Les têtes bien faites et les têtes bien pleines

Les promoteurs des pédagogies farfelues actives aiment à user abusivement de citations pour étayer leur propos. Sans doute est-ce là une manière de démontrer le vide abyssal l’étendue de leur culture. Montaigne fait partie de leurs références favorites. De tonitruants « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine » sont assénés régulièrement un peu partout où enseignants et formateurs sont formatés formés en guise d’argument imparable coupant court à toute discussion sérieuse opposition formulée par ceux qui ne savent pas.

 Dans la même veine, une citation tronquée exhumée du Moyen-Âge leur permet d’affirmer de manière imparable que les enseignants faisant oeuvre de transmission passéistes considèrent que l’élève est un vase à remplir de force. Peu importe si la citation en question portait à l’origine sur l’extrême délicatesse avec laquelle il faut agir au contact de l’esprit humain et de ses limites, l’important est de mettre l’accent sur le côté je-te-fourre-tout-ça-dans-la-tête-et-tant-pis-pour-toi.

 L’idée sous-jacente à cet ersatz d’ argument consiste à dire que la transmission de connaissances contribue à former des abrutis cultivés mais incapables d’utiliser cette culture au lieu de former les gens à ne pas réfléchir. Ce d’autant plus que ces fameuses connaissances sont en deux coups de clic à la portée de tous. Néanmoins, ces démagogues penseurs ne savent même pas oublient que la réflexion est largement dépendante du nombre de connaissances bien acquises stockées dans la mémoire à long terme des individus. Les approches cognitivistes sur le développement de l’expertise chez les individus, et ce dans une multitude de domaines, démontrent clairement que la profondeur de réflexion d’un individu dépend totalement de la quantité de connaissances qu’il maitrise réellement. Celles-ci permettent d’élaborer des schémas de pensée plus complexes dont nos fameux experts sont incapables puisque la maitrise des données nécessaire au traitement d’un problème libère de la place dans la mémoire de travail des individus et que celle-ci a des capacités extrêmement limitées. On peut faire ce qu’on veut, on ne peut pas raisonner à partir de rien. Une personnes qui, comme moi, n’a aucune idée en matière de physique quantique, ne comprendra pas grand chose à un texte écrit par un éminent spécialiste de la question et ce même en ayant à sa disposition un accès à internet ou toute autre ressource documentaire à portée de main. La compréhension du texte va débuter dès lors que va commencer l’apprentissage des différentes notions de la discipline en question. Et ce ne sont pas des gesticulations techniques palliatives ou autre dispositif de travail sur document qui combleront ce manque. Attention, je ne dis pas que ces méthodes n’apportent rien, je dis qu’elles apportent beaucoup moins que des connaissances. La nuance est de taille.

 Toujours dans le même ordre d’illusion idée, la traditionnelle sempiternelle répétition des notions est présentée, elle aussi, comme tuant l’esprit (drill and kill). Pourtant, dans la pratique, c’est exactement l’inverse qui se produit. En effet, biologiquement, ce sont les connexions inter-neuronales qui déterminent le fonctionnement mental. Plus celles-ci sont nombreuses et plus un apprentissage est effectif et assuré. Or, il n’existe qu’une seule manière efficace d’augmenter le nombre de ces connexions : s’entrainer et répéter.[1] Encore et encore. Répéter permet d’ancrer les nouvelles notions dans la mémoire lexicale[2]. Le nouvel apprentissage est alors enregistré mais pas encore compris. C’est ce qu’on appelle « apprendre par cœur ». Incontournable puisque sans cela, il n’y a pas de nouveau mot, de nouvelle définition, formule ou je ne sais quoi d’autre. A cet apprentissage doit toutefois s’ajouter un second volet pour faire passer la nouvelle connaissance dans la mémoire sémantique, autrement dit là où se situe la compréhension. Et là aussi, c’est par le biais de la répétition qu’elle s’y installe définitivement. Toutefois, une nuance de taille doit être ajoutée : pour comprendre, il s’agit de répéter dans différents contextes[3]. Il n’est pas très rentable de faire inlassablement la même chose, il faut en varier les applications. Ce n’est que comme cela que l’apprentissage prend vraiment du sens. Mais on reste envers et contre tout dans le domaine de la répétition.

 Puisque méthodes inefficaces actives axée sur l’évitement la construction du savoir par l’apprenant sont horriblement chronophages, elles sont confrontées à deux choix : soit elles font une croix sur un bon nombre de répétitions et donc l’élève doit se rabattre sur un apprentissage par cœur à domicile qu’il aura à peu près oublié le lendemain même du test, soit la quantité de connaissances dispensée dans ces cours est réduite comme peau de chagrin et on en arrive à se féliciter qu’un élève sache dire son prénom correctement et compter jusqu’à 6 ne fasse que des progrès ridiculement fort modestes.

 En revanche, les modèles axés sur la transmission permettent, eux, d’augmenter massivement le nombre de répétitions. Surtout si l’enseignant, dans la phase où il montre, varie déjà considérablement les contextes, qu’il fait travailler ses élèves eux aussi dans cette constante variation et qu’il fait le nécessaire pour s’assurer continuellement de l’avancement de l’apprentissage.

 On est donc à des années lumières de l’opposition entre têtes bien faites et têtes bien pleines dénoncées par certains esprits chagrins et, à vrai dire, il n’est tout simplement pas possible d’avoir les premières sans passer par les secondes !

 Pour Les Observateurs, Stevan Miljevic, le 2 octobre 2015

 [1] Alain Lieury « Mémoire et réussite scolaire », Dunod, Paris, 2012, p.126-127

[2] Ibid p.25

[3] Ibid p.43

La transmission rendrait l’élève passif

Il s’agit là certainement d’un des arguments les plus répandus pour justifier l’utilisation des pédagogies constructivistes. Quelqu’un a un jour décrété que lorsqu’un enseignant transmet des connaissances, les élèves sont passifs et, comme chacun le sait, on ne peut pas progresser au travers de la passivité. Depuis lors, cette antienne est systématiquement reprise en boucle et ce alors que personne n’a jamais apporté une quelconque preuve de cette passivité !

En fait, il s’agit d’une grave confusion entre la passivité comportementale et la passivité cognitive. D’ailleurs, généralement, cette passivité comportementale est même souhaitée puisque, lorsque l’enseignant parle, il est recommandé de se concentrer sur ce qui est dit/montré sans faire autre chose. Mais ce n’est pas parce que les élèves ne font rien en apparence que leur cerveau n’est pas actif. Le simple bon sens permet de comprendre qu’un élève à qui on expose une théorie, une règle de mathématique ou de grammaire notamment pourra difficilement reproduire l’exemple qui lui a été transmis s’il ne reconstitue pas mentalement les opérations que l’enseignant montre devant lui. Il lui est d’ailleurs totalement impossible de reproduire une série d’opérations si celles-ci n’ont pas été réalisées mentalement au moment de l’exposition à l’enseignement puisque cela reviendrait à dire que l’élève invente de toute pièce la procédure.

Ainsi donc, lorsque l’enseignant enseigne, loin d’être passif, le cerveau de l’élève reconstitue chaque geste que le maître expose. Cela peut mener à utiliser les fonctions cognitives les plus hautes qui soient puisque, si l’enseignant réalise une synthèse, pratique une évaluation ou fait de l’analyse, l’élève en fait tout autant. Et même plus si l’on en croit ce que nous démontrent les dernières avancées réalisées dans le domaine des neurosciences. Certains chercheurs ont en effet utilisé l’imagerie par résonance magnétique (IRM) pour observer l’activité cérébrale d’enfants âgés de 3 à 5 ans au moment où on leur faisait la lecture d’histoires et ont notamment constaté une activation de la région du cerveau responsable du traitement des stimuli visuels.[1] Autrement dit, non seulement le cerveau de l’enfant suit l’histoire qui lui est contée, mais il va même jusqu’à activer ses propres connaissances au sujet des éléments qui lui sont décrits et reconstitue un visuel de la situation, faisant ainsi preuve de créativité ! Une personne à qui l’on transmet des informations est donc potentiellement également capable de dépasser le stade de la simple reproduction de ce qui est transmis et de mettre en branle des fonctions cognitives supérieures à celles que l’enseignant essaie de lui transmettre. Peut-être met-il en lien le nouveau savoir avec d’anciens ou alors compare-t-il ce qu’il est en train d’apprendre avec d’autres procédures qu’il connaît ou autre. Il ne me semble pas y avoir de raison valable de penser que ce qui fonctionne avec l’enfant cesse avec l’âge. On est donc bien loin de la passivité et de l’abrutissement généralisé dénoncé par les penseurs constructivistes puisque, rappelons-le, l’élève atteint au minimum le même stade cognitif que son enseignant. Pour autant que celui-ci lui enseigne correctement les choses bien entendu.

En revanche, il n’est de loin pas certain que l’élève puisse atteindre de tels niveaux de pensée dans les dispositifs de découverte préconisés par les constructivistes. Un élève qui échoue à découvrir par lui-même ce qu’on essaie de lui faire trouver n’atteindra jamais le stade cognitif de l’opération qu’il lui faut trouver. Il risque même de se décourager et de tourner son attention vers autre chose, se rendant ainsi actif du point de vue comportemental mais cognitivement passif au regard de ce qu’il doit apprendre. Ou alors, il peut tout aussi bien se retrouver dans la situation de n’avoir que partiellement correctement reconstruit ce qu’il doit trouver et ainsi encombrer son cerveau de faux théorèmes. Et comme ces cas de figure arrivent de manière assez fréquente, il faut bien conclure que les dispositifs constructivistes de découverte ont bien plus de chances de rendre les élèves passifs ou de les emmener sur de fausses pistes qu’un dispositif transmissif.

Certains se demanderont certainement quel est l’intérêt de faire remarquer ce que n’importe qui possédant un peu de jugeote a compris. Ils ne savent vraisemblablement pas que dans les instituts de formation initiale comme continue et même dans les organes de contrôle des enseignants, ces formules sont systématiquement rabâchées car constituant un des piliers fondamentaux sur lesquels le constructivisme éducatif tente de se déployer. Le constructivisme forme des perroquets à tour de bras et ce jusque dans les plus hautes sphères de la formation!

Stevan Miljevic, 11 septembre 2015

[1] http://rire.ctreq.qc.ca/2015/08/lecture-histoires-cerveau/

La transmission est à la racine de tout acte d’enseignement

Nous sommes aujourd'hui arrivé à un stade de développement (je mets en italique parce que je ne suis pas sûr qu'il s'agisse là d'un terme véritablement adéquat comme vous allez le constater) plutôt étonnant. Certaines personnes s'opposent en effet à ce que les jeunes générations soient instruites par le biais de la transmission. Pour ces personnes, il ne doit plus être question de transmettre quoi que ce soit. Dans la foulée, elles proposent donc de substituer au phénomène transmissif  des méthodes où les élèves construisent leurs savoirs appelées méthodes actives ou (socio-)constructivisme. 

De vieilles lunes régulièrement ressorties de leur placard

Comme cela fleure bon la nouveauté, ces méthodes obtiennent un certain succès auprès d'esprits peu critiques pour qui l'important est d'évoluer, et ce peu importe dans quelle direction. Il est vrai que d'après l'expérience scolaire vécue par le plus grand nombre, il semblerait que les méthodes transmissives soient les méthodes du passé et que ces autres manières de faire relèvent de la nouveauté. Il ne s'agit là que d'une illusion. Comme je l'ai déjà souligné à plusieurs reprises, les méthodes actives ou constructivistes sont en fait de vieilles lunes qui réapparaissent épisodiquement. J'ai déjà montré que l'ensemble de l 'arsenal constructiviste a eu son heure de gloire dans l'URSS des années 20 (ce qui démontre en passant que la charge de démocratie qu'elles contiennent est plutôt faible contrairement aux dires de leurs promoteurs), que les soviétiques l'avait tiré des rares réflexions menées par Marx (1818-1883) sur l'éducation et sur diverses expérimentations déjà faites à l'époque de la Révolution industrielle dans le système scolaire allemand notamment. Auparavant, Rousseau (1712-1778) en avait lui aussi déjà esquissé le contour dans l'Emile (bien que cet apport soit à relativiser puisque Rousseau n'avait pas là pensé un système adapté à un maître en face d'une multitude d'élèves dans un laps de temps réduit mais à un précepteur face à un disciple à plein temps). A la lecture du dernier ouvrage de François Xavier Bellamy (les Déshérités), j'apprends que Descartes  (1596-1650) avait lui aussi déjà élaboré les idées maîtresses d'un système éducatif allant dans ce sens, et ce bien avant Rousseau. Au bas mot, cette pédagogie aujourd'hui qualifiée de novatrice a donc, au bas mot, soufflé ses 400 bougies. Il faut donc une sacré dose de malhonnêteté pour continuer à la présenter comme une innovation.

Certains seront peu être fort étonnés d'apprendre ces quelques faits et peuvent être tentés de se demander pourquoi alors si peu de monde connait l'ancienneté de ce courant. La réponse est assez simple: partout où ces conceptions ont été testées à large échelle, elles se sont soldées par de retentissants échecs et ont dû battre en retrait. Elles n'ont donc jamais pu s'imposer définitivement et devenir la modalité dominante sur de longues périodes, si bien que peu nombreux sont ceux qui l'ont déjà connue. Apparaît dès lors l'illusion qu'il s'agit là d'une nouveauté à opposer à un vieux modèle transmissif dont, soi dit en passant, on omet sciemment de se demander s'il peut évoluer (l'enseignement explicite en est pourtant la plus éclatante démonstration).

Quand les constructivistes transmettent leurs idées...

Mais ce n'est pas là le sujet de ce billet. J'aimerai traiter ici de l'opposition farouche à la transmission qui émane du camps constructiviste. Est-ce vraiment une position tenable? Pour ma part, je ne le crois pas un seul instant: je pense qu'à la racine de tout acte d'enseignement, constructiviste, transmissif ou autre, il y a transmission. Je vais donc essayer de démontrer que les pratiques constructivistes sont toutes, sans exception, construites sur une base transmissive, certes inavouée et occultée, mais existante.

Commençons cette quête de la transmission en nous basant sur la manière dont les constructivistes communiquent leurs idées. Il est somme toute assez intéressant de constater que Meirieu, Perrenoud et consort ont tous en commun d'utiliser le livre et l'article comme moyen de communication. Or, qu'y a t-il de plus transmissif que ces outils? A ce que je sache, leurs écrits ne se présentent pas sous forme de situation problème ou je-ne-sais-quoi-d'autre mais prennent bien la forme de textes totalement conventionnels, écrits par des gens ayant le désir de transmettre leurs idées. Dès lors, la volonté exprimée d'expulser la culture livresque de l'école prête à sourire puisque leurs propres actes sont en contradiction avec ce qu'ils prônent. Si donc mêmes les papes du constructivisme ne parviennent pas à enseigner à des adultes autrement que par le biais de méthodes transmissives, qui parviendra à le faire avec des enfants ou des adolescents? Si ces messieurs veulent être pris au sérieux, il ne leur reste donc plus qu'à innover et à trouver des moyens réellement opposés à la transmission pour promouvoir leurs idées. Je leur souhaite bien du courage.

Si les constructivistes sont incapables de diffuser autrement leurs idées à grande échelle que par des moyens transmissifs comme cela vient d'être relevé, ils sont tout aussi incapable de se passer de la transmission lorsqu'ils forment des enseignants. L'ensemble des formations à l'enseignement trouvent également à leur base une transmission: une transmission très mal assurée et pas du tout assumée, mais une transmission quand même. Tous les enseignants qui sont passés par des institutions formatives constructivistes (HEP et autres) savent qu'on y présente des outils avant de laisser l'apprenti enseignant réfléchir à la manière de s'approprier l'outil en question. On n'y donne donc pas l'ensemble des informations nécessaires à son utilisation, on force à réfléchir sur son utilisation. La rupture de transmission se situe à ce niveau, c'est à dire au refus de transmettre les pratiques adéquates. En revanche, l'outil en lui-même est transmis. Peut être un exemple est-il nécessaire pour illustrer le cas. On peut tout à fait présenter aux étudiants une carte mentale. En revanche, on ne leur dira pas vraiment comment et à quelles occasions utiliser cette carte mentale. Il sera du ressort des étudiants d'en comprendre le fonctionnement et l'utilité.

En conséquence, dans le chemin d'appropriation de la carte mentale par l'enseignant en formation, la première partie (la présentation de l'outil) est transmise alors que la seconde (l'appropriation de celui-ci) doit être construite. Il s'agit là d'un aveu d'impuissance : sans transmission préalable, il est impossible d'entrer dans un processus constructiviste. Une deuxième conclusion qui peut dès lors être tirée de ce cas est que toute une frange d'enseignement échappe donc à la possibilité d'être traitée par des méthodes constructivistes. Le contraire ne sera démontré que le jour où les enseignants en formation ne construiront pas uniquement leurs savoirs relatifs à l'utilisation de ces outils, mais qu'ils construiront d'eux-mêmes ces outils sans qu'ils ne soient présentés au préalable. Tant que ce n'est pas le cas, toutes les critiques sur la transmission ne méritent même pas d'être écoutées.

Bien entendu, tout le monde aura connu un ou plusieurs formateurs expliquant également l'utilisation de l'outil en question. Ce n'est cependant pas là un argument pour contredire ce qui est avancé: ce n'est pas parce que certains ne respectent pas l'orthodoxie constructiviste que celle-ci est fondée. D'ailleurs, pour tout dire, cela ne fait que renforcer l'idée contraire puisqu'il s'agit là d'un nouveau aveu désaveu de l'idéologie constructiviste.

Troisième aspect relatif à la transmission des conceptions constructivistes, la conception d'un plan d'étude. Lorsque des constructivistes réalisent un plan d'étude, ils ont beau changer la terminologie, remplacer les savoirs et savoir faire par des compétences ou je ne sais quoi d'autre, ils restent toujours dans le même schéma, à savoir celui de la transmission/imposition  de directives aux enseignants. Il est totalement impossible de concevoir un plan d'étude en expurgeant totalement la notion de transmission puisque d'une part, le plan physique lui-même a pour vocation d'être transmis aux enseignants et, d'autre part, puisque le contenu de ce plan doit lui aussi se transmettre. Sans quoi les enseignants seraient libres de faire à peu près tout et n'importe quoi dans leurs salles de classe au prétexte qu'ils construisent leurs représentation du plan d'étude.  Sinon, il faut bien reconnaître que des bornes sont transmises. Le fait d'utiliser un langage abscon ne change absolument rien à la question.

L'impératif du transmettre dans les salles de classe

Plus encore que le plan d'étude, il est intéressant de remarquer que l'ensemble des gestes exécutés par des enseignants constructivistes sont en fait surchargés de transmission. Prenez par exemple l'organisation d'une situation problème en classe. Si l'enseignant ne transmet pas directement le savoir nécessaire à sa résolution, il organise un dispositif qui devrait théoriquement permettre aux élèves d'y arriver par eux-mêmes. Se faisant, il inscrit dans le génome de son dispositif des contraintes qu'il espère suffisantes pour que les élèves parviennent à réaliser un certain cheminement. Un cheminement qu'il a préparé d'avance et qu'il va donc transmettre.  Pour tout dire, les contraintes en elles-mêmes sont également transmises puisqu'elles partent de l'action de l'enseignant pour aller rejoindre celle de l'élève. Tout cela relève ainsi de la transmission. En définitive, la seule chose qui change réside dans le fait que les constructivistes délèguent au dispositif mis en place la responsabilité de transmettre au lieu de le faire par eux-mêmes. Si tel n'était pas le cas, alors le constructiviste devrait accepter que n'importe quel acte posé par l'élève dans le cadre de sa situation problème est un progrès acceptable. Sinon, il faut bien admettre qu'il est en train de lui transmettre quelque chose.

A ce sujet, un élève qui resterait complètement immobile sur sa chaise sans rien faire me semble le seul exemple valide de refus catégorique de toute transmission: il se développe puisque son cerveau n'est jamais totalement inactif et, par conséquent ses connaissances se construisent (dans quel sens, on ne le sait pas vraiment) tout en rejetant tout apport transmissif provenant de l'extérieur.

Allons plus loin dans l'analyse des dispositifs mis à disposition des élèves: le simple fait de lui donner un texte, une carte ou un schéma est déjà bourré de transmission. Celui qui a écrit le texte, réalisé la carte ou le schéma n'a-t-il pas voulu transmettre une information? En mettant ces documents dans les mains  des élèves, le constructiviste favorise donc cette forme de transmission. Il en va d'ailleurs de même avec tous les dispositifs où les élèves sont sensés construire leurs connaissances en allant les chercher sur internet. A la base de toute information trouvée sur internet, il y a quelqu'un qui a construit un site internet et qui l'a enrichi d'informations dans le but de les transmettre à celui qui le désire. En définitive, on constate donc que le constructiviste ne fait que déplacer la transmission qui va traditionnellement de l'enseignant à l'élève en transitant par les documents (exercices etc.) vers une nouvelle forme de transmission allant du document vers celui qui apprend (en transitant par l'enseignant coach).

A ce stade là, certains rétorqueront peut-être que si effectivement la transmission est toujours présente, le taux d'activité de l'élève change dans une perspective constructiviste. Celui-ci s'approprierait plus activement ce qu'on veut lui transmettre. On peut légitimement se poser des questions sur la véracité de cette information ainsi que sur sa pertinence. Voici pourquoi.  Au stade précédant l'enseignement, l'élève dispose en mémoire d'un certain nombre de concepts, connaissances, savoir-faire regroupés sous formes de schèmes. Un apprentissage réussi est un apprentissage qui va modifier un schème de façon à y inclure la nouvelle conception. C'est là tout ce qui importe. Si je veux apprendre à un élève à additionner, mon objectif est qu'il sache manier cette opération. Peu importe le temps et l'intensité de l'activité déployée par l'élève pour y parvenir puisqu'il a été suffisamment actif mentalement pour parvenir à maîtriser cette nouvelle technique. Plus encore, j'aurai tendance à penser qu'en fait, ce taux d'activité devrait être le plus faible possible pour arriver au résultat attendu. Explication: un enseignement qui permet à un élève d'apprendre du premier coup est plus opportun et plus efficace qu'un enseignement arrivant à un résultat équivalent mais qui demande à l'élève une somme de travail beaucoup plus conséquente. L'économie de temps réalisée ainsi peut être réinvestie dans des apprentissages supplémentaires.

Si on veut être cohérent jusqu'au bout, le fait de laisser une plus grande part de chemin à parcourir seul à l'élève par ses propres forces implique automatiquement une déperdition au niveau des résultats! La plupart des élèves apprennent en effet nettement mieux si on les enseigne que si on les laisse se débrouiller tout seul. Dit plus simplement, il vaut mieux un enseignement où le maître démontre à plusieurs reprises le savoir à acquérir, travaille ensuite avec ses élèves oralement avant de les laisser agir de manière autonome qu'un maitre qui donne une fois l'explication et laisse ses élèves travailler. Je pense que personne ne peut dire le contraire! D'ailleurs, toutes les comparaisons effectuées à ce jour ne disent pas autre chose.

Partant de ce constat, il est stupéfiant de constater que le fondement du constructivisme consiste justement à rendre l'enseignement plus restreint pour laisser l'élève agir par ses propres forces, à l'image de l'enseignement transmissif mal exécuté ne consistant qu'à expliquer une fois avant de laisser l'élève se débrouiller dont on vient de parler! En définitive, le constructivisme n'est donc, au vu de ce qui a été dit jusqu'ici, qu'une transmission mal exécutée, brouillonne et déléguée au support de travail!

La réflexion ne s'arrête pas là. L'acte d'enseigner implique d'évaluer les progrès réalisés ou non par les élèves. Or, là aussi, la philosophie constructiviste se heurte à des difficultés insurmontables! Si on veut évaluer, on a des critères de ce que les élèves ont du apprendre. Par conséquent, on mesure leur capacité à digérer ce qu'on leur a transmis d'une manière ou d'une autre. Si on ne veut pas évaluer une transmission, quelle qu'elle soit, on ne peut tout simplement rien évaluer! Tout au plus peut-on évaluer le fait d'avoir évoluer simplement, mais là également, vouloir faire évoluer un élève c'est vouloir lui transmettre un mouvement, un processus. Rejeter la transmission c'est donc rejeter d'office la possibilité d'évaluer selon des critères cohérents, car il ne reste plus que l'arbitraire qui permette d'évaluer une prestation non basée sur une quelconque forme de transmission.

Conclusion

Bien entendu, la plupart des adeptes de constructivisme diront qu'on ne peut pas être si extrême et que les diverses situations de vie de classe existantes offrent de multiples occasions de varier les méthodes.  Je répondrais simplement en disant que si toute situation implique nécessairement transmission comme cela a été exposé jusqu'ici, il faut m'expliquer au nom de quels critères on peut choisir la voie du constructivisme. L'ensemble de ce texte démontre qu'il n'est en fait qu'une mauvaise version de transmission non avouée déléguée à un dispositif non structuré, ce qui est d'ailleurs corroboré par les multiples études comparatives réalisées sur le terrain par des myriades de chercheurs. Choisir l'option constructiviste c'est faire le choix délibéré de l'outil le moins efficient que le monde de la transmission connaisse.

Au fait, à bien y réfléchir, la seule manière de permettre à quelqu'un d'apprendre en rejetant toute forme de transmission, c'est de ne lui fixer aucun objectif, de ne rien lui enseigner, de n'utiliser aucun dispositif porteur de transmission, de ne pas l'évaluer et, en définitive, le laisser choisir lui ce qu'il veut faire tant la transmission est au coeur de tout acte d'enseignement. Dès lors, il est éventuellement possible de le questionner de manière à lui permettre d'approfondir ses conceptions, tout en se gardant bien de diriger d'une quelconque manière cette réflexion, ce qui semble totalement illusoire.

Stevan Miljevic, le 7 novembre 2014, sur le net et pour les Observateurs.ch

La vie réelle en démocratie également donne tort aux constructivistes

La transmission culturelle par l'école est fortement contestée. Décriée car rendant les élèves passifs et donc incapables d'apprendre quoi que ce soit et décriée car autoritaire, donc non démocratique. Ces deux aspects comptent parmi les plus importantes sources de justification sur lesquelles se basent les adeptes des pédagogies dite "actives" ou "constructivistes" pour imposer leurs méthodes.

Qu'en est-il concrètement? S'agit-il de faits avérés qui appellent réellement modification ou est-on en face de croyances quasi religieuses promulguées par une secte d'intégristes pédagogistes? Essayons d'y voir un peu plus clair. Pour y parvenir, des situations de la vie de tous les jours vont être convoquées. Après tout, puisque les constructivistes estiment qu'il faut traiter les élèves comme des citoyens à part entière dans l'enceinte scolaire, il n'y a guère de raison de penser qu'on ne peut se servir d'exemples tirés de la vie quotidienne des citoyens pour illustrer la pertinence ou non de certaines pratiques scolaires.

Le premier de ces exemples est la publicité. La pub est omniprésente dans notre monde, à la télé, dans la rue comme dans nos boites aux lettres. Dans la plupart des cas, nous ne nous intéressons pas franchement à elle et la subissons d'une manière plutôt passive. Or, puisque les différentes entreprises continuent à nous bombarder de messages publicitaires, il faut conclure que cela fonctionne et qu'elles en tirent bénéfice. Les sommes gigantesques investies dans le domaine permettent d'affirmer sans trop d'hésitations que les résultats obtenus sont à la hauteur de l'investissement. Par conséquent, il nous faut bien conclure que, même si nous subissons la publicité passivement, celle-ci parvient à modifier nos comportements dans le sens désiré par le commanditaire du message. Autrement dit, même dans des situations de passivité présumée très prononcée, nous ne sommes pas inactifs contrairement à ce qu'affirment les constructivistes puisque nous assimilons un message suffisamment fort pour changer(ou renforcer) nos habitudes.

Cette entrée en  matière ne doit toutefois pas nous inviter à considérer qu'un élève amorphe est un élève qui apprend avec assiduité, bien au contraire. Elle invite simplement à ne pas confondre illusion de passivité avec inactivité. Lorsqu'un élève écoute avec attention son enseignant, il n'est pas si inactif que cela et son activité mentale est largement supérieure à ce que prétendent les constructivistes. Bien sûr, il convient de distinguer entre un élève amorphe et un élève attentif, distinction que les constructivistes peinent donc à faire étant donné leur affirmation, ce qui, vous le conviendrez, n'aide pas à supposer que ces gens soient des enseignants hors pair.

En passant, ce genre de déformations grossières sont assez courantes dans la rhétorique constructiviste. Je pense par exemple à la vieille métaphore de la cruche. Qui n'a jamais entendu dire que, dans la pédagogie traditionnelle, on voyait l'esprit de l'enfant comme une simple cruche à remplir? Or, la métaphore d'origine, tirée des textes du père Jouvency au XVIIème siècle est en réalité beaucoup plus subtile: "Le maître n'oubliera pas que l'esprit des enfants est comme un petit vase d'étroite embouchure, qui rejette la liqueur qu'on y jette à flots et qui reçoit celle qu'on y introduit goutte à goutte." (1) En clair, ce que ce jésuite exprimait était la nécessité de tenir compte des limites imposées par l'architecture cognitive des élèves, ce qui, vous le conviendrez, n'a pas grand chose à voir avec la manière dont les constructivistes présentent la chose. Je laisse à chacun le soin d'apprécier la nécessité de ce type de stratagèmes lorsqu'on est sûr de son fait et que ce qu'on a à dire est réellement pertinent...

Fermons cette parenthèse pour revenir au sujet de base de ce billet et intéressons nous à l'information telle que nous la vivons dans notre société. La presse écrite ou le journal télévisé sont d'excellents exemples de transmission que nous vivons au quotidien. Dans les deux cas, il n'est pas question de construction des savoirs par le lecteur ou téléspectateur et, pourtant, dans les deux cas, ceux-ci arrivent à emmagasiner les informations qui leur sont données. Ils arrivent également à changer leur représentation du monde et de son fonctionnement sur la base de ces canaux d'information, ce qui exclut l'idée que ces connaissances n'ont pas un bon impact sur leur développement. Qu'on soit clair, le propos n'est pas ici de savoir si la presse écrite ou la télévision fournisse une information adéquate. Je ne traite pas des contenus. Il s'agit simplement de constater que ces vecteurs communicatifs sont amplement suffisants pour qu'un apprentissage se fasse et que rien n'exige une participation plus active au sens constructiviste du terme pour y arriver.

Passons maintenant à l'aspect démocratie. Les constructivistes se targuent de fournir un modèle éducatif plus démocratique. En fait, il s'agit là d'une énorme confusion. L'effacement du maître en tant que figure autoritaire n'a absolument rien de plus démocratique puisque toutes les démocraties fonctionnent à l'aide d'institutions autoritaires telles que la police par exemple. Personne, hormis quelques extrémistes, n'oserait prétendre que la dotation en forces de l'ordre d'un pays le rend antidémocratique puisque cela rejetterait à peu près toutes les nations dans le camp des dictatures. De même aucun de ces mêmes pays ne fonctionne sans hiérarchie puisque le principe même des démocraties telles que nous les vivons consiste à déléguer le pouvoir de gouverner à des instances législatives, exécutives et judiciaires et que ces instances se trouvent à la tête de hiérarchies (notamment l'exécutif) nécessaires au fonctionnement d'un état moderne. Il y a donc grave confusion entre démocratie et nivellement égalitaire et collectiviste dans les écrits des théoriciens constructivistes. Je rappelle en passant que la réalisation la plus aboutie en terme d'état collectiviste et égalitaire (l'URSS) s'est immédiatement muée en une société outrancièrement hiérarchisée et policée. Le fait que cette création se soit emparée du constructivisme éducatif pour en faire le pilier de son système de formation n'est aucunement du au hasard (2).

Plus encore que la confusion entretenue vis-à-vis de ce qu'est une démocratie, j'affirme que, paradoxalement, l'enseignement constructiviste est fondé sur des bases qui ne sont pas compatibles avec la pratique de la démocratie telle que nous la vivons. Dans notre société, le citoyen vote sur des projets et élit des représentants. Or, ces projets et les orientations de ces représentants doivent être présentés aux citoyens pour que ceux-ci puissent se décider en pleine connaissance de cause et choisir ce qui leur convient le mieux. Nous n'avons ni le temps ni la compétence de construire nos savoirs à propos de ces sujets. Cela demanderait, en effet, à chaque citoyen de passer par chaque fonction  touchant à chaque projet ou chaque programme politique, ce qui est totalement impossible. L'usage de la démocratie exige donc la transmission par les candidats ainsi que divers intervenants plus ou moins experts dans leur domaine des informations nécessaires aux citoyens pour que ceux-ci puissent faire des choix raisonnables. Penser qu'on pourrait fonctionner sur la base d'une philosophie de construction des savoirs est irréaliste car cela exigerait de chaque citoyen un degré de formation impossible à obtenir mais également la mise sur pied d'un système assez similaire à celui de l'esclavage pour dégager le temps nécessaire à la construction de ces savoirs si celle-ci était possible. Autant dire que lorsque les constructivistes prétendent faire de l'école le lieu de la vie réelle, ils sont complètement à côté de la plaque. Sauf bien sûr à considérer la praatique citoyenne comme relevant de l'échange de bistrot avec ses pairs.

Il est même possible d'aller plus loin en affirmant que si les pratiques transmissives ne sont pas aptes à fournir les savoirs et savoir faire nécessaires dans le cadre scolaire comme le soutiennent les constructivistes, elles ne sont alors pas non plus capables de fournir au citoyen les outils mentaux sur lesquels repose le bon fonctionnement de la démocratie puisque, comme on l'a vu, la pratique de celle-ci se base sur la nécessité de la transmission par les candidats et les experts des éléments nécessaires à la prise de décision démocratique!

Autant dire tout de suite que nier la transmission à l'école ne favorise en aucun cas la pratique de cette même transmission dans la vie extra-scolaire. L'inverse aurait même tendance à être beaucoup plus réaliste.

Stevan Miljevic, le 23 octobre 2014, pour les Observateurs et sur le net

(1) Clermont Gauthier, "De la pédagogie traditionnelle à la pédagogie nouvelle" in Gauthier, Tardiff "La pédagogie, théories et pratiques de l'Antiquité à nos jours", 3ème édition, Gaëtan Morin, p.101

(2) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/14/heures-de-gloire-du-constructivisme-lurss-des-annees-20/