Les incessantes vagues de migration, leur amplification de ces derniers jours, le spectacle impressionnant qu'elles délivre sur les chaines de télévision européennes. l'occasion de proposer une petite philosophie de la frontière et de ce qu'elle protège : l'identité, le chez-soi, la connivence acceptée et contractualisée entre les membres d'une même communauté. Dans quelle dichotomie veut-on, aujourd'hui, la prendre en tenaille ? La frontière a-t-elle encore un rôle à jouer, dans le contexte de nihilisme, de déconstruction et de haine de soi qui caractérise l'idéologie dominante en Occident, et plus particulièrement en Europe ?
Le problème est trop vaste pour en traiter en si peu de lignes. Car ce problème est au fondement du politique : le défi de toute société constituée, c'est de déterminer ce qui relève d'elle et ce qui ne relève pas d'elle. Ce qui font partie de son monde et ceux qui n'en font pas partie. Le mundus est le trou central autour duquel Romulus et Rémus ont tracé les sillons fondateurs de Rome, désignant le cercle des proches, des semblables, du Même (Michel Serres, Le livre des fondations, Grasset, Paris, 1983).
Dans ce contexte, on veut nous faire croire (dans le meilleur des cas) que deux types de réactions unilatérales se font face : d'un côté le repli identitaire, appréhendé comme un syndrome, un enfermement, un « attachement fantasmatique à la pureté des origines », basés sur une « surdétermination des racines » ; de l'autre, l'idéal syncrétique de l'interchangeabilité des cultures, de l'indistinction des origines et du melting pot général. (un exemple : Jean-Jacques Wunenburger, « Le pli et la phase, vers un monde en résonance », dans Civilisation et barbarie, (sous la direction de) Jean-François Mattéi, PUF, Paris, 2002). Faut-il accepter cette opposition comme telle, qui met pied-à-pied l'inquiétude identitaire et l'idéalisme (idéologie) du cosmopolitisme ? Peut-on penser l'avenir politique avec la catégorie de complexité et mettre en avant une possibilité de coexistence complexe en oubliant ce qui en constitue les conditions de possibilités : l'accord fondamental entre les personnes de vivre ensemble (rien à voir avec le slogan).
Le fait est que nous ne sommes plus confronté à coexistence complexe, mais à une coexistence tendue. Les « cultures» s'entrechoquent plus ou moins violemment. L'islam, comme système politico-religieux a des difficultés objectives à se fondre dans la laïcité d'origine chrétienne, sachant qu'en même temps, cette laïcité tend à se constituer elle-même comme religion (morale laïque, religion laïque, charte laïque, république des initiés, etc.). C'est une illusion de croire que la mondialisation, en réduisant les distances et en abolissant les frontières, diminue aussi ou abolie les risques d'affrontements entre les cultures. C'est une illusion de croire, aussi, que la fraternité est imposable.
« Les Occidentaux parlent de la fraternité comme d'une grande force motrice de l'humanité, et ne comprennent pas qu'il est impossible d'obtenir la fraternité si elle n'existe pas en réalité. »
(Fiodor Dostoïevski, Notes d'hiver, 1863)
Il est impossible de créer la fraternité, continue Dostoïevski, car elle se crée d'elle-même. Et le grand auteur russe de continuer son texte sur une apologie du sacrifice (chrétien) et une critique acerbe du socialisme : cette idéologie qui veut imposer la fraternité, et non la susciter... Ce ne sont pas des colloques gauchistes sur les valeurs universelles, des musées célébrants l'immigration, des conventions entre les entreprises publiques et des organisations antiracistes ou encore des cours de propagande à destination des enfants qui vont créer la fraternité. La fraternité ne se décrète pas, ne s'impose pas de facto : elle est un choix rationnel, libre, qui évalue la possibilité ou non de vivre avec telle personne. C'est la base de ce qu'un Suisse comme Jean-Jacques Rousseau a pu appeler « contrat social ». Celui qu'une immigration non contrôlée, massive et dite de "remplacement" peut, justement, piétiner.
Vivien Hoch, 3 janvier 2015