De la “Ûmma[i]” ou “classe paradoxale[ii]”, Comment un musulman peut-il intégrer la laïcité ? (Suite)

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  • Tragédie de la conscience et refoulement identitaire :

Dans le cas des immigrés musulmans dans des pays laïques, la rencontre entre une logique d’appartenance totale, celle de la Ûmma, et celle d’une appartenance paradoxale ne passe pas sans engendrer des séquelles parfois graves. Il n’est pas difficile de constater que rentrant dans un espace laïque en l’endurant, est pour un musulman comme une blessure qui affecte la conscience et qui pousse soit à rompre définitivement avec ses origines, soit à répondre par le repli sur soi et la recherche d’un refoulement plus profond dans l’esprit communautaire. D’où la montée de l’intégrisme religieux dans les milieux des immigrés musulmans en Europe. Comme l’expriment Christian Capapé et Christian Reynaud, « un Islam moralement sécurisant ne permettra pas au sujet musulman de mettre de côté son appartenance »[iii]. Une preuve de cette expérience est en Occident même dans des quartiers où des musulmans qui se sont vu assez nombreux, mais pressentant la menace de la dislocation de leur unité, ont montré une volonté d’appliquer la Sharia sur les membres de leur communauté. Le cas de la banlieue de Leyton, au nord-est de Londres où se trouve le quartier général de l'Islamic Sharia Council, est un exemple typique à cet égard[iv]. Par crainte de perdre le contrôle sur les membres de la communauté et par crainte de voir leur cohésion se perdre dans l’espace égalitaire et ouvert de la démocratie laïque, ils ont cru pouvoir imposer leur propre modèle légal et politique dans un ilot géographique restreint qui est celui des quartiers où ils résident ensemble. C’est ici un phénomène qui implique que la laïcité est tout d’abord une affaire de conscience et non de comportement. Non loin de l’Angleterre, les liens étroits que les immigrés maghrébins en France ont maintenus depuis des décennies avec leurs pays d’origines, même pour ceux qui se sont naturalisés français, attestent de leur incapacité d’intégrer dans leur conscience les principes fondamentaux du régime de la classe paradoxale.

  • Une Société-Ûmma:

Cela tient bien sûr à la logique communautaire de leurs sociétés d’origines. Au sein d’une société à majorité musulmane et en raison de la supériorité démographique de la communauté de fideles (la Ûmma) prise par la vigueur d’une logique mobilisatrice de l’islam en lui même, on renonce fortement à l’idéal d’une société formée d’individus autonomes : laïcité. Cette attitude s’est encore radicalisée avec la varappe du discours wahhabite. Dans les pays arabes, la catégorie de classe paradoxale qui régit l’association des citoyens en Occident, ne correspond à aucune réalité. En effet, cette notion s’appuie essentiellement sur la différence et non sur la similitude. Les citoyens y sont conçus comme une pluralité, une multitude de personnes autonomes. Dans la Ûmma, en revanche, cette multitude, même si on projette de la cultiver par une culture et une politique séculaire imposée par l’Etat (La Tunisie par exemple), elle est aussitôt dissoute sous le joug d’un esprit collectif se ressourçant de l’appartenance religieuse et même tribale qui tend à transformer l’individu en un atome parmi une quantité d’atomes semblables composant le cadre indistinct d’une communauté homogène. Selon un fameux hadith, le prophète dicte aux fidèles d’être aussi soudés/cimentés que les pierres d’un mur solide (al-bounien al-marsouss). Or aussitôt qu’on se conçoit comme l’unité inflexible d’un mur solide, la citoyenneté perd son socle (l’autonomie) et la laïcité perd la condition même de sa possibilité : la liberté de conscience et l’autonomie de la personne.

A cela s’ajoute un statut minime réservé au sujet dans la culture musulmane. Selon Christian Capapé et Christian Reynaud, le sujet en Islam « est, par définition, totalement soumis à la volonté divine dont le message a été transmis au monde par le Prophète Mahomet, et dont les normes intangibles doivent être rigoureusement respectées. Ces normes sont exclusivement dogmatiques et constituent la loi islamique ou Shari’a dans laquelle l’initiative personnelle semblerait limitée au sens où on l’entend en Occident »[v]. Effacement devant Dieu et effacement devant la communauté, la destiné d’un musulman parait se dessiner loin de l’idéal d’une société basée sur le principe de l’appartenance paradoxale.

Un Etat hésitant :

L’Europe a également connu cette tendance holiste d’une communauté religieuse anti-citoyenne, une communauté affermie de fidèles qui pratiquait sévèrement l’ex-communicare contre toute personne qui prône des convictions ou idées différentes. Le cas des savants ou philosophes hérésiarques est le plus exemplaire. Tout le monde se rappelle d’un Giordano Bruno brulé vif dans un bucher spectaculaire un 17 février 1600 sur le bûcher du Campo Dei Fiori. Mais depuis le XVIe siècle, l’Etat en Europe avait procédé à l’assimilation des bienfaits de la sécularisation, ceux du passage d’un ordre clérical puisant la raison de son pouvoir séculaire dans l’Ecriture, à un ordre politique fondé sur la souveraineté nationale et sur la séparation entre autorité royale et autorité ecclésiastique. Sur le plan théorique, N. Machiavel a ouvert le chemin à ce processus fondamental d’anthropologisation du pouvoir en Occident. Selon les termes de S-G Fabre, Machiavel a démontré que « la politique de la terre est la politique des hommes : elle ne se fonde ni sur l’au-delà ni sur l’eternel car elle n’a que faire des prémisses métaphysiques invérifiables. La politique de la terre ne peut être qu’à l’entrecroisement des nécessités de l’histoire et du libre arbitre des hommes. A eux de jouer ; ils auront la politique qu’ils méritent[vi]». Des penseurs arabes ont aussi tenté d’ouvrir cette perspective au sein de leur culture. De Al-Kawakibi à Mustapha Abdel-Razek, des contributions diverses ont œuvré à faire comprendre que le pouvoir politique devrait s’affranchir du joug de la religion et que la société elle-même devrait subir la même métamorphose libérale vécue par la société occidentale[vii]. Mais ces penseurs ne savaient pas que pour cette pensée, il faudrait un substrat de l’histoire qui le porte à sa fin ultime et que ce substrat n’est pas encore, ou qu’il est empêché de murir par des situations inédites comme l’avènement des monarchies pétrolières et la faiblesse des forces sociales porteuses du projet de reforme religieuse et de modernisation.

Le vide historique causé par l’absence de ce substrat, a voué à l’échec les efforts de l’Etat moderne pour inscrire le principe de la laïcité dans ses textes constitutifs et dans ses lois d’une manière adéquate et définitive. Écartelé entre l’appartenance culturelle du peuple qui exige – sans en mesurer les conséquences – une ferme référence au dogme, et sa tendance à incarner le modèle d’une organisation politique rationnelle, cet Etat n’arrive toujours pas à trancher pour un terme ou pour l’autre. L’exemple de la nouvelle constitution tunisienne est très significatif à cet égard. D’une part, l’article premier inscrit la religion dans la définition même de l’Etat tunisien, de l’autre, le préambule de cette même constitution revendique la liberté de conscience comme principe fondamental de la république ! C’est cette indécision qui a fait dire à Habib Mussali, qu’« Il y a dans le monde arabe d’aujourd’hui une laïcité de facto, ni tout à fait reconnue, ni tout à fait déniée, une laïcité incertaine, insuffisante et improbable, réduite à une sorte de concept qui circule mais sans épaisseur et sans réalité effective. Un effet de langage têtu et tenace qui provoque l’irritation et la peur de l’islamiste mais aussi la recherche et l’approfondissement de l’intellectuel héritier de la Nahda[viii]»

A voir les choses plus clairement, il semble que sans reforme religieuse profonde, encore plus difficile que celle qui s’est effectué en Occident, et, sans modernisation de la culture permettant d’affirmer la liberté de la raison et l’autonomie de la personne, il n’y aura pas d’issue pour la laïcisation de l’Etat et de la société en dehors d’une logique dictatoriale. Mais cette dernière est fortement contestée aujourd’hui à cause d’un amalgame avec la tyrannie. C’est ce qui pousse, d’ailleurs, à poser la question sur le rapport entre démocratie et laïcité dans ces pays. Sommes-nous devant des pays qui n’auront pas d’autre choix qu’entre la théocratie et le despotisme éclairé ? La démocratie préfabriquée qui régente les tentatives des transitions actuelles risque paradoxalement d’enrôler encore plus gravement ces sociétés dans une logique théocratique.

 

[i] La notion de la Ûmma (Oummah), transcription anglo-saxonne du terme arabe " Oummah" أمّة  , désigne la nation définie comme unité de la communauté de fideles : la Ûmma Islamia. Dans cette unité presque platonicienne, la multitude n’a aucun sens. Les fideles sont absorbés par la totalité soumise à l’ordre d’Allah. La Ûmma n’est pas une unité générique au sens aristotélicien.

[ii] Des éléments se rapportant simultanément à un seul et même ensemble alors que chacun d’eux garde son individualité et son indépendance forment ce que Jean Claude Milner appelle une classe paradoxale. Cf. J-C. Milner, Les Nom,s Indistincts, Seuil, 1983, Chap. 11. Catherine Kintzler fait usage de ce concept dans Qu’est-ce que la Laïcité ?, pour montrer comment une république laïque se forme en principe selon cette même catégorie. « Ramenée à son angle formel, dit-elle, la question d’une collection d’éléments qui ne se rassemblent qu’en vertu d’une formule assurant leur différenciation maximale est celle des classes paradoxales. Jean Claude Milner en a donné naguère une théorie principe de séparation constituant ses éléments en classe », Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la Laicité ?, J. Vrin 2007, p. 41convaincante dans Les Noms Indistincts. La classe paradoxale désigne un ensemble par la fonction qui énonce le.

Auteur : Med Adel Mtimet, Philosophe, Enseignant 22 février 2015, 2ème partie

1ère partie; ici

[iii] Christian Capapé et Christian Reynaud, « Le sujet en Islam », Éducation et socialisation [En ligne], 36 | 2014, mis en ligne le 15 octobre 2014, consulté le 08 janvier 2015. URL : http://edso.revues.org/985

[iv]Caroline Demopoulos,  « Quand la charia s'exerce en... Grande-Bretagne », Le Point - Publié le 13/04/2012

[v] Christian Capapé et Christian Reynaud, « Le sujet en Islam ».

[vi] Simone-Goyard Fabre, Philosophie politique : XVIe-XXe siècle, PUF

[vii] cf.  Anne-Laure Dupont, « Nahda, la renaissance arabe », Le Monde Diplomatique, août 2009.

[viii] Habib Mussali, , « Laicité et Monde arabe », Rév. Projet, article en ligne (http://www.revue-projet.com/articles/2002-2-laicite-et-monde-arabe/), consulté le 20/12/2014

7 commentaires

  1. Posté par Pierre H. le

    “Il est permis de manger les sauterelles attrapées à la main; il n’est pas indispensable que le chasseur soit musulman et qu’il ait invoqué le nom de Dieu. Mais une sauterelle morte, trouvée dans les mains d’un infidèle, ne peut pas être mangée si l’on n’est pas sûr qu’elle a été capturée vivante, même si l’infidèle l’affirme.”
    –Ayatollah Khomeini

  2. Posté par C. Donal le

    « Sommes-nous devant des pays qui n’auront pas d’autre choix qu’entre la théocratie et le despotisme éclairé ? »
    Oui. C’est bien leur aspiration.
    Des masses de musulmans fuyant leurs propres terres. Les laissant en mains rebelles. S’installant ici. Ne pouvant pas saisir pour la plupart d’entre eux, ni même appréhender une vie en terre européenne, avec ce qu’elle présuppose de conditions et suppose de devoirs pour maintenir un équilibre fragile. Vous les voyez pour la plupart d’entre eux reconduire ici leur besoin d’être menés en clans, de se retrouver emmaillotés dans une toile dense d’ordres et de dogmes. Laissons-leur ce droit. Non sur d’éventuelles futures ruines en Europe, mais chez eux. Nous ne pouvons pas nous projeter bien loin, trop de choses sont en jeu, mais nous devons fermer ces frontières, comme le fait l’Australie, pour commencer.

  3. Posté par Pierre H. le

    IL NE PEUT PAS intégrer la laïcité puisque toute l’histoire de l’islam et son seul but est la conquête du Monde ! L’islam n’est pas de la méditation ou une recherche de soi-même ou une technique de relaxation. C’est une armée de conquête du monde par la guerre ! Il faut vraiment que les gens se mettent ça dans le CRÂNE !!!
    Ne jugez plus les ressorts du Monde d’après votre culture gréco – romano – celto – judéo – chrétienne, fûssiez-vous athées. Mais d’après les “valeurs” de ceux qui n’ont PAS été formés comme vous. ET DONT L’AMBITION IMPOSÉE de façon divine EST LA CONQUÊTE ! ! !
    Moi aussi je connais, des Hommes et des Femmes musulmans calmes, tolérants, courtois, amicaux. Des adultes, le plus souvent…
    MAIS: ils ne sont PAS LIBRES au sens où nous le sommes nous-mêmes pour ce qui est de notre conscience. En dernier lieu ils sont ASSERVIS au groupe et à la CENSURE DIVINE.

  4. Posté par Adel Mtimet le

    cher bigjames, je suis tout à fait d’accord.

  5. Posté par Adel Mtimet le

    Tout à fait cher Professeur. Mais on ne mesure toujours pas qu’une appartenance totale a les même conséquence qu’une dissolution totale. la modernité à outrance ne différerait en rien, en définitive d’un islam ou d’un catholicisme radical. d’où, à mon avis l’importance de ce concept de classe paradoxale. Un purgatoire obligé entre les deux termes de la résolution et de la dissolution me semble nécessaire pour éviter et les dégâts des la modernité aveugle, celle de l’étendue cartésienne, et du communautarisme obscurantiste qui rejetterait la multitude et la différence. Révolutionnaires conservateurs, me semble être la meilleure alternative dans ce monde déchiré entre deux illusions. ( je pense à JJ Rousseau et la dérive…)

  6. Posté par bigjames le

    Le simple fait de prétendre que des être vivants sur cette planète soient impurs, nous dissocie totalement de ces arriérés.
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  7. Posté par Jan Marejko le

    Le désir d’appartenance est inviscéré dans la nature humaine. Il était inévitable que l’individualisme moderne provoque une réaction violente de l’islam pour qui la notion d’appartenance à une communauté est fondamentale.

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