Neutralité suisse : « La neutralité au fil des jours, Félicien Monnier », La Nation n° 221927 janvier 2023

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La neutralité au fil des jours

Félicien MonnierEditorial

La Nation n° 221927 janvier 2023

Le 19 mars 2021, la Confédération publie le rapport «Stratégie Chine 2021-2024». Ce rapport critique l’insuffisance démocratique de la Chine, en particulier la persécution de ses minorités ethniques. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis menace d’ailleurs d’adopter une attitude «plus robuste» si la Chine ne se comporte pas mieux. Cette ingérence un peu ridicule dans les affaires intérieures chinoises n’est certes pas le fait d’un Etat neutre.

Le rapport révèle aussi notre incapacité d’imaginer qu’il existe dans le monde des «valeurs» différentes de celles de l’Occident moderne, différences qui nous donnent d’ailleurs une raison supplémentaire d’être neutres.

Le 28 février 2022, la Suisse se rallie aux sanctions contre la Russie votées par l’Union européenne. Or, si la Suisse, Etat souverain, peut légitimement prendre, à l’égard d’un Etat étranger, toute mesure conforme à son intérêt bien compris, son ralliement explicite à un paquet de mesures décidées par une alliance d’Etats tiers outrepasse les limites de la neutralité. Les juristes fédéraux peuvent bien démontrer le contraire, mais il ne s’agit pas d’abord de droit. La neutralité suisse n’est rien si elle n’existe pas aussi dans la tête des autres gouvernements.

Toutefois, le Conseil fédéral n’a pas lâché sur tout. Ainsi, selon la loi suisse, nous ne pouvons pas vendre du matériel militaire à des Etats en guerre, ni directement, ni en passant par un Etat tiers. Nous avons refusé jusqu’à maintenant que l’Allemagne, le Danemark et l’Espagne livrent des munitions suisses à l’Ukraine, malgré les pressions morales exercées par les Etats concernés, par l’Ukraine, l’OTAN, les membres de l’Union européenne et la presse internationale. A l’inverse, l’Allemagne vient de lâcher et n’interdit plus à la Pologne de livrer des chars Leopard à M. Zelensky.

Le 28 janvier 2022, l’éditorialiste du journal vaudois La Nation adjure le Conseil fédéral de renoncer à sa candidature au Conseil de sécurité de l’ONU. Il le fait au nom des exigences à long terme de la neutralité, au nom aussi de la liberté qu’une neutralité rigoureuse nous permet d’avoir dans nos relations particulières avec les Etats du monde. Le Conseil fédéral, qui s’évertue depuis des années à mettre un pied dans le saint des saints, s’obstine. Et, le 9 juin 2022, l’Assemblée générale élit la Suisse pour deux ans.

Le 15 mai 2022, deux Etats neutres, la Suède et la Finlande, demandent leur entrée dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord. Certains y voient une annonce de la disparition prochaine de la neutralité traditionnelle. Mais la neutralité suisse diffère de celle de ces deux Etats. Elle a une fonction de politique interne, qui est d’empêcher les cantons de se diviser sur des questions de politique étrangère. La neutralité est plus vitalement nécessaire à la Suisse qu’à la Suède ou à la Finlande.

Autre pression sur la neutralité, certains proposent d’utiliser les fonds russes gelés en Suisse pour aider à reconstruire l’Ukraine. Le 4 juillet 2022, lors du sommet de Lugano sur cette reconstruction, M. Cassis déclare qu’il n’en est pas question, car «le droit à la propriété privée est un droit fondamental». Au Forum économique mondial de Davos, en janvier, le discours est moins catégorique: «Actuellement, il manque certes en Suisse le cadre juridique permettant de confisquer les fonds gelés. Mais ce cadre peut être modifié.» Changer la loi pour céder aux pressions extérieures et tourner un «droit fondamental», on commence à glisser du mauvais côté.

Le 12 janvier dernier, à New-York, le président de la Confédération prononce son discours de nouveau membre du Conseil. Il appelle le monde entier à la paix, à la sécurité, à la coopération et au respect des droits fondamentaux et des procédures. Il condamne les graves violations du droit international, dont il faut renforcer l’application, et rappelle que les principes de la Charte «ont été violés de manière flagrante dans le cas de l’agression militaire russe contre l’Ukraine». Plus conforme, tu meurs! Le soir, M. Cassis est à la télévision suisse romande. M. Philippe Revaz lui demande: «L’ambassadeur russe était assis juste à côté de vous. Comment a-t-il réagi à votre discours?» M. Cassis répond que celui-ci «est habitué», manière de dire que son discours n’avait d’autre motif que d’affirmer notre immersion sans vague dans l’ONU.

Nous n’en voulons pas à M. Cassis des platitudes de son discours. Eût-il été dix fois plus intelligent et énergique qu’il n’aurait pu dire autre chose: le cadre onusien impose sa langue de bois.

Le point de vue planétaire de l’ONU ne laisse aucune place à la politique, entendue comme la conduite à long terme d’une communauté historique et territoriale. L’esprit onusien stérilise politiquement le petit Etat en le contraignant à entrer dans une perspective qui lui échappe. Le seul discours politique original de la Suisse serait celui de sa neutralité. Elle ne peut le tenir à l’ONU, sous peine d’être accusée de nombrilisme. Quant aux puissants, ils sacrifient verbalement aux «valeurs» chères à M. Cassis, tout en menant leur propre politique selon leurs propres intérêts.

Le 23 janvier, 24 heures titre «La neutralité suisse attaquée sur trois fronts». Ce sont les trois fronts délicats où le Conseil fédéral résiste encore, la livraison des munitions à l’Ukraine, le dégel des avoirs russes et la participation aux sanctions prises par l’Union contre la Chine pour son comportement à l’égard des Ouighours et que la Suisse, malgré son Rapport «Stratégie Chine», rechigne à appliquer. Elle rechigne d’ailleurs tout autant, pour des motifs de neutralité et de bons offices, à appliquer les sanctions de l’Union contre l’Iran.

Dans une guerre morale, la neutralité est considérée comme scandaleuse par les Etats engagés, mais aussi par une partie de nos concitoyens. Le Gouvernement fédéral doit en être conscient, faire ce qu’il doit faire et ne pas cesser de revendiquer et d’expliquer sa politique. A terme, il vaut mieux être irritant que méprisé. En outre, personne ne nous sait le moindre gré quand nous cédons sur la neutralité, ni l’Union, ni l’OTAN, ni l’Ukraine, ni la presse: ces gens ne s’intéressent qu’à ce que nous pourrions encore en détruire.

 

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