Il y a quarante-huit heures Alain Finkielkraut était reçu à l'Académie française par Pierre Nora. A cette occasion il a prononcé un , comme c'est l'usage, où il a fait l'éloge de dont il va occuper le fauteuil quai Conti. Dans ce discours trois passages sont, me semble-t-il, à retenir, car ils reprennent en partie les préoccupations actuelles du récipiendaire:
"J’ai découvert que j’aimais la France le jour où j’ai pris conscience qu’elle aussi était mortelle, et que son "après" n’avait rien d’attrayant."
"Depuis la conférence de Durban, organisée par les Nations unies en septembre 2001, l’antisémitisme parle la langue immaculée de l’antiracisme. Et, dès lors que les Juifs ne sont plus en butte au fascisme ou à la réaction, mais doivent répondre du comportement d’Israël, ils minimisent leurs tourments ou les abandonnent carrément à leur sort en tant que complices d’une politique criminelle."
Ces trois passages abordent en effet des thèmes que l'on retrouve dans La seule exactitude, livre, qui, paru l'automne dernier, reprend les interventions d'Alain Finkielkraut, hebdomadaires sur les antennes de RCJ (Radio de la communauté juive) et mensuelles dans les colonnes du magazine Causeur, pendant les années 2013 et 2014 et la première moitié de l'année 2015.
La France aussi est mortelle
Alain Finkielkraut évoque un livre d'Éric Dupin, Voyages en France (2011). L'ancien journaliste à Libération s'est rendu à Tourcoing et a rencontré Claude Levasseur, un retraité actif qui s'occupe d'Emmaüs. Celui-ci est allé plusieurs fois au Maroc et a ressenti une chaleur au contact de ses habitants, qui y sont chez eux. A Tourcoing il n'en va pas de même:
"Claude Levasseur n'a pas peur de l'Autre, mais il accepte mal de devenir l'autre à Tourcoing. Il souffre de ne plus se sentir chez lui chez lui. Il n'est pas hostile aux étrangers, il se retrouve avec stupeur "en étrange pays dans son pays lui-même".
"Cette situation et ce sentiment sont inédits": Mais les médias ne sont pas à l'heure, ils sont en retard, ils sont dans l'inexactitude. Ils plaquent le passé sur le présent. Ils pensent que la France fait une rechute de nationalisme, de xénophobie, de protectionnisme...
Pour eux, il ne faut pas faire de distinction entre les résidents. Pourtant, remarque Finkielkraut, "si les nations ne distinguaient pas leurs citoyens et ne leur réservaient pas certaines prérogatives, ce ne seraient plus des nations, ce seraient des galeries marchandes, des salles des pas perdus ou des aéroports".
Certes ce n'est pas une raison pour refuser tout droit aux étrangers, ni d'ailleurs non plus pour succomber à la détestation nationale: "Nous voici enfermés dans une alternative inacceptable: ou bien la xénophobie ou bien, en guise d'appartenance et d'hospitalité, le rejet dédaigneux de notre héritage."
Le rejet dédaigneux de l'héritage
Notre héritage? Parlons-en: "Le vocabulaire des étudiants s'appauvrit, leur orthographe est erratique, leur syntaxe s'effondre. Roland Barthes rappelait, en 1979, cette confidence de Flaubert à George Sand: "J'écris non pour le lecteur d'aujourd'hui, mais pour les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra." La langue au sens non technique du terme. Il incombe à l'Université française de retarder sa mort."
Notre héritage? Il n'est plus question de parler des morts, des livres qu'ils ont écrits. Pourtant le philosophe Alain, dans Propos, ne disait-il pas: "Tout homme imite un homme plus grand que nature, que ce soit son père, ou son maître, ou César, ou Socrate; et de là vient que l'homme se tire un peu au-dessus de lui-même."? Tout cela est révolu: "Chacun désormais est censé penser par lui-même, s'exprimer et se faire, dès son plus jeune âge, une opinion. L'heure est venue des petits cogito à tablette et des créateurs en barboteuse."
Le rejet de l'héritage est aussi le rejet de sa finitude: "Voici le temps où chacun est à même de devenir ce qu'il veut: l'homme, une femme; une femme, un homme, et pourquoi pas les deux? Ce n'est pas une victoire de la différence. C'est une victoire sur la différence." En conformité avec le credo de l'interchangeabilité.
La mémoire moutonnière
Les médias ne sont pas à l'heure. Ils vivent dans le passé, plus précisément dans les années trente du siècle précédent: "L'analogie entre les années trente et notre époque, tout entière dressée pour ne pas voir le choc culturel dont l'Europe est aujourd'hui le théâtre, occulte sans vergogne le travail critique que mènent, avec un courage et une ténacité admirables certains intellectuels musulmans." Il cite Abdennour Bidar, Mohamed Kacimi...
L'analogie entre les années trente et notre époque? Les nouveaux Juifs, ce sont les immigrés. Le fléau des années trente? L'antisémitisme. Celui de notre époque? L'islamophobie. Les Juifs qui portent encore ce nom? Ce sont des usurpateurs: "Ils ne sont plus juifs: en se mobilisant en faveur d'Israël, ils ont sacrifié l'éthique à l'ethnique et, sans état d'âme, ils ont abandonné la défense des persécutés pour le soutien aux oppresseurs."
Et Dieudonné, qui dit n'être pas antisémite, voit pourtant Israël partout. Israël vu par Dieudonné? "Ce n'est pas un pays, c'est une pieuvre, un être insaisissable et omniprésent, qui étend ses tentacules sur toute la surface du globe. Quand l'antisionisme s'affranchit de la géographie, il renoue avec l'antisémitisme."
L'islamophobie? Bien sûr il ne faut pas faire d'amalgame. Finkielkraut en convient: "Je partage cette inquiétude, je me garde de confondre l'islam et l'islamisme, mais je constate que, pour empêcher le glissement de l'un vers l'autre, la politique des pays européens tend de plus en plus, et au prix de l'autocensure, à ménager la susceptibilité des musulmans et à satisfaire leurs demandes."
Ce onzième commandement, "Tu ne feras pas d'amalgame", est sélectif. C'est l'antiracisme qui veut ça. Et c'est au nom de ce commandement que "ceux qui s'interrogent à haute voix sur les problèmes posés à l'Europe par l'islam et l'immigration" sont "traînés dans la boue et poursuivis devant les tribunaux":
"Appliquée à l'Autre, toute généralisation devient raciste: aucun concept n'a le droit d'englober les individus.
Appliqué au Même, en revanche, l'amalgame devient licite et même bienvenu: tous racistes, tous oppresseurs."
Francis Richard
Post-scriptum:
Dans son discours de réception, Alain Finkielkraut cite en six répliques la morale d'Un oiseau dans le ciel, roman de Félicien Marceau, dont le héros Nicolas de Saint-Damien a quitté sans prévenir l'hôtel familial:
– D’abord comment va-t-il ?
– Il va très bien.
– Il est heureux ?
– Il est libre.
– C’est différent ?
– C’est l’étage au-dessus.
La seule exactitude, Alain Finkielkraut, 306 pages, Stock
Livre précédent chez le même éditeur:
L'identité malheureuse (2013)
Publication commune lesobservateurs.ch et Le blog de Francis Richard
Je vous recommande aussi le débat avec Alain Finkielkraut sur France 2, « Des paroles et des actes », 21 janvier 2016.
Au moins cet extrait : l’intervention interminable (et apprise par cœur), d’une enseignante musulmane, Wiam Berhouma, qui se plaint notamment que l’islamophobie ait augmenté en France en 2015 (on se demande bien pourquoi). Elle reproche à Finkielkraut de faire des théories vaseuses et approximatives, d’alimenter des amalgames et un climat de haine, de s’être permis de parler de l’islam alors qu’il n’en a ni la compétence ni la légitimité. Avec M. Zemmour et M. Bernard-Henri Lévy, vous êtes des semeurs de haine et de discorde. « M. Finkielkraut, êtes-vous conscient que vous faites mal à la France ? »
Réponse de Finkielkraut (je résume) :
L’une des forces spirituelles de l’Europe, ç’a été sa capacité de se remettre en question. Il y a malheureusement parmi les musulmans une tendance contraire. On se replie sur une susceptibilité à fleur de peau et on cherche à toute chose un coupable extérieur. Et c’est véritablement dommage, car aujourd’hui, une remise en question de l’islam par lui-même est absolument indispensable. Et un certain nombre d’intellectuels musulmans le font : Abdennour Bidar, Boualem Sensal, Kamel Daoud, et le poète d’origine syrienne Adonis.
Aujourd’hui, le problème principal de l’islam ne vient pas du mal que lui fait l’Occident, mais de l’oppression des femmes en terre d’islam, une oppression qui asservit les femmes et qui mutile les hommes et qui les entraîne dans un culte de la virilité absolument délirant.
A dénoncer sans cesse l’islamophobie dès lors qu’on tient un discours un peu critique, on s’installe dans le grief et dans la plainte. Je m’inscrirai à SOS Racisme le jour où on mettra racismes au pluriel. Cete façon d’insulter quelqu’un qui essaie de regarder la réalité en face, sincèrement, ça ne nous aide pas.
Wiam Berhouma : Vous n’avez pas répondu à ma question. Je ne vais pas perdre mon temps à vous répondre. Pour le bien de la France, je vous dis : Taisez-vous, M. Finkielkraut.
Vidéo 10 mn 30 : https://www.youtube.com/watch?v=lhTC6B6NtnY
L’émission en entier, débat entre Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut (2 h 17) :
https://www.youtube.com/watch?v=g8airV_vSfg
Puis Alain Finkielkraut commente l’émission dans « L’esprit d’escalier » du 24 janvier 2016 sur RCJ, entretien avec Elisabeth Lévy. Toujours aussi pertinent :
https://www.youtube.com/watch?v=8gU5TudZxxU
Merci Monsieur Richard,
Quel plaisir de constater que certains Hommes continuent de démontrer que l’intelligence humaine est magnifique.
Malheureusement, tous ne semblent pas en être dotés, et quelle inquiétude de la voir confrontée de plus en plus violemment à la bêtise et à la barbarie ! Le siècle ne nous vivons ne semble pas être un siècle de lumières.