Ce qui est indéfendable, tant d’un point de vue scientifique que d’un point de vue éthique, c’est d’être soit inconditionnellement pour soit inconditionnellement contre
A François Etienne
J’aimerais commenter deux des réflexions importantes que vous faites.
Ière réflexion: il faudrait être comme Etienne Barilier a-nucléaire, plutôt que pro-ou antinucléaire.
Je partage votre point de vue. Parce qu’il faut éviter les fanatismes, dans un sens comme dans l’autre. Mais le « ni pour ni contre, bien au contraire » ne suffit pas. Ce qui me semble déterminant dans la recherche d’une position équilibrée c’est la conditionnalité: on ne peut être pour ou contre que sous conditions.
Ces conditions sont les exigences à satisfaire en matière de sécurité, de protection de la santé et de protection de l’environnement. Ce qui est indéfendable, tant d’un point de vue scientifique que d’un point de vue éthique, c’est d’être soit inconditionnellement pour soit inconditionnellement contre. Voir sur ce sujet les analyses de Sybille Ackermann, théologienne et biologiste, réf. [1] et [2].
L’opposition des militants antinucléaires est bel est bien inconditionnelle: il suffit de voir leurs propositions politiques. Les professionnels du nucléaire ne sont pas pour le nucléaire sans conditions. Il n’y a sur ce point pas symétrie dans le fondamentalisme. Une anecdote à ce propos.
Après une « table ouverte » de la télévision romande consacrée au nucléaire en 1984, les participants se retrouvaient hors caméra autour d’un repas. J’avais participé à ce débat avec Gilles Petitpierre, alors conseiller national et opposant. Je lui pose la question de savoir si sa position contre le nucléaire est inconditionnelle. M. Petitpierre, d’une grande honnêteté intellectuelle, était visiblement mal à l’aise à l’idée de reconnaître une opposition inconditionnelle. Mais il n’était pas en mesure de dire en quoi les conditions de sécurité prévues dans la loi seraient insuffisantes ou mal respectées. Il n’avait pas d’arguments de cet ordre et devant mon insistance, par gain de paix, il a fini par se déclarer inconditionnellement contre.
En fait, la vraie réponse, Gilles Petitpierre l’a donnée quelques années plus tard en 1998 en co-signant avec quelques spécialistes, un document adressé au Conseil fédéral. Ce document décrivait un système nucléaire inspiré de Carlo Rubbia, le « Rubbiatron », basé sur le Thorium et sur un réacteur sous-critique.
L’argument essentiel était le suivant: le nucléaire peut-être une ressource énergétique très utile pour l’humanité et pourla Suisse, à condition de … et suivaient la description de ces conditions et d’une technique nucléaire adaptée. Gilles Petitpierre était devenu conditionnellement pro. Bravo, malheureusement, jusqu’à aujourd’hui et à ma connaissance, c’est le seul leader politique antinucléaire romand à avoir fait cette évolution.
Quant à la question de savoir si le « Rubbiatron » résout des problèmes que ne peut pas résoudre le nucléaire classique, je ne le pense pas, mais c’est un autre débat.
2e réflexion: vous dites « Le défaut idéologique du nucléaire civil se situe dans l’incapacité récurrente des responsables qui eux-mêmes aussi ont peur de jouer carte sur table en affichant les risques potentiels et réels de cette technologie ».
Pas d’angélisme, un peu de méfiance n’est pas inutile et votre point de vue correspond à une perception certainement largement répandue. Votre critique est donc utile et j’y réponds d’autant plus volontiers que vous la formulez de manière courtoise et constructive. Je pense cependant qu’en grattant un peu derrière les apparences, la méfiance systématique n’est pas forcément justifiée. Je me limite à trois arguments.
1) c’est bien parce qu’il y a au sein des responsables, dont l’Inspectorat de sécurité (IFSN) une volonté d’analyser et d’anticiper sans restrictions tous les risques potentiels, que les centrales suisses (comme en France, aux USA, en Allemagne, etc…) ont été améliorées et rééquipées au point d’être capables de résister à des évènements du type Fukushima. Ce que n’ont pas fait les instances japonaises concernées.
2) En Suisse les principaux responsables de la production d’électricité nucléaire sont des collectivités publiques. Dans les Conseils d’administration on trouve des administrateurs professionnels et des élus politiques. Pour la Suisse romande il s’agit essentiellement d’Eosholding, actionnaire d’Alpiq depuis la fusion EOS – Atel. Si on regarde quels sont les élus politiques dans le CA d’Eosholding, on trouve des personnalités bien connues comme Daniel Brélaz ou Robert Cramer. Connaissant leur positions politiques, il est difficile d’admettre que MM. Brélaz et Cramer soient prêts à faire beaucoup de concessions en matière d’analyse des risques, voire à fermer les yeux. Par contre ils ne sont pas forcément très motivés pour expliquer le haut niveau de sécurité finalement obtenu.
3) Le gouvernement français, suite aux évènements de Fukushima, a confié une mission d’enquête approfondie à une commission composée de nombreux spécialistes. Objectif: comparer de manière systématique (coûts, risques, environnement,…) un large spectre de scénarios d’approvisionnement en électricité allant du renforcement du nucléaire à son élimination totale. Cette mission conduite par le Prof. Jacques Percebois de l’Université de Montpellier et Claude Mandil, ex-directeur de l’Agence internationale de l’énergie a déposé un remarquable rapport le 9-02-2012 intitulé « Energies 2050″, réf. [4] . Conclusion principale: le maintien du nucléaire est favorable pour tous les critères, il est donc conforme à l’intérêt général. Résultat pratique: il y a eu dans beaucoup de médias une levée de bouclier pour dénoncer la malhonnêteté des auteurs. Du dénigrement, sans information sur le contenu du rapport. MM. Percebois et Mandil ont répondu le 12-03-2012 dans un article du Monde, voir réf. [5].. C’est un exercice presque impossible de défendre sa propre honnêteté scientifique: ils le font de manière remarquable, je recommande vivement la lecture de leur article.
Pour conclure: si l’affaire Buser devait déboucher, sans investigation sérieuse et sur la seule base d’insinuations, sur la conviction dans l’opinion publique que la sûreté nucléaire et l’IFSN en Suisse reproduisent les mêmes erreurs que celles commises au Japon, à savoir ignorer des avis d’experts sérieux, ignorance qui a conduit aux évènements de Fukushima, alors on commettrait une terrible injustice: ce serait une affaire Dreyfus, sans Zola.
Ce serait aussi le triomphe dangereux de la montée en puissance de l’écologie politique dans la société et dans les classes, contre laquelle Rudy Grob, rédacteur en chef de l’Educateur dans les années 80, avait mis en garde en utilisant la formule suivante: « … une stratégie qui joue de la peur des hommes pour écarter les connaissances et forcer les décisions. »
Au final, le citoyen inquiet et un peu perdu, doit se poser une question essentielle: que veut-il pour le nucléaire? La disparition ou la sécurité? S’il veut la disparition du nucléaire, il peut donner sa confiance sans regret aux militants antinucléaires, il poursuivront cet objectif avec détermination. Par contre, si le citoyen veut la sécurité du nucléaire, il a meilleurs temps d’accorder sa confiance (lucide et mesurée) aux professionnels, qu’ils soient dans la conception, dans l’exploitation ou dans l’autorité de sécurité. Ces professionnels veulent sincèrement la sécurité, par simple déontologie et aussi ne serait-ce que parce qu’eux mêmes et leur famille vivent à proximité des centrales.
Rappelons aussi que si chaque fois que l’homme avait préféré interdire a priori les techniques à risques au lieu de rechercher la maîtrise des risques par des normes bien faites et respectées, nous n’aurions pas de bâtiments, pas de routes, pas de voitures, pas de ponts, pas de médecine, pas d’hôpitaux, bref, pas de civilisation…
Références
[1] http://www.nuklearforum.ch/ebarticle.php?art_id=fr-124703701755&id=fr-116487550462-
-t-search
[2] http://www.nuklearforum.ch/_upl/files/Brosch_re_Kernenergie_und_Ethik.pdf
[3] Die Kernenergie der Zukunft und die Schweiz. G. Petitpierre, J.-C. Courvoisier, E. Heer, H. R.
von Gunten, P. Mayor, Ch. de Reyff, 7.12.1998
[4] http://www.strategie.gouv.fr/system/files/rapport-energies_0.pdf
[5] http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2012/03/12/1655797.html
Et vous, qu'en pensez vous ?