Ces derniers jours ont vu un revirement incroyable de l'opinion publique et des puissants de ce monde (notamment Donald Trump) vis-à-vis de la Syrie et du régime de Bachar el-Assad. La faute à un "bombardement à l'arme chimique" au-dessus de Khan Cheikhoun. Mais qui en est le responsable?
Confusion et brouillard de guerre
Le nom de cette ville située à 50 km au sud d'Idlib était parfaitement inconnu avant que ne déferlent sur tous les médias des informations issues de l'Observatoire Syrien des Droits de l'Homme, une organisation non gouvernementale très suspecte et pourtant couramment utilisée comme source par les médias occidentaux. Les forces aériennes de Bachar el-Assad auraient effectué un bombardement chimique au petit matin, s'en prenant également à un hôpital.

Dans les premières heures de l'affaire, même les Russes semblèrent mal à l'aise. Ils accusèrent dans un premier temps l'opposition syrienne d'avoir mis en scène les cadavres et les séquences d'évacuation des blessés, avant de se reprendre quelques heures plus tard en affirmant par le biais du ministère de la Défense que les armes chimiques faisaient partie d'un dépôt appartenant aux rebelles.
Le bombardement de Bachar el-Assad (dont personne ne conteste la réalité) aurait ainsi visé un dépôt de munition des ennemis du régime, dépôt dont l'inventaire était évidemment inconnu au moment du bombardement mais qui aurait contenu des armes chimiques et dont la destruction aurait entraîné un nuage de gaz fatal. Une explication plausible pour le grand public.
À qui profite le crime?
Parmi les différents services de renseignement, les Russes sont réputés pour leur talent dans la guerre de l'information - plus que leurs homologues américains. Sans savoir si c'était la vérité ou l’œuvre de quelques spin doctors, la thèse du "dépôt rebelle contenant des armes chimiques" commença à prendre de l'ampleur sur les réseaux sociaux.
Cette théorie cadrait notamment avec l'analyse géopolitique de la région. Assad n'aurait eu aucun intérêt à se livrer à une attaque non conventionnelle. Reprenant l'initiative grâce à ses alliés russes, face à un président américain ayant pour la première fois admis que son éviction était moins importante qu'une victoire contre l'État Islamique, le régime syrien n'avait apparemment rien à gagner et tout à perdre en brisant le tabou de l'utilisation d'armes chimiques.
Cette interprétation fut encore confortée par les conséquences du bombardement. L'outrage international fut à la fois intense et immédiat. Les Américains lancèrent 59 missiles contre une base syrienne. De nouveau, toute les options furent sur la table pour renverser éventuellement le régime de Damas. Là où on aurait pu s'attendre à une enquête pour établir les responsabilités des parties en présence, la communauté internationale surprit par son unanimité et sa rapidité de réaction. Venait-elle de tomber une nouvelle fois dans un complot dans la grande tradition des couveuses du Koweït?
Le Guardian analyse
La principale faiblesse de la dénonciation d'une attaque chimique venait de ses sources initiales - l'OSDH et l'UOSSM, une obscure association internationale de médecins syriens autorisés à travailler dans la zone aux mains des rebelles. Face à ces témoignages peu fiables, l'interprétation russe était tout à fait recevable.
Le 5 avril, le journal britannique The Guardian publia un premier article sur l'attaque avec les commentaires de Richard Guthrie, un expert britannique en armes chimiques. Il défaussa assez rapidement la version russe de l'explosion d'un stock d'armes aux mains des rebelles:
[Cette hypothèse] ne cadre pas avec les observations de terrain pour plusieurs raisons. Un raid aérien larguant des charges explosives sur un dépôt de munitions aurait détruit l'essentiel du gaz sarin immédiatement, et répandu le reste dans une zone bien plus petite.
"La distribution des victimes ne colle pas à la diffusion de matériau toxique que vous auriez eu avec la destruction d'une enceinte contenant des produits chimiques rompue par un bombardement. Elle cadre davantage avec des conteneurs de produit répartis sur une population plus grande", dit Guthrie. (...)
Le Sarin est trop compliqué et cher à produire pour que les rebelles en fabriquent eux-mêmes, et bien qu'ils aient potentiellement obtenu quelques stocks de gaz innervant ou d'autres gaz, il est très improbable qu'ils disposent de plus de quelques kilos.
Un autre expert, Gordon De Bretton, expliqua que le grand nombre de femmes et d'enfants parmi les victimes ne cadrait pas avec l'attaque d'un dépôt militaire. Un troisième intervenant, Dan Kaszeta de l'armée américaine, rappela enfin que le Sarin est un composé instable, devant être fabriqué au plus quelques jours avant son utilisation. L'alcool isopropylique hautement inflammable étant un des deux précurseurs du gaz, l'attaque d'un laboratoire de production de sarin aurait provoqué une boule de feu dont nul n'a rendu compte.
Le lendemain, The Guardian publia le témoignage direct de Kareem Shaheen, premier reporter d'un média occidental à rejoindre le site des atrocités. Pour la première fois il était possible de rendre compte sans dépendre des services de Bachar ni de ses adversaires islamistes. Il ne trouva qu'un petit cratère contenant le reste de la bombe qui dévasta semble-t-il le quartier.
Tout ce qui reste de l'attaque sur la ville de la province d'Idlib tenue par les rebelles est une mauvaise odeur qui dérange les narines et quelques fragments verdâtres de la bombe. Les maisons alentours sont vides de tout être vivant.
Le Guardian, premier média occidental à visiter le site de l'attaque, examina un entrepôt et des silos directement à proximité de l'endroit où le projectile atterrit, et ne trouva rien d'autre qu'un espace abandonné recouvert de poussière et des silos à demi détruits empestant le grain moisi et le fumier. Les résidents affirmèrent que les bâtiments furent endommagés six mois plus tôt et restèrent inutilisés depuis lors.
"Vous pouvez regarder ; il n'y a rien là-bas hormis peut-être du grain et des excréments animaux, et même un bouc mort asphyxié par l'attaque", expliqua quelqu'un. Les habitants répondirent par l'incrédulité aux allégations russes.
Il n'y avait aucune preuve d'un bâtiment récemment atteint ces derniers jours près de l'endroit où tant de gens furent tués et blessés par un agent chimique attaquant le système nerveux. Les maisons de l'autre côté de la rue ne semblaient pas endommagées. Il n'y avait pas de zone de contamination près du moindre bâtiment. A la place, la zone de contamination semblait avoir pour centre un cratère dans la route.
Autant dire que la version de l'usine d'armes chimiques frappée par surprise ne colle pas avec les observations sur le terrain...
À qui profite le crime, deuxième partie
"Le régime syrien n'avait apparemment rien à gagner et tout à perdre en brisant le tabou de l'utilisation d'armes chimiques", écrivais-je quelques paragraphes plus haut en me faisant l'écho de nombreux analystes. Mais ce n'était pas tout à fait exact. Propagande oblige, le régime de Bachar el-Assad vole de victoire en victoire avec son allié russe ; en réalité, l'armée syrienne est épuisée par des années de guerre et les batailles remportées ne sont pas aussi nombreuses qu'il y paraît. L'énorme empiètement dont disposent encore l'État islamique et les diverses milices sur le territoire national syrien témoignent du chemin encore à parcourir.
Rétrospectivement, une attaque chimique sur Khan Cheikhoun n'était pas une bonne idée pour le régime de Damas. Entre la riposte américaine immédiate et la perte du statut de "moindre mal" que Bachar el-Assad était parvenu à acquérir face à l'État islamique, le recul géopolitique est énorme, et sans rapport avec les gains négligeables obtenus sur le terrain avec des armes interdites. Mais ce n'est pas parce que le plan n'a pas donné les résultats escomptés qu'il n'a pas existé.
Bachar el-Assad gageait sans doute que l'utilisation de l'arme chimique susciterait la terreur chez ses ennemis ; il pensait peut-être aussi disposer d'une fenêtre d'impunité grâce aux ouvertures diplomatiques américaines, à l'impréparation du nouveau président, et aux tergiversations permanentes de la communauté internationale. Mal lui en prit. Le retour de flamme le place dans une position précaire et il ne peut s'en prendre qu'à lui et à ses généraux.
L'attaque chimique de Khan Cheikhoun passera peut-être à la postérité comme un tournant dans la guerre en Syrie - un calcul cynique qui n'a pas fonctionné.
Stéphane Montabert - Sur le Web et sur LesObservateurs.ch, le 11 avril 2017