à partir de rien.

Mais la cerise sur le gâteau réside vraisemblablement dans le mépris de la démocratie qu’exprime le grand patron du PISA. Lorsqu’on est démocrate et à la tête d’un institut de recherche international sur l’éducation, on s’abstient de politiser son discours. Surtout ce qui touche aux contenus éducatifs. L’école n’est pas là pour former des militants, mais pour donner des éléments permettant à tout un chacun de se faire son opinion de la manière la plus neutre possible. Or, ça, Schleicher et consort semblent s'en moquer comme de leur dernière chaussette puisqu’ils préconisent d’une part de former les gens à « accepter de perdre leur boulot » en leur donnant « confiance en leur capacité d’en trouver un ou d’en créer un autre », ce qui fait, vous l’imaginez bien, le grand bonheur de tous ceux qui se battent pour la protection des travailleurs. D’autre part, ils annoncent la couleur pour le PISA 2018 qui testera… suspense, roulements de tambour… le niveau d’«acceptation entre les peuples, les cultures » autrement dit la dose de cosmopolitisme ingurgitée par les élèves. Je vois d’ici se réjouir les islamo-sceptiques ou simplement ceux qui pensent que l’assimilation est une meilleure option que le multiculturalisme.

En bref, ce qui était à la base une bonne idée est en train de dégénérer en un fatras d’inepties pédagogiquement et idéologiquement orientées. En conséquence, il ne me reste qu’à demander à monsieur Schleicher de montrer l’exemple en acceptant de céder son travail à une autre personne plus compétente et démocrate avec toute la confiance en sa propre capacité à en retrouver un qu’il souhaite que notre jeunesse développe…

Stevan Miljevic, le 1er juillet 2016 pour les Observateurs.ch et contrereforme.wordpress.com

Enseigner des compétences ou des connaissances?

Un peu partout dans les pays occidentaux, la vision traditionnelle de l’école qui transmet des connaissances a cédé le pas à une nouvelle forme d’apprentissage axé sur les compétences. Le maître qui enseignait des savoirs, c’est désormais terminé. Il doit maintenant céder sa place à un animateur supervisant la construction de compétences par de jeunes apprenants. L’école de grand papa tout juste bonne à remplir des têtes a donc vécu. Place à la formation du futur, celle qui préfère les têtes bien faites aux têtes bien pleines.

Cette (r)évolution est généralement présentée comme l’inéluctable conséquence de l’entrée dans le 21ème siècle, des avancées des sciences de l’éducation et de la psychologie cognitive comme de la démocratisation du savoir et du progrès technologique. Mais au delà des slogans, qu’en est-il réellement ? Les avancées scientifiques réalisées à ce jour et les changements sociétaux survenus justifient-ils vraiment ce renversement spectaculaire ?

Qu’est ce qu’une compétence ?

 Un traitement sérieux de ces questions nécessite, en préalable, une définition claire de ce qu’est une compétence. Mais pour se faire, un premier détour du côté des connaissances est souhaitable. Il existe trois types de connaissances : les connaissances factuelles ou déclaratives (dates, définitions, faits, etc), les connaissances procédurales (manipulations mentales qui doivent être effectuées dans le but de résoudre un problème. Par exemple, la manière d’additionner deux fractions ou alors la série de questions sur l’auteur, la date et la nature du document que doit se poser un élève devant un document historique) et les connaissances contextuelles (celles permettant de savoir quand et pourquoi utiliser telle ou telle procédure en vue de résoudre un problème).

Quand un élève se trouve dans une situation qui demande de mobiliser et d’articuler plusieurs de ces connaissances et qu’il est capable de le faire, alors on dit de lui qu’il est compétent. On peut donc décrire la compétence comme la capacité à mobiliser et articuler diverses connaissances afin de résoudre un problème. Rien de bien nouveau, l’école construit des compétences depuis belle lurette. Dans l’optique traditionnelle, l’apprentissage des connaissances est le premier pas effectué dans le processus d’acquisition de compétences. A ce sujet, la seule question d’intérêt est de savoir à quel moment de la scolarité (obligatoire, secondaire ou tertiaire) doit apparaître telle compétence dans telle branche. Certaines branches activant, en effet, plus tôt que d’autres, la mise en branle d’une compétence dans son intégralité.

Ce qui pose problème aujourd’hui avec l’approche par compétences telle que préconisée est qu’elle découple en grande partie la compétence de l’acquisition des connaissances préalables nécessaires. Puisque les connaissances sont disponibles via la technologie, autant en faire l’impasse et cesser de réserver l’intégralité des compétences à des niveaux ultérieurs. Les compétences pour tous par la multiplication du nombre de situation où l’élève doit effectuer ce travail d’association des informations dès l’école obligatoire en somme. On se focalise uniquement sur la mise en synergie de diverses ressources dans des situations complexes. L’élève n’a plus besoin d’apprendre ces connaissances, il lui suffit d’aller les chercher pour effectuer son travail.

Le fonctionnement du cerveau

 Afin de juger de la pertinence des approches, il faut aussi comprendre comment fonctionne le cerveau. Contrairement à certaines idées préconçues, la mémoire n’est pas simplement un espace de stockage. C’est également le lieu du raisonnement. On distingue deux sortes de mémoire : la mémoire à long terme (MLT) et la mémoire à court terme (MCT). La MLT est responsable du stockage des informations. Elles regroupent celles-ci en petites structures. Si vous y stockez des informations sur les « ours polaires », alors les notions « pelage blanc », « 4 pattes », «  avec des griffes » etc. seront toutes groupées entre elles. Plus on connaît de choses sur un sujet particulier, plus le regroupement qui lui correspond est volumineux. [1]

 De son côté, la MCT est le lieu où le cerveau traite les problèmes. Son rôle consiste à assembler les informations de manière à répondre aux diverses demandes. Une des particularités de la MCT est qu’elle ne peut mobiliser qu’un nombre réduit d’informations (4 à 7 selon les chercheurs) en simultané. Elle ne peut mobiliser qu’un nombre réduit de connaissances acquises et d’informations extérieures supplémentaires en parallèle. Dès qu’elle dépasse ce stade, l’élève est en surcharge cognitive et n’est plus capable de réaliser ce qu’on attend de lui.[2]

Implications du fonctionnement de la mémoire sur les contenus d’apprentissage

Cette présentation sommaire de la manière dont le cerveau opère permet d’apprécier l’importance d’une bonne culture générale. Lorsque la MCT exige de la MLT une restitution de connaissances pour comprendre un texte, traiter un problème ou autre, celles-ci apparaissent sous la forme des blocs dans lesquels elles ont été stockées.[3] Or, chaque regroupement ne compte que pour un élément dans le traitement par la MCT. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, si l’ « ours polaire » est nécessaire, alors il entraine dans son sillage le « pelage blanc », les « 4 pattes » et les « griffes » sans que cela n’alourdisse la charge qui s’exerce sur la mémoire à court terme. Des informations non mémorisées, elles, compteraient chacune pour un élément distinct. Et donc, plus un élève connaît de choses, plus sa capacité de compréhension, d’analyse, d’évaluation ou autre synthèse est élevée. A l’inverse, plus il dépend d’aides extérieures, plus ses facultés d’effectuer les synergies nécessaires entre les informations se restreignent, comme sa capacité à réussir ce qu’il entreprend.

La capacité à assimiler de nouvelles choses est elle aussi mise à mal par le manque de culture générale : dès lors que quelqu’un peine à comprendre une nouveauté, il lui est beaucoup plus difficile de se l’approprier également. Connaître plus et mieux favorise donc l’apprendre à apprendre tant vanté dans le milieu éducatif.[4]

L’approche par compétences ne semble pas en mesure de combler ces lacunes. Si la répétition de situations dans lesquelles la MCT est impliquée à plein régime permettait d’élever le nombre d’informations traitables en simultané, alors une entrée par les compétences pourrait se justifier. Or il n’en est rien: la capacité de travail de la mémoire à court terme ne bouge pas d’un iota. On peut traiter autant de problèmes que l’on veut, la limite reste toujours située entre 4 et 7 éléments.

De plus, il convient également de signaler que le transfert d’une compétence comme d’une connaissance d’un domaine à un autre est loin d’être aisé.[5] Et que donc il n’est pas non plus certain que la multiplication de ce genre de tâches dans le cadre scolaire puisse être rentable dans d’autres situations de la vie courante.

 Ce qu’en disent les études empiriques

 On pourrait cependant imaginer que le travail par compétence peut s’avérer payant non pas dans l’augmentation des facultés de la MCT mais qualitativement, dans sa manière de réaliser les synergies nécessaires. La meilleure manière d’éprouver cette hypothèse est de consulter les études empiriques menées sur le terrain. L’étude PISA est à ce titre d’un intérêt certain, puisqu’elle se veut justement une étude mesurant des compétences et non des connaissances. Or les pays qui trustent les premières places (pays asiatiques) n’ont pas de plans d’étude axés compétences. D’ailleurs, à une exception près (qui s’explique par d’autres raisons), la majeure partie des pays où les approches par compétence ont été instaurées n’obtiennent pas des résultats faramineux. L’exemple le plus parlant est vraisemblablement les Etats-Unis dont les écoles forment massivement à cette approche et dont les résultats sont faibles.

Plus encore, partout où les approches par compétence ont été introduites, Tous les tests empiriques effectués constatent une baisse des résultats. De la Genève de la fin du 20ème siècle au Québec de ces dernières années[6] en passant par les comparaisons inter-écoles américaines[7], tous sont unanimes. Non seulement les curriculums orientés connaissances sont plus précis et donc plus efficaces[8], mais même dans ceux prônant des approches compétences, un travail explicite remplaçant l’apprentissage implicite d’une compétence par la transmission d’une connaissance procédurale est supérieur : au lieu de laisser l’élève se dépatouiller seul, on peut en effet travailler la synergie des informations nécessaire dans une tâche complexe sous la forme d’une connaissance procédurale à acquérir. Il peut, par exemple, s’agir d’enseigner à l’élève les questions à se poser pour résoudre son problème.[9] En bref, dans tous les cas, les connaissances l’emportent sur les compétences.

Le progrès a-t-il quelque chose à voir là dedans ?

 En faisant exception de ce qui a été dit jusque là, affirmer qu’une approche par compétences est inéluctable au 21ème siècle exige trois postulats de base : 1) Les gens ont accès à une multitude de sources d’information. Il est indiscutable. 2) Non seulement les individus possèdent cette multitude de choix, mais ils en font usage. A ce niveau ça se gâte : le 20ème siècle nous a déjà prouvé au travers de la pluralité des journaux existants ou des chaines de télévision que cela n’était pas le cas, que nombreux sont ceux qui utilisent cette pluralité pour se divertir, mais que la grande majorité ne s’en sert pas pour faire travailler les hautes fonctions cognitives du cerveau. Le raisonnement le plus courant consiste à se simplifier la vie. D’ailleurs, les cognitivistes sont d’accord sur le fait que notre cerveau n’est pas conçu pour réfléchir mais pour éviter de le faire.[10] 3) La complexité va être de plus en plus incontournable pour tout un chacun. Rien, à part la science fiction, ne permet d’étayer cette affirmation. Surtout si on peut transformer ces compétences sous forme de procédures, alors la technologie pourrait elle-même, à la longue, les réaliser. Mais nous n’en sommes pas là. Et, comme vu précédemment, la meilleure manière d’y répondre n’est en tout cas pas celle prônée actuellement.

Une approche réellement novatrice ?

 

Il convient enfin de battre en brèche un dernier argument, celui de la nouveauté. En fait, les approches par compétences ont déjà été tentées aux USA dans les années 20 et les années 50[11] avant de réapparaître dans les 90’s. L’URSS également a testé cette approche aux alentours de 1920[12]. Et, à ma connaissance, il est fort probable que déjà durant la période de la révolution industrielle, ce genre d’expériences a été tenté en Allemagne[13]. Etonnamment, ces manières de faire l’école ont toutes été abandonnées. Il serait peut-être temps de se demander sérieusement pourquoi. Et d’arrêter d’invoquer la science et le progrès pour justifier tout et n’importe quoi !

Stevan Miljevic, le 12 novembre 2015 pour lesObservateurs.ch et Les Cahiers de l'Indépendance N.14 (à paraître)

[1] Mario Richard et Steve Bissonnette « Les sciences cognitives et l’enseignement » in Gauthier, Tardiff, « La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours », 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.240-241

[2] Hattie et Yates « Visible Learning and the science of how we learn », Routledge, NY, 2013, p.146-151

[3] Mario Richard et Steve Bissonnette « Les sciences cognitives et l’enseignement » in Gauthier, Tardiff, « La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours », 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.241

[4] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », la Librairie des Ecoles, Paris, 2009, p.42-47

[5] Ibid p.97 à 102

[6] http://www.actualites.uqam.ca/2014/reforme-scolaire-plus-de-lacunes-en-maths

ou http://www.libreexpressionquebec.qc.ca/Societe/ReformeEducative-ULConteste.htm

[7] Voir par exemple Christopher Jencks « What’s Behind the Drop in Test Scores ? », Working Papers for a New Society 6 (juillet-août 1978) p29-41 cité par E.D.Hirsch Jr, « The Making of Americans , Democracy and our schools », Yale University Press, New Haven and London, 2009, p.28-29. L’œuvre entière de Hirsch va dans ce sens.

[8] Bissonnette, Richard, Gauthier « Comment enseigne-t-on dans les écoles efficaces ? », PUL, Laval, 2006, p.93-95

[9] Voir dans le classement établi par John Hattie, la supériorité nette du Problem solving teaching sur le Problem based learning http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ ainsi que Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn », Routledge, London and New York, 2014, p.72-79 ou https://drive.google.com/file/d/0B9acqT9DN0pjMzdmODRhMzQtY2Q4My00ZWY3LTg0YjAtNTExMTFmNTA2MTNm/view

[10] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », la Librairie des Ecoles, Paris, 2009, p.4

[11] http://lexiconic.net/pedagogy/diane.pdf

[12] http://www.lesobservateurs.ch/2014/09/14/heures-gloire-du-constructivisme-educatif-lurss-annees-20/

[13] Voir dans Theo Dietrich, "La pédagogie socialiste, fondements et conceptions", François Maspero, 1973 la partie concernant le pédagogue Kerschensteiner et https://fr.wikipedia.org/wiki/Georg_Kerschensteiner

Apprendre l’histoire, ça sert à quoi?

 Pour tout dire, les grands penseurs du domaine éducatif se sont aussi posé la question. A témoin les changements fondamentaux survenus dans le Plan d'Etude Romand (PER) dans l'enseignement de l'histoire. Si les connaissances factuels n'ont pas entièrement disparues, elles ont largement été supplantées par des démarches historiennes. Il est considéré comme plus important aujourd'hui d'identifier la nature et la diversité des sources historiques, d'analyser ces natures et diversités  ou d'élaborer des propositions de périodisation (NDLR:autres que celles traditionnellement acceptées) (1) que de connaitre la manière dont s'est forgé le monde qui nous entoure. En clair, l'école romande insiste désormais plus sur les méthodes de construction de l'histoire que sur le récit que ces méthodes peuvent nous livrer. Pour faire simple, dès l'école obligatoire, les élèves sont formés à devenir de petits historiens en herbe plutôt qu'à connaitre les résultats des travaux d'historiens.

A titre anecdotique, il est spécifié dans le résumé édité du PER en matière de méthodologie que l'élève mène des enquêtes (2). Il ne s'agit plus là d'objectifs d'apprentissage à atteindre mais de la manière de procéder et donc d'une violation parfaitement inacceptable de la liberté pédagogique de l'enseignant. Cette atteinte est d'autant plus scandaleuse que, selon la méga-analyse réalisée par John Hattie (la référence ultime actuelle en matière d'analyse des méthodes d'enseignement), l'enseignement basé sur l'enquête n'obtient qu'un faible effet d'ampleur (0.31), en dessous de la moyenne des différentes méthodes utilisables (0.40) (3).

Il semblerait que cette volonté de remplacer en partie les connaissances historiques au profit des compétences historiennes vise à faire de cette branche un "élément essentiel  de la culture générale, à la citoyenneté, au développement de l'esprit critique" (4). Si les intentions sont louables, en revanche, il parait peu vraisemblable que le remplacement potentiel des connaissances par des méthodes de travail contribue réellement à faire de l'histoire un élément essentiel de culture générale. Si la démarche d'analyse de documents et de construction de l'histoire a son intérêt, en revanche, il est impératif de redonner aux connaissances factuelles la place qui doit être la leur : lorsqu'un individu se trouve en société, il est plus régulièrement confronté à des conversations touchant à ce domaine plutôt qu'à des questions annexes. La meilleure manière de ne pas passer pour un imbécile et ainsi de mieux s'intégrer en société consiste donc plutôt dans l'acquisition de connaissances historiques plutôt que de compétences.

Pour ce qu'il en est de la citoyenneté et de l'esprit critique, il est nécessaire d'admettre que la première découle en partie du second. Outre la capacité à exercer librement sa pensée, la citoyenneté demande, en préalable, des connaissances sur le cadre de vie dans lequel évolue le citoyen, ainsi que des alternatives possibles. En ce sens, l'histoire se prête admirablement bien à la découverte de concepts tels que les différentes organisations institutionnelles et politiques ayant existé au travers des âges, leurs avantages et inconvénients, les changements sociétaux ayant eu lieu etc. Ce n'est qu'une fois que la connaissance de tous ces aspects est suffisante que peut alors entrer en lice l'esprit critique qui doit permettre au citoyen de choisir librement ce qu'il estime bon, utile ou néfaste. Il n'est en effet pas possible d'émettre un avis/jugement sur quelque chose qu'on ne connait et qu'on ne comprend pas. Les connaissances sont un fondement incontournable pour l'exercice d'une citoyenneté véritable. Non pas des connaissances qu'on a appris par coeur telle une chaîne de mots se suivant mais n'ayant aucun sens, mais des connaissances qu'on a comprises en les emmagasinant. On peut dire ce que l'on veut, mais il n'est pas possible d'atteindre ces objectifs par la simple mise en avant de compétences historiques à l'école.

Enfin, il existe encore au moins un grand domaine malheureusement négligé que l'histoire à l'école permet d'entraîner: la mémorisation. Il faut arrêter de penser qu'une branche scolaire n'a d'intérêt que dans le contenu direct qu'elle amène. Indirectement, elle peut avoir une tout autre utilité. D'une part il s'agit là du mécanisme qui permet l'acquisition des connaissances et se veut donc un incontournable de l'acquisition d'une bonne culture générale, d'un esprit critique tout comme d'une bonne pratique de la citoyenneté. En second lieu, dans la vie de tous les jours, il est important de pouvoir se rappeler de certaines choses. Si cette mise en mémoire n'est pas entraînée et que l'école se contente de permettre aux élèves d'apprendre à utiliser des outils, un manque certain va se faire sentir à la longue. L'histoire et la géographie sont les branches par excellence où l'élève peut entraîner sa mémoire par l'apprentissage de faits, de dates ou toutes autres connaissances factuelles. Supprimer cette dimension, c'est réduire la capacité de mémorisation à long terme des gens. Ce d'autant plus que les personnes qui se livrent par elles-mêmes à des exercices de mémorisation ne sont pas la majorité. De plus, lorsque l'élève s'astreint à mémoriser des données, c'est en même temps le goût de l'effort qu'il apprend: la répétition de données pour arriver à les mémoriser n'est pas des plus intéressantes, mais c'est par ce fastidieux travail de mémorisation que s'ouvrent pour lui les portes de la réussite de l'évaluation (pour autant bien sûr que celle-ci cherche à tester cette forme d'acquisition). Et cette réussite donne la satisfaction du travail accompli, satisfaction qu'on ne retrouve que plus difficilement dans des évaluations ne nécessitant pas le même fastidieux travail en guise de préparation comme peuvent l'être certains tests sur les compétences.

En définitive, il faut reconnaître que si les démarches historiennes ne sont pas inintéressantes et méritent d'avoir une place dans les cursus scolaires, notamment dans le but de favoriser l'acquisition des connaissances, il ne faut pas se tromper et laisser la priorité aux connaissances, bien plus utiles pour le développement des élèves quoi qu'en disent certains. Loin d'être futile, cette question est d'une brûlante actualité puisque de nouveaux moyens d'enseignement en histoire sont en chantier. Espérons que les personnes chargées de concevoir ces nouveaux livres en prennent conscience et ne nous livrent pas, à l'image de ce qui s'est passé en mathématiques il y a quelques années de cela (5), un ouvrage totalement constructiviste dans l'esprit (à savoir complètement focalisé sur les démarches historiennes) donc parfaitement inutile et inutilisable pour quiconque veut permettre aux élèves de réellement s'épanouir et se développer.

Stevan Miljevic, le 5 janvier 2014

http://www.stevanmiljevic.wordpress.com

 

(1) Plan d'Etude Romand, Cycle 3, Version 2.0, 27 mai 2010, "Mathématiques et Sciences de la nature - Sciences humaines et sociales" p.86 à 93

(2)http://www.plandetudes.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 p.15 consulté le 2 janvier 2014

(3) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 2 janvier 2014

(4) http://animation.hepvs.ch/vs/index.php?option=com_content&view=article&id=95&catid=24&Itemid=145 consulté le 2 janvier 2014

(5) http://www.arle.ch/cycle-dorientation/mathematiques/255-methode-qui-fache-enseignants-maths consulté le 3 janvier 2014