[Del Valle] “L’embargo total sur le gaz russe est totalement impossible” : entretien avec l’experte de la Russie et opposante syrienne Randa Kassis

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Alexandre Del Valle. Chère Randa Kassis, vous êtes l’auteur d’un ouvrage remarqué, La Russie au Moyen-Orient (L’Artilleur, Paris, 2017 et du Chaos syrien, L’Artilleur, Paris, 2016), et vous travaillez en détails sur la question des sanctions décidées par l’Occident contre la Russie depuis mars 2022. Elles n’ont pas l’air de fonctionner exactement comme le veulent les Occidentaux, mais elles devraient avoir des effets terribles sur l’économie russe dans quelques mois si l’embargo sur le gaz et le pétrole est décrété. Qu’en pensez-vous ?
Randa Kassis. Il faut différencier l’impact que peuvent avoir les sanctions : un “ban” sur le pétrole russe aura un impact faible sur l’économie russe car il est plus aisé pour eux de rediriger leurs exportations vers l’Asie (Chine, Inde etc…) dans un laps de temps court. Il est aussi probable que les Européens n’appliqueront pas un ban qui serait effectif du jour au lendemain mais plutôt progressif d’ici la fin d’année, ce qui laisse du temps aux Russes.
En ce qui concerne un ban strict sur le gaz, il serait beaucoup plus problématique, et il serait quasi suicidaire pour les Européens qui n’ont pas réellement de solution alternative. Pour remplacer l’importation de 155 milliards de mètres cube, cela prendra des années, quoi qu’en dise Mme Von der Leyen. 90 % des exportations du gaz du Qatar est constituée de contrats à long terme avec des pays d’Asie. L’Algérie n’a quasiment plus aucune capacité supplémentaire après l’accord avec l’Italie: les installations du pays sont anciennes et manquent d’investissements depuis 30 ans. L’Azerbaïdjan ne peut augmenter ses exportations vers l’UE que modérément, car les capacités du gazoduc venant de la mer Caspienne ne sont que de 19 milliards de mètres cube. Enfin, le gaz de schiste américain a un coût très élevé et il manque environ 300 méthaniers pour l’exporter de manière massive vers l’Europe. Bref, la solution viable n’existe pas à court ou moyen terme !
En ce qui concerne les produits dérivés issus du raffinage de pétrole (kérosène, diesel, fuel, etc), les contournements sont encore plus aisés: le patron de Shell, Ben van Beurden, rappelait dans une interview à Fortune, qu’il est impossible techniquement de « tracer » du fuel et du diesel raffinés dans des pays qui contournent les sanctions contre la Russie en réexportant des hydrocarbures russes raffinés dans leurs pays. Il donne l’exemple de diesel et de fuel russes mais raffinés en Inde qui seront vendus légalement comme indiens au reste du monde…

Un tel embargo ferait augmenter les prix du pétrole en Europe et dans le monde de 8 à 10 %.

L’Europe peut-elle se permettre un embargo total sur les énergies russes demandé par le États-Unis et le Grande Bretagne ?
Pour les Etats-Unis et la Grande Bretagne, il est assez facile de vociférer et de pousser l’UE à la faute car ces deux nations ne dépendent pas autant que ses autres « alliés » de la Russie. A croire qu’ils ne souhaitent pas seulement affaiblir la Russie mais aussi l’Europe.
En fait, le “Ban” total sur le gaz russe est totalement impossible ! Quant au ban sur le pétrole russe, dans un avenir très proche, comme proposé par les Etats-Unis et les Britanniques (qui ne sont pas dépendants du gaz russe), il est très compliqué à installer rapidement et il divise encore plus l’Union européenne, sachant qu’une période de 8 mois au minimum a été demandée au départ — dans le cadre des discussions sur le 6e paquet de sanctions — par les Slovaques, les Hongrois, les Tchèques et les Autrichiens, trop dépendants pour se permettre des sanctions totales. Maintenant, ces pays qui viennent de bloquer les sanctions totales et rapides sur le pétrole russe démontrent que le ban total est quasiment impossible structurellement sans dégâts énormes pour l’économie européenne. D’ailleurs, la proposition de Charles Michel de payer les Russes sur un « compte bloqué » a été totalement rejetée par Moscou.
A mon avis, pour un tas de raisons, il n’y aura pas un ban total stricto sensu. Certes, pour la Russie, ce risque reviendrait à lui faire perdre 15 milliards de dollars de pertes par mois, mais un tel ban, outre qu’il a été rejeté par la Hongrie qui demande des délais de 4 à 5 ans et qui a bloqué le 6e paquet avec deux autres pays très dépendants, ferait augmenter les prix du pétrole en Europe et dans le monde de 8 à 10 %. Pour résumer sommairement, aider les Ukrainiens oui, cela est bien sûr moralement compréhensible, mais le slogan est le suivant: « l’aide ou le suicide, il faut choisir »… De ce point de vue, les propositions de Michel et surtout de Mme Von der Leyen sont une véritable euthanasie de l’Europe…

Vous avez prononcé récemment une phrase particulièrement contre-intuitive: « Les sanctions financent la guerre russe en Ukraine. » Pouvez-vous expliciter ?
La chose est évidente: les prix du gaz et du pétrole augmentent, cela fait donc plus d’entrées d’argent en Russie, qui, même en vendant un peu moins, gagne plus… Ironie de l’histoire, ces derniers mois ont correspondu à un record des exportations de gaz russe vers la Chine, en volume de rentrées d’argent. Nos économistes politiques occidentaux oublient que depuis deux mois et demi, la baisse des exportations de gaz russe de 27 % n’a eu aucune conséquence pour la Russie en termes de gains, puisque cela lui rapporte chaque jour 800 millions de dollars, et la montée des prix entretenue par la guerre et les sanctions a fait gagner plus d’argent à Moscou ! Ce constat s’ajoute au coup de génie de Elvira Nabioullina, la directrice de la banque centrale russe, qui a consisté à associer structurellement la monnaie russe aux hydrocarbures par la roublisation des paiements de gaz et pétrole et à l’or par la parité fixe rouble-or, a par ailleurs permis au rouble de récupérer un cours supérieur à celui d’avant la crise.

La baisse des exportations de gaz russe de 27 % n’a eu aucune conséquence pour la Russie en termes de gains : cela lui rapporte chaque jour 800 millions de dollars, et la montée des prix entretenue par la guerre et les sanctions a fait gagner plus d’argent à Moscou.

Mais les Occidentaux ont refusé de payer les énergies en roubles et l’interdiction progressive de l’achat de gaz et de pétrole aux Russes a été lancée par l’UE notamment ?
L’Union européenne a certes déclaré refuser de payer en roubles, mais certains pays comme la Hongrie, l’Autriche et la Slovaquie, ont refusé de souscrire à cette mesure, or qu’est-ce qui peut empêcher des compagnies privées allemandes ou d’autres pays européens — très dépendants des énergies russes — de payer en roubles ? Qui va l’interdire dans les faits ? Sachant que l’on peut acheter du rouble en Chine ou ailleurs ou même payer indirectement en roubles via Gazprom bank — qui peut changer en roubles nos dollars ou euros pour payer Gazprom — comment interdire cela ? Les contrats spot d’approvisionnement en pétrole russe que l’on voudrait supprimer en Europe peuvent être remplacés par des contrats spot vers les pays asiatiques, notamment la Chine mais aussi l’Inde, dont la demande est infinie. Certes, ils achètent le pétrole à un prix favorable, mais la demande mondiale de pétrole ne baissant pas et la quantité de pétrole mise sur le marché par les pays producteurs n’augmentant pas, la Russie peut faire des rabais en vendant aux marchés asiatiques et non-occidentaux sans perdre de l’argent du seul fait des cours durablement élevés, puisque l’OPEC ne veut pas augmenter la production. Pendant ce temps, le refus des Saoudiens et de l’OPEP d’augmenter les quotas de productions de pétrole maintient l’offre d’énergies hydrocarbures chère, or les prix élevés permettent d’amortir et les rabais aux pays “amicaux” et les coûts des transport renchéris!
Quant au soi-disant exemple de “résistance” de la Bulgarie et de la Pologne, qui ont refusé de payer leur gaz en roubles et qui se sont vu couper leur approvisionnement par la Russie, il faut savoir qu’ils n’ont pas d’approvisionnement optimal alternatif, car nous sommes en train de vider nos réserves européennes pour alimenter ces deux pays énergétiquement coupés et qu’ils n’ont aucune solution alternative de bon marché au gaz et au pétrole russe pour l’heure.

Quid du dernier ou “6e paquet” de sanctions européennes prévoyant l’embargo du pétrole russe ?
Dans ce dernier paquet, d’ailleurs en partie bloqué par la Hongrie, la Slovaquie, la Tchéquie et l’Autriche, il est aussi prévu d’interdire l’utilisation de navires russes par les compagnies de pétrole, mais cette mesure est impossible à appliquer, car les russes peuvent utiliser des bateaux à pavillons chypriotes, maltais ou grecs, or le shipping étant l’essentiel des revenus de ces pays, ils se sont opposés à cette partie des sanctions : les Russes pourront donc utiliser des tankers de plusieurs pays. En outre, on voit mal comment interdire les bateaux russes dans le monde, à part aux Etats-Unis, dans l’UE, en Corée du Sud, au Japon et en Australie, sachant que 80 % de la population mondiale ne soutient pas l’Ukraine et n’applique pas les sanctions contre la Russie…

On voit mal comment interdire les bateaux russes dans le monde sachant que 80 % de la population mondiale ne soutient pas l’Ukraine et n’applique pas les sanctions contre la Russie…

Quel a été le jeu des Américains dans la préparation de la guerre Russie Ukraine ? est-ce exagéré de dire que les États-Unis ont largement contribué à radicaliser Poutine contre l’Occident en étendant l’OTAN et ses missiles et batteries antimissiles vers l’Est puis en ouvrant, depuis 2008, les portes de l’OTAN à la Géorgie et de l’Ukraine ?
La stratégie d’étendre l’OTAN jusqu’à une certaine frontière de la Russie est en partie l’une des causes de la situation actuelle. Les Américains n’ont pas respecté leur parole, sous la présidence de Ronald Reagan, faite à la chute de l’Union Soviétique notamment par James Baker à Mikhaïl Gorbatchev, de ne pas étendre l’Alliance atlantique vers l’est et donc vers la Russie. D’ailleurs, la CIA vient d’avouer récemment que les Etats-Unis ont bien été à l’origine de la destruction d’un avion transportant des troupes Russes vers l’Ukraine.

 

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