Adeline. Dossier: dernier article (4). La chaîne des défaillances ( à ne pas manquer!)

Après l’assassinat d’Adeline M., les têtes sont tombées dans les services genevois d’exécution des peines. Mais le système est resté pratiquement inchangé. Les thérapeutes et les experts psychiatres qui ont permis la sortie du détenu dangereux ont échappé aux radars (4e partie). Alex Baur

Pierre Maudet (PLR), Conseil d’Etat et chef du département de la sécurité genevoise a déclaré un an après l'assassinat d'Adeline M. dans une interview accordée au Temps qu'il devait évaluer chaque semaine deux à trois dossiers d'allègement dans l'exécution des peines, probablement la tâche la plus difficile de sa charge. Il se fonde, certes, sur les décisions de justice et les recommandations des experts, mais au final il doit s'en remettre à son instinct. Genève est le seul canton où la décision de sortie des détenus dangereux est prise à l'échelon politique.

Dans l'affaire d'Adeline M., Maudet n'a pas eu à prendre la décision. Véronique Merlini, directrice de La Pâquerette, et Ana Zumbino, cheffe du Service d'application des peines (SAPEM), ne lui avaient pas communiqué le dossier Anthamatten. Sans concertation préalable, elles ont autorisé la sortie du violeur récidiviste. Elles n'ont pas non plus informé la commission d'évaluation de la dangerosité. Elles ont, de ce fait, enfreint les règles. Merlini, ainsi que Zumbino ont été mises à pied après la tragédie et assigné à d'autres fonctions.

Le psychiatre forensique Ariel Eytan, responsable à cette époque de l'Unité de psychiatrie pénitentiaire, a également été démis de ses fonctions. Eytan s'était personnellement chargé du suivi de Fabrice Anthamatten en détention. Ignorant les documents versés au dossier, il a mal évalué la dangerosité du récidiviste et rédigé un rapport positif. L'établissement La Pâquerette, considéré pendant des décennies comme un modèle de resocialisation à visage humain, a été fermé en catimini.

Quelques mois après le meurtre, une enquête de l'ancien conseiller d'État, Bernard Ziegler, a mis à jour des dysfonctionnements assez inquiétants à La Pâquerette. Dans l'unité réservée aux assassins, violeurs et autres délinquants violents, il n'y avait aucune planification de l'exécution des peines, les contrôles étaient laxistes, les analyses d'évaluation de la dangerosité de facto inexistantes. Merlini avaient même autorisé «ses» détenus à se rendre durant leurs sorties auprès de prostituées – sujet dont on pourrait discuter si les visites dans les bordels n'avaient pas été délibérément dissimulées dans les rapports.

Est-ce que Genève a ainsi tiré les leçons nécessaires de l'affaire Anthamatten? Tout d'abord, on est frappé par le fait que la supposée prise en charge thérapeutique et l'expertise psychiatrique d'Anthamatten ont été exclues de toutes les enquêtes. Les médias ne s'y sont pas non plus vraiment intéressés. Pourtant des erreurs capitales ont été commises en la matière, comme le montrent les recherches de Weltwoche.

  • La chaîne des défaillances commence dans l'établissement pénitentiaire de Bochuz où Anthamatten purgeait sa peine. La psychothérapeute qu'il y rencontrait toutes les deux semaines pour un entretien n'avait ni formation forensique ni connaissance des expertises judiciaires qui classaient le violeur récidiviste parmi les dangereux psychopathes présentant des tendances sadiques. Impossible de parler dans ce cas de thérapie axée sur le délit. La thérapeute a pris pour argent comptant les récits d'Anthamatten qui enjolivaient ses crimes, tout comme son autodiagnostic (alcoolisme, problèmes sexuels).
  • La chaîne continue avec l'expertise du psychothérapeute Sébastien Conscience, lui non plus, non spécialiste des délinquants dangereux. Il présume, certes, dans son expertise cosignée par le psychiatre forensique Gérard Niveau, un risque élevé de récidive. Mais Conscience a également mal évalué la composante psychopathique et sadique de la personnalité d'Anthamatten et a situé le problème dans l'alcool et une sexualité prétendument débridée.
  • L'expertise et une évaluation d’un group interdisciplinaire (se basant sur le même diagnostique foensique erroné) a permis le transfert d'Anthamatten à La Pâquerette, où la chaîne des défaillances a trouvé une fin fatale. Ici aussi le thérapeute, le médecin-chef Ariel Eytan, ignorant les dossiers judiciaires n'a pas identifié les vrais problèmes. Impossible aussi dans ce cas de parler de thérapie axée sur le délit.

Vu sous cet angle, la conclusion est accablante: les noms ont changé, le contenu est resté le même. La Pâquerette a été fermée, sa directrice, Merlini, mutée. Mais l'institution qui lui succède, l'Unité de sociothérapie dans l'établissement Curabilis récemment créé, est dirigée par Philippe Denarie – l'adjoint de Merlini, qui n'a pas non plus fait bonne figure dans l'affaire Anthamatten. Denarie a gravi les échelons dans l'administration pénitentiaire du poste de comptable à celui de directeur et passe pour être accommodant. Mais il n'est pas psychiatre et encore moins forensique.

Hans Wolff, le nouveau chef du Service de médecine et de psychiatrie pénitentiaires (SMPP), le service qui à Genève est censé prendre en charge la thérapie des délinquants et évaluer leur dangerosité, pose aussi problème. Wolff n'est, lui non plus, ni psychiatre ni forensique, mais interniste et praticien de médecine sociale. Il s'est au mieux jusqu'à présent fait un nom à niveau politique. L'hebdomadaire de gauche « WochenZeitung » a rendu hommage dans un portrait dithyrambique à cet «activiste» qui s'engage pour les sans-papiers et les détenus en grève de la faim, contre les renvois forcés et la soi-disant torture dans les prisons suisses. Wolff en chef de la psychiatrie pénitentiaire, c'est comme nommer directeur d'une grande banque Jean Ziegler qui dénigre les banques.

L'affaire Fabrice Anthamatten rappelle sous bien des aspects l'affaire Erich Hauert qui a assassiné la cheftaine scoute Pasquale Brumann en 1993 au cours d'une sortie dans le canton de Zurich. Hauert était également un récidiviste dont la dangerosité avait manifestement été mal évaluée par des psychothérapeutes sans connaissance du dossier. Le scandale a entraîné une restructuration radicale du système pénitentiaire zurichois et de la psychiatrie forensique. Sous l'égide de Frank Urbaniok, expert en psychiatrie forensique, la thérapie axée sur le délit pour les délinquants violents et, surtout aussi, l'évaluation de la dangerosité ont été systématisées et professionnalisées. Même dans ce système, la sécurité totale n'existe pas. Toutefois, les Zurichois n'ont pas connu, jusqu'à présent, de défaillances fatales.

Ce dont on peut être sûr à Genève, c'est de l'existence d'un réflexe anti-Zurich. Le rejet des psychiatres genevois à l'encontre du «modèle zurichois» rigide a également fait partie du débat autour de l'affaire Anthamatten. En tirer comme conclusion que les Romands sont de manière générale plus compréhensifs à l'égard des auteurs d'actes violents et des récidivistes serait pourtant faux. La «Marche Blanche» qui est, notamment, à l'origine de l'initiative sur les pédophiles et l'internement a vu le jour en Suisse romande. Le fait est que des lois brachiales ne changent rien au problème genevois de la détention.

L'opposition est plus profonde que cela. En termes de gestion des délinquants violents en détention, ce sont deux conceptions du monde farouchement opposées qui s'affrontent. D'un côté, il y a les spécialistes traditionnels des sciences humaines qui voient le criminel entièrement dans le sens de Jean-Jacques Rousseau, si ce n'est comme une victime du moins comme le produit d'une société malade et injuste. Par conséquent, il faut s'attaquer au crime d'abord avec des réformes sociales et, sur le plan individuel, avec les méthodes classiques de la psychothérapie.

De l'autre côté, il y a l'école plus récente, d’influence américaine, qui tente de considérer le crime plus sur le plan technique et de classifier les auteurs de crimes selon des caractéristiques objectives. Le profil du criminel et, surtout, son modus operandi jouent ici un rôle primordial. En simplifiant le propos, au lieu de vouloir sonder subjectivement l'âme d'un criminel au cours d'entretiens en face à face, ces psychiatres forensiques recherchent des caractéristiques objectives qui permettent de déduire le caractère d'un délinquant. À l'aide de check-lists, ces connaissances sont systématiquement confrontées aux données empiriques et évaluées. Les thérapies sont un élément essentiel dans ce système,  mais ce sont des sessions intensives focalisées sur le délit basé sur les actes et les faits objectifs avec un accent fort sur l’aspect de la dangerosité.

L'avantage de ces outils, c'est qu'ils sont transparents et vérifiables à tout moment. En cas d'erreur de diagnostic, le système peut être corrigé. L'objectif est au final d'extraire quelques criminels vraiment dangereux de la masse de ceux qui sont relativement inoffensifs. Y parvenir ne va pas seulement dans l'intérêt de la société qui doit être protégée, mais aussi dans l'intérêt des délinquants qu'il faudrait sinon peut-être internés sans nécessité par mesure de précaution. Il s'agit aussi d'éviter, comme c'est le cas à Genève, qu'un chef d'office doive décider, sur la base de son intuition et en vertu de considérations politiques, de la libération d'un détenu. And last but not least, il en va aussi d'un diagnostic sérieux qui permette d'initier une thérapie axée sur le délit.

Dans l'affaire Anthamatten, les responsables se sont à l'évidence trompés avec leur diagnostic émis sans autre forme de procédure, sur la base d'une intuition et principalement fondé sur les déclarations d'un psychopathe. Avec des conséquences effroyables. Le système de La Pâquerette est allé bien au-delà de tous les clichés que l’on peut se faire de l'angélisme. La solidarité des psychothérapeutes avec leurs « clients » arrivaient à l’ extrême qu’ils préparaient les détenues pour passer « bien » l’examen avant la commission de dangerosité avec des déclarations standard. Certes, il a semblé fonctionner assez bien pendant des années. De facto, personne ne connaît le nombre de délinquants supposés resocialisés qui ont récidivé – ce sont souvent des étrangers expulsés de Suisse après leur libération. Il n'existe pas de statistiques dans ce domaine.

À Genève aussi, des critiques se sont fait entendre. Georges Lapraz, l'ancien chef à la retraite du Service d'application des peines (SAPEM), parle d'une « sorte de syndrome de Stockholm». La direction et les psychiatres de La Pâquerette se seraient solidarisés à un tel point avec «leurs» détenus qu'il leur aurait manqué la distance nécessaire pour prendre des décisions difficiles. Sans compter le manque de compétence et de qualifications professionnelles. Décider en l'absence de connaissance des dossiers de police et judiciaires d'une thérapie ou d'une sortie s'apparente à une «erreur majuscule».

La critique de Jean-Pierre Restelini, l'ancien médecin-chef du Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires (SMPP), va pratiquement dans le même sens. Le problème relèverait notamment d'une lutte pour le pouvoir des «blouses blanches contre les cols bleus». À Genève, les psychiatres pénitentiaires se seraient vus, dans la plus pure tradition française, comme faisant contrepoint au personnel pénitentiaire, ce qui aurait rendu la collaboration très difficile. Il manquerait de personnels qualifiés. De son avis, il faudrait aller chercher «à l'extérieur» un psychiatre forensique de premier plan pour effectuer une vraie réforme.

Avec le «Rapport Chappuis», qui relativisait la critique du «Rapport Ziegler», le gouvernement genevois a cru mettre un point final à l'«affaire Adeline» en juin 2014. Mais la tentative d'apaisement n'a fait qu'échauffer les esprits. La semaine dernière, le Grand Conseil de Genève, un an et demi après l'assassinat d'Adeline M., en a confié le réexamen à une commission d'enquête parlementaire.

Source et auteur : Die Weltwoche, Alex Baur,19 mars 2015

Dossier Adeline. Les articles précédents :

http://www.weltwoche.ch/ausgaben/2015-09/les-masques-de-lassassin-die-weltwoche-edition-092015.html

http://www.weltwoche.ch/ausgaben/2015-09/la-reinsertion-sociale-au-bordel-die-weltwoche-edition-092015.html

http://www.weltwoche.ch/ausgaben/2015-10/carriere-dun-sadique-die-weltwoche-edition-102015.html

http://www.weltwoche.ch/ausgaben/2015-11/une-erreur-de-diagnostic-fatale-die-weltwoche-edition-112015.html

 

5 commentaires

  1. Posté par Nicolas le

    Le Temps veut nous faire croire qu’Ariel lave plus blanc mais c’est faux. Thierry-Ferjeux Michaud-Nérard, vous avez raison de déballer ce linge sale en place publique.

  2. Posté par Thierry-Ferjeux Michaud-Nérard le

    Où est passé le Dossier Adeline : avant-dernier article (3). ( à ne pas manquer!) Pas vu, pas lu !

  3. Posté par Thierry-Ferjeux Michaud-Nérard le

    Journalisme : Le Temps méprise et se moque lui aussi des vérités criminologiques. Le docteur Ariel Eytan, responsable de l’unité de psychiatrie pénitentiaire des Hôpitaux universitaires de Genève, se complaît dans les abstractions universitaires inventées derrière son bureau et dans ses livres. Il ne peut convaincre personne en voulant transformer les mineurs délinquants en malades mentaux qui soufrent en commettant de multiples cambriolages en toute impunité. La déformation professionnelle et la justification de son poste lui font dire des inepties, à savoir « que 88% des 195 adolescents adressés au spécialiste présentaient au moins un diagnostic psychiatrique. Troubles du comportement, abus de substances licites ou illicites (surtout du cannabis), beaucoup de tabagisme, troubles de la personnalité liés à des automutilations ou des prises de risque inconsidérées, réactions aiguës au stress, sont les pathologies les plus fréquentes ». L’étude criminologique critique de telles déclarations montre que ces diagnostics portés sur des comportements ne sont pas des pathologies psychiatriques et que les propos du docteur Ariel Eytan ne sont que des mystifications sans rapport avec la réalité.

  4. Posté par Derek Doppler le

    Genève pue.

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