Wokisme. La faillite des universités, miroir anglais et européen

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La faillite des universités, miroir anglais et européen

J’ai toujours entretenu un rapport paradoxal à la presse anglo-saxonne. Adolescent, j’avais lu quelque part, et je ne saurais dire où, que le général Westmoreland, alors commandant des forces américaines au Viêt-nam, professait une haine viscérale des journalistes, sauf de ceux de l’hebdomadaire anglais The Economist. « Les seuls, disait-il, à ne pas mentir. » Cette sentence me marqua durablement. Je me fis le serment de m’abonner à ce titre. Je tins parole, mais au fil des ans, je vis The Economist se glisser du libéralisme classique vers un conformisme idéologique qui me devint insupportable. La logique économique y survivait, mais enveloppée dans une morale de plus en plus proche du prêt-à-penser progressiste.

Ayant quitté Paris pour la Bretagne, j’ai pris l’habitude d’acheter chaque fin de semaine la presse dominicale anglaise. Non point par anglophilie, mais par curiosité, pour me frotter à un regard étranger. The Times, The Telegraph : ces journaux offrent ce mélange d’humour sec, de pragmatisme et de recul que les Américains, engoncés dans leur moraline, semblent incapables de donner.

Samedi, feuilletant The Times au bar de l’Océan, je tombai sur un article d’une rare vigueur, signé par deux jeunes enseignants d’Oxford, John Maier et Daniel Kodsi. Le titre annonce la couleur : «Academics are to blame for the woke wreckage at universities». Les universitaires sont responsables de la ruine woke des universités. Voilà qui mérite d’être lu, surtout lorsque les auteurs ne parlent pas de l’extérieur, mais depuis « le ventre de la bête », dix ans passés à Oxford, d’abord comme étudiants, puis comme doctorants et enseignants.

Leur récit est celui d’une génération qui a vu s’installer ce qu’ils nomment « the great awokening », la grande éveillée morale. Tout commence avec les campagnes iconoclastes comme Rhodes Must Fall, s’acharne ensuite sur les statues, les noms de collèges, se prolonge dans les sit-in de Black Lives Matter et les campements pro-palestiniens. « Chaque saison, écrivent-ils, amène sa mode idéologique », comparée à une mode vestimentaire vite usée. Rien d’étonnant, penserait-on, à ce que les étudiants se passionnent pour des causes éphémères. Mais le phénomène ne s’arrête pas aux pavés de la cour ou aux colonnes d’un journal étudiant : il a pénétré les disciplines, faussé la recherche, colonisé les institutions.

Les auteurs l’expliquent clairement : l’erreur fut de pointer du doigt les étudiants radicaux, cheveux teints et pancartes à la main. Non, les véritables responsables sont les professeurs, les tuteurs, ceux qui, à l’abri de leurs positions permanentes, laissèrent faire. « Les adultes dans la salle de séminaire », disent-ils, ont cautionné par leur silence, parfois même par leur lâche neutralité, la propagation d’erreurs destructrices.

L’exemple le plus parlant est celui de la philosophe Kathleen Stock, forcée de quitter l’université de Sussex pour avoir défendu les droits des femmes face aux hommes se déclarant femmes. Lorsque ses travaux furent présentés en colloque, d’autres universitaires s’offusquèrent d’être « co-plateformés sans consentement » avec elle. Le jargon en dit long. Dans le même registre, Oxford University Press tenta d’écarter le livre de Holly Lawford-Smith, sur des motifs fallacieux. À Harvard, un jeune maître de conférences confia à The Times qu’il vivait dans un climat de « lobotomie morale obligatoire » pour pouvoir appartenir à l’élite intellectuelle. Au MIT, Alex Byrne, seul philosophe de renom à s’opposer ouvertement aux dogmes du genre, fut cloué au pilori par une lettre ouverte l’accusant de « collaborer avec Trump ».

Ce qui frappe à travers ces récits, c’est la lâcheté institutionnelle. Chacun redoute d’intervenir seul et de subir les foudres. Alors on se tait, on attend, on laisse pourrir. Les économistes appellent cela un problème d’action collective. Ici, il devient une faillite morale.

Les deux auteurs s’attardent ensuite sur le rôle pernicieux des infrastructures bureaucratiques : départements Equality, Diversity and Inclusion (EDI), dont les effectifs et les salaires doublent en quelques années, imposant à l’extérieur ce que l’on n’ose plus contredire à l’intérieur. L’université britannique s’est transformée en machine de conformité. Les analyses de Steven Pinker montrent des programmes saturés d’auteurs « woke » : Judith Butler citée davantage que Platon, Edward Said plus souvent que Shakespeare, Foucault plus que quiconque. Comme un miroir déformé, l’héritage européen est renversé : l’antique effacé au profit du dogme militant.

Le constat final est sévère. « La décennie écoulée, concluent-ils, a montré que le wokisme empêche l’université de promouvoir le savoir et le bien commun ». Les universités, comparées aux banques de 2008, ont fabriqué des produits toxiques intellectuels, mélange de théories sérieuses et d’idéologies mortifères. Protégées par la bulle des prêts étudiants, elles se sont crues invulnérables, jusqu’à ce que la société réclame des comptes.

Faut-il s’en réjouir ? Non. Ne rions pas trop vite de la paille dans l’œil anglais sans voir la poutre dans le nôtre. Sur le continent, la situation est à peine meilleure. La France, l’Allemagne, l’Italie n’ont pas connu les mêmes flambées spectaculaires, mais les symptômes sont identiques : conformisme intellectuel, carrière compromise pour qui ose poser les mauvaises questions, domination croissante de départements « études » incapables de fournir la moindre rigueur scientifique. La différence est que nos universités, appauvries, désorganisées, tiennent moins du temple idéologique que de l’écurie d’Augias. Le jour viendra où il faudra nettoyer.

Car le mal n’est pas conjoncturel. Il touche à la fonction même de l’université. Celle-ci fut jadis un lieu où l’on disputait, où l’on argumentait, où la contradiction nourrissait la recherche. Elle est devenue, sur les deux rives de la Manche, un appareil de reproduction idéologique. Le masque de la neutralité a servi à couvrir l’impuissance des professeurs, leur refus d’assumer l’autorité que leur confiait la société. À l’heure où l’Europe entre dans une phase de péril, économique, démographique, identitaire, peut-on se permettre de laisser ces institutions continuer à tourner à vide ?

Au fond, ce que montre cet article anglais, c’est que le désastre vient moins des étudiants que de ceux qui devaient leur transmettre la vérité. Des maîtres démissionnaires, intimidés par leurs propres élèves. Or une civilisation qui ne peut plus compter sur ses maîtres est une civilisation qui s’éteint. Nous ne parlons pas seulement d’universités en crise, mais de l’âme européenne en train de se dissoudre dans le conformisme. Voilà pourquoi il faudra un jour rouvrir les fenêtres, et laisser entrer un vent purificateur.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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