Le néolibéralisme comme facteur de désordre

Philippe Barraud
Philippe Barraud
Journaliste indépendant, essayiste et écrivain
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Critiquer le néolibéralisme, pour des penseurs de gauche, c’est la moindre des choses. Mais voyez cet étrange paradoxe: ce qu’on reproche au néolibéralisme, à la fin des fins, c’est d’avoir détruit des valeurs considérées comme conservatrices, comme la soumission aux normes sociales et aux instances régularisatrices (l’Etat, la religion, l’école…), le vive-ensemble, la solidarité, la citoyenneté.

Un exemple éloquent du désarroi des penseurs de gauche est cet article paru le 4 novembre 2011 dans Le Temps, sous la signature de Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et chargé de cours à la Sorbonne. L'article était intitulé de manière symptomatique: «Une gauche qui ne jure que par l'ordre et l'obéissance».
Au travers de nombreux exemples, l'auteur montrait combien les critiques du néolibéralisme tendaient à tomber dans l'apologie du monde d'avant, lorsque les individus étaient soumis à un certain ordre social, issu à la fois des institutions, des traditions locales et des usages familiaux. «Le néolibéralisme, écrit l'auteur, instaurerait le règne du moi, de l’égoïsme, du repli sur soi. Il fabriquerait un néosujet, l’
homo œconomicus, qui n’aurait aucun sens de la communauté, du collectif et ne se considérerait plus comme membre d’un groupe qui le dépasse: privilégiant toujours son intérêt particulier, il n’accepterait plus de se soumettre aux exigences indispensables pour faire ou refaire la société (les normes ou les valeurs partagées, la réciprocité). Le sens du «social», de l’«institution commune», du «vivre-ensemble» lui serait étranger: aujourd’hui, le nous serait subordonné au je

Du citoyen au consommateur

Reconnaissons que cette vision est plutôt juste: le néolibéralisme tend – délibérément – à nous faire passer de l'état de citoyen et d'individu social, à celui de consommateur. Corollaire immédiat et nécessaire: toutes nos envies et nos besoins, réels et surtout supposés, sont légitimes, et donc, tous les moyens sont bons pour y arriver. Ce qui conduit, estiment de nombreux auteurs de gauche, à la rupture du lien social, puisque le seul but est la satisfaction des besoins personnels, au détriment d'une vision plus large, et plus en lien avec les autres.
Geoffroy de Lagasnerie rappelle opportunément que cette évolution de l'individu dans son rapport à la société, d'abord vue comme une émancipation par rapport aux obligations sociales, a été progressivement considérée comme la cause d'un démantèlement des institutions collectives: l'accroissement de la liberté individuelle et de l'autonomie de l'individu conduit par exemple à des revendications minoritaires croissantes, par lesquelles chacun exige la reconnaissance de sa singularité, et donc rejette toute soumission aux règles communes.
Geoffroy de Lagasnerie cite dans son article l'ouvrage intitulé «La Nouvelle Raison du Monde», «incarnation idéale-typique du paradigme contemporain, (qui) montre à quel point la critique du néolibéralisme tend à s’opérer au nom de fantasmes de régulation et d’encastrement particulièrement régressifs et effrayants.»
Dans cette vision, le néolibéralisme serait une force qui déstructure le sujet, qui diminue son assujettissement à la loi commune et, loin de le libérer, elle l'enfermerait dans l'angoisse de faire des choix constants. Et l'auteur de citer longuement les auteurs de «La Nouvelle Raison du Monde», Pierre Dardot et Christian Laval, comme contre-exemple de ses propres convictions. Pour preuve, écrit-il, «on croirait lire du Benoît XVI»!

L'individu en état d'apesanteur

Et pourtant! De notre point de vue de conservateurs, cette analyse est particulièrement pertinente, jugez plutôt: «Le rapport entre générations comme le rapport entre sexes, autrefois structurés et mis en récit par une culture qui distribuait les places différentes, sont devenus pour le moins incertains. Aucun principe éthique, aucun interdit, ne semble plus tenir face à l’exaltation d’un choix infini et illimité. Placé en état «d’apesanteur symbolique», le néosujet est obligé de se fonder lui-même, au nom du libre choix, pour se conduire dans la vie. Cette convocation au choix permanent, cette sollicitation de désirs supposés illimités fait du sujet un sujet flottant: un jour, il est invité à changer de voiture, un autre de partenaire, un autre d’identité, un autre encore de sexe, au gré du jeu de ses satisfactions et insatisfactions.»
Bien entendu, pour Geoffroy de Lagasnerie, de tels propos, venant de gauche, sont insupportables: «
Élaborer une pensée de gauche aujourd’hui nécessiterait de tourner le dos à de telles incantations. Il nous faut fabriquer une nouvelle théorie critique, qui ne fonctionnerait pas comme une machine à dénoncer le matérialisme, l’individualisme, voire, tout simplement, la liberté, au point de faire l’éloge de l’ordre, de l’État, de la norme collective.»

Des effets profonds et délétères

Cet article a le mérite de mettre en évidence la difficulté de la critique du néolibéralisme. Plus exactement, il montre à quel point cette critique n'est pas nécessairement «de gauche»: à droite aussi, on réalise que le néolibéralisme opère chez les individus, et donc dans la société, des changements qui sont peut-être moins positifs qu'il n'y paraissait au premier abord. Sous des dehors libérateurs, le néolibéralisme peut conduire à l'asservissement de l'individu à de nouvelles normes implacables, celles de la consommation de masse par exemple. Surtout, il contribue à l'affaiblissement des institutions qui traditionnellement encadraient la vie en société, à la destruction du ciment social, à la ruine des notions de respect à l'égard des institutions et des autres individus. En ce sens, que les analystes soient de gauche ou de droite, on voit que le néolibéralisme exerce progressivement des effets à la fois profonds et délétères sur la vie en société.

7 commentaires

  1. Posté par Odette Vernant le

    Discours très théoriques, j’ai pour ma part compris les méfaits du néolibéralisme en lisant le livre sur Dubaï dont on parle beaucoup en ce moment. Après chaque histoire on découvre mieux Dubaï et on se met vraiment à haïr le néolibéralisme tellement négatif.

  2. Posté par Yannick Saucy le

    Au moins, les écrivains conservateurs ont cet avantage sur les penseurs de gauche qu’ils sont conscient des forces idéologiques qu’ils mettent en mouvement. J’ai constaté ça tellement de fois que c’en est devenu une des caractéristiques de la gauche “socialo-bien-pensante” selon moi, même si je dois avouer qu’il y a comme pour tous les bords politiques des “gauchiste” qui restent pragmatiques et essentiellement pro-ouvriers… Cette croyance que la restriction des libertés économiques pour un pseudo bien commun ne mènera pas à une restriction des libertés individuelles est fondamentalement fausse d’un point de vue idéologique, même si beaucoup d’élus de gauche bien-pensants aujourd’hui prennent la précaution de ne traiter ce genre sujets qu’au cas-par-cas et pratiquer ainsi une forme de tactique du salami. Et faire ainsi de la sociale-démocratie la soupe que nous connaissons aujourd’hui…

  3. Posté par François Meynard le

    Sait-on définir le néolibéralisme, à partir de quand (et pourquoi) l’introduction d’un néologisme s’est-il imposé pour distinguer une évolution du libéralisme de ses diverses autres mise en oeuvre ?

  4. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    je suis désolé! Dans les lignes qui précèdent une lacune s’est glissée. Pendant que j’alllais fumer une cigarette à l’extérieur, bravant le froid glacial. Alors je corrige, transi et tant bien que mal, ces stylos faisaient-ils de moi un omo oeconomicus? Quoi? AH! J’ai écrit “omo” au lieu de homo? Je suis peut-être phobique.

  5. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    A propos de l’homo oeconomicus me vient ceci. Je me suis offert un assortiment de chez Caran d’Ache. Pourtant, j’utilise encore des stylos Bic! Qui n’ont pas varié depuis 50 ans! Pourquoi? Pourquoi n’ont-ils pas changé, les stylos? Non! Pourquoi en suis-je utilisateur! Parce que j’en ai besoin! Ils me sont utiles! Et ces stylos, bon marché, n’était pas, pour autant que je sache, Non! J’ai seulement des besoins! Le fait que j’ai pu, comme tout le monde, me passer de téléphone portable, ne signifie pas que je n’en aie pas éprouvé le besoin! Je n’ai jamais éprouvé le besoin de transporter un dictionnaire de 800 grammes! Mais c’est appréciable, quand on lit Maître Marc Bonnant, de sortir de sa poche un dictionnaire donnant la définition d’étique!
    Mais revenons à l’article. Si j’ai bien compris, les critiques du néolibéralisme sont de gauche! Et leurs critiques s’appuyent sur l’apologie du monde d’avant. Ce monde moral et policé que pourtant ils fustigent. De plus, si j’en crois l’article, la gauche critique le règne du MOI néolibéraliste, que pourtant elle célèbre! Ce MOI oppressé par le mode d’avant! Etc! Le nous serait subordonné au je! Catastrophe! Dont l’antidote serait le JE subordonné au NOUS? En vogue dans la Chine de Mao! Et en soviétie! A ce point je vous signale un détail! En hébreu, la langue de la science de l’être, les lettres ont une valeur numérique. Tout mot dont la somme des valeurs correspond à un autre a une relation avec lui. C’est valable si on applique la règle de la preuve par neuf, qui est un nombre d’homme! Donc, JE, en hébreu, à la même valeur réduite que NOUS! Ce qui signifie que l’opposition entre l’un et les autres ne peut qu’être le fait d’ignorants. Pour ne pas dire mieux. Je conviens que l’équivalence entre JE et NOUS relève de l’utopie! Le problème est que tous ceux qui ont voulu la réaliser sont devenus meurtriers! Le BIEN est si beau qu’il jusitifie tout!
    Mais ce sera tout! Bonne nuit.

  6. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Rien, tout au moins de l’article. Qui exige une lecture attentive pour être commenté, approuvé, nuancé ou critiqué. Je puis toutefois saluer vivement le commentaire de Jo Montero! En ce qu’il signale le clivage! Un clivage qui est manifesté dans l’acception que j’ai du mot “néolibéralisme”. D’abord le préfixe “néo” implique un précédent! Donc qu’il y a deux sortes de libéralisme! Et que le “néo” est ipso facto meilleur! Pour le péquin que je suis, libéralisme s’oppose à conservatisme! La question est alors, que conservent ceux qui veulent conserver, et que libèrent ceux qui veulent libérer? Le citoyen lambda est fondé de croire que le libéralisme milite en faveur de la loi de la jungle, et que le conservatisme le fait pour préserver les valeurs de fidélité, de droiture et d’intégrité. Mais ce n’est pas si simple. Si le libéral est en faveur de la liberté, de l’absence de lois tatillonnes qui prétendent régir la moindre des relations humaine, comment se fait-il que le catalogue des directives européennes ne cesse de croître? Si le néolibéralisme est vraiment associé au pouvoir de l’argent, comment se laisse-t-il museler par une idéologie bien pensante? Mais, j’oubliais le clivage! Qui ne concerne pas que la droite et la gauche! Mais chacun de nous!
    Tenez, au risque de donner des perles en vain, je vous livre un indice. Qui ne connais pas le mythe situé dans le jardin d’éden? Un arbre de vie, et un arbre de connaissance du bien et du mal! Ce qui fait 1+2 ! Voyez maintenant la corrélation avec la colonne du crâne! Une croix ou est pendu le Vivant, et deux autres. Sur lesquelles sont pendus le bon larron et le mal larron! Cet épisode, qu’il soit historique ou non importe peu, est représentatif du moment crucial! Celui où les carottes étant cuites la vérité sort! Soit l’arrogante exigence, soit “pour nous c’est justice”! Droite, gauche, tous veulent le bien! Mais ce n’est qu’au moment crucial que l’on sait, ou persiste dans la négation. Et cet instant, nul ne peut le fabriquer. On ne sait toujours qu’après. Et après on peut nier! Relativiser. Édulcorer. Évoquer une empoignade virile ou toute autre justification. C’est ainsi. Et c’est très bien ainsi.

  7. Posté par Jo Montero le

    Heureux de vous lire et de vous voir dépasser le clivage gauche-droite, qui, à mon avis, n’a plus de pertinence face aux problématiques sociétales actuelles

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