Education: vers une révolution numérique?

Ordinateurs, téléphones portables ou autres tablettes sont régulièrement pressentis pour faire une entrée en force dans les salles de classe. L’avenir de l’enseignement résiderait dans les nouvelles technologies. Dans cette optique, l’ère du tableau noir et du papier serait révolue, et peut-être même celle du maître qui enseigne. Place au progrès. Place à la révolution technique.

Tout le monde n’adhère toutefois pas à ces conceptions naïves. Certes, les progrès techniques ouvrent de belles perspectives, mais sont-elles réellement à la hauteur des espérances engendrées ? Les nouvelles technologies sont-elles vraiment la solution miracle pour favoriser les apprentissages de nos élèves? Au vu des coûts qu’engendrerait une telle évolution, la moindre des choses est de prendre le temps de la réflexion, de peser les pours et les contres.

Un outil d’une efficacité moyenne

Dans sa méga-analyse, John Hattie s’est penché sur plus de 80 méta-analyses traitant de la question. Pour donner un ordre de grandeur, cela équivaut à des expérimentations menées sur plus de 4 millions d’élèves! L’enseignement assisté par ordinateur se voit gratifié d’un effet d’ampleur moyen de 0.45[1]  alors que la moyenne séparant ce qui est réellement efficace de ce qui ne l’est que peu se situe à 0.40. Autrement dit, l’apport moyen des nouvelles technologies est concluant sans toutefois pouvoir être considéré comme la panacée en matière éducative.

Devant l’immense palette de possibilités offertes par la technologie, Hattie précise que certaines pratiques basées sur l’usage des ordinateurs sont en fait très efficaces alors que d’autres ne le sont pas du tout. Autrement dit, il n’y a aucun dogmatisme à avoir, c’est ce que vous faites avec l’ordinateur qui va déterminer si oui ou non son utilisation se justifie. Et de développer un peu sa pensée en signalant que l’impact obtenu est bien plus grand lorsque l’ordinateur est là pour compléter un enseignement traditionnel plutôt que pour le remplacer. A titre d’exemple, lorsqu’on utilise l’ordinateur pour prolonger les périodes de pratiques d’apprentissage, l’effet est positif. Il en va de même si l’élève se sert de tutoriels afin de combler certaines lacunes. De même, l’ordinateur peut fournir des feedbacks très adaptés aux élèves afin que ceux-ci révisent leurs performances. Cela dit, le nombre de tâches auxquelles il peut répondre de manière adaptée reste malgré tout assez restreint, sur des sujets bien précis et ne concerne que des questions fermées.

Hattie précise encore qu'à ce jour, rien ne permet d’avancer que les progrès de la technologie fassent augmenter l’effet moyen obtenu en enseignant à l’aide d’ordinateurs[2]. Enfin, il ajoute que l’effet obtenu grâce aux ordinateurs est également fortement dépendant du niveau de maîtrise qu’a l’enseignant de l'outil [3].

Internet n’aide pas vraiment à apprendre

L’ordinateur peut donc s’avérer un remarquable assistant. En revanche, l’utilisation d’internet pour apprendre prend la forme d’une fausse bonne idée. Olson et Wisher qui y ont consacré une attention particulière, notent que les effets obtenus par ce biais sont en général les plus bas qu’on puisse obtenir dans toute la gamme des interventions éducatives basées sur l’ordinateur. Hattie ne dit du reste pas autre chose puisqu’il mesure pour cette pratique un effet d’ampleur de 0.18, soit un des plus faibles qui soit.[4]

Nicholas Carr nous en donne une bonne explication. Il fait remarquer que des dizaines d’études arrivent à la conclusion que lorsque nous nous connectons sur internet, nous entrons dans un environnement favorisant la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite et l’apprentissage superficiel[5].

Amadieu et Tricot approfondissent la question: certaines caractéristiques des documents numériques telles que la richesse des formats d’information (animations, vidéos, images, textes…), les fonctions de navigation et d’interaction dans les documents (moteur de recherches, liens hypertextes…) ainsi que l’étendue des informations (liens vers d’autres documents) peuvent effectivement favoriser des modes de lecture en diagonale ou par scan du texte : le lecteur survole le texte à la recherche de mots clés ou d’informations précises au lieu de lire le tout dans son intégralité.[6] Une des conséquences en est qu’il passe largement à côté d’informations dont il n’a pas conscience de l’importance.

Dans le même ordre d’idée, les études menées sur les employés de bureau démontrent que ceux-ci font de fréquents aller-retour avec leur boite e-mails, allant jusqu’à plus de 40 fois par jour consulté celle-ci. Les réseaux sociaux disponibles ainsi que l’ensemble des ressources consultables en ligne vont dans le même sens, à savoir que le travail en cours est fréquemment interrompu avant d’être repris. Cognitivement, ces arrêts suivis du redéploiement de la pensée ont un coût cognitif potentiellement élevé. Si donc les ressources limitées de la mémoire à court terme sont sollicitées de la sorte, le niveau de compréhension et donc d’apprentissage s’en trouve affecté.[7]

Une étude menée récemment par le prestigieux M.I.T. vient confirmer ces soupçons : les étudiants disposant de moyens pour surfer sur internet durant les cours réussissent moins bien leurs examens que les autres. Ils sont régulièrement distraits et leurs performances s’en ressentent de manière critique. A tel point d’ailleurs que les chercheurs impliqués suggèrent que bannir les nouvelles technologies des salles de classe équivaut à bonifier l’enseignement dispensé ![8] Si donc même les étudiants d’une si prestigieuse école se font avoir, qu’est ce qui va se passe avec des enfants ou des adolescents ?

La multitude de possibilités offertes par internet n’est cependant pas la seule explication aux déficiences d’apprentissage résultant de l’utilisation du net comme moyen d’enseignement. A chaque fois qu’un lecteur rencontre un lien hypertexte, son cerveau doit traiter la question « faut-il cliquer dessus ou non ? » Cette évaluation, ainsi que la navigation éventuelle entre les différents liens, la construction du sens au travers de multiples documents impliquent des résolutions de problème mentalement exigeantes et sans rapport avec la lecture proprement dite. La charge cognitive s’exerçant sur la mémoire de travail est ainsi considérablement alourdie, l’aptitude du lecteur à comprendre et retenir ce qu’il lit diminue.[9] Amadieu et Tricot font aussi remarquer que le manque d’organisation des documents numériques implique aussi un alourdissement de la charge qui s’exerce sur l’esprit de l’élève. Alors qu’un manuel scolaire classique est généralement organisé à l’aide d’une table de matières, de chapitres, de titres, sous-titres, d’un index etc, sur internet on passe d’un document à l’autre par le biais de connexions entre des contenus complètement indépendants les uns des autres et donc sans aucune organisation.[10]

Quel est l’impact du numérique sur nos capacités ?

Tout le monde s’accorde à dire que la lecture sur écran est plus fatigante que la lecture papier. En revanche, il n’existe aucun consensus au sujet d’un éventuel impact de l’utilisation intensive des nouvelles technologies sur le fonctionnement du cerveau. La plasticité de celui-ci laisse à penser que cela pourrait impacter notre manière de traiter les informations. Mais sans certitude. Une telle évolution est vue par certains avec enthousiasme alors que pour d’autres, il s’agit d’une catastrophe sans précédent. Mais l’état actuel des connaissances scientifiques sur la question ne permet pas de lever ces incertitudes. Voilà un domaine sur lequel il est urgent de se pencher. Certains chercheurs se sont d’ailleurs déjà mis au travail et trois études menées à l’université de Waterloo analysant le rapport entre le taux d’utilisation des smartphones et les performances cognitives viennent d’être publiées. Elles font état d’une corrélation entre l’intensité de l’usage du smartphone et des lenteurs cognitives. La question de savoir si la faiblesse cognitive est à l’origine de l’usage intensif du smartphone ou s’il s’agit de l’inverse n’est toutefois pas encore tranchée.[11] Cela dit, mon expérience d’enseignant a tendance à me faire penser que, généralement, ce ne sont pas les gens avec les plus grandes difficultés qui cherchent le plus d’aide…

Mais encore…

En 1913, Thomas Edison disait que « les livres seront bientôt obsolètes dans les écoles. Les élèves recevront un enseignement visuel. Il est possible d’enseigner tous les domaines de la connaissance humaine par le cinéma. Notre système scolaire va complètement changer d’ici à dix ans. »[12] Avec le recul d’une bonne centaine d’années, on se rend compte qu’Edison avait tort sur toute la ligne. Certes, les enseignants se servent de vidéos pour renforcer leurs pratiques mais la révolution technologique du cinéma ni même la télévision n’ont jamais radicalement bousculé les pratiques enseignantes. Il se pourrait bien que l’ordinateur et, plus généralement, les nouvelles technologies, ne fassent pas exception. C’est en tout cas ce que laissent présager les études menées à ce jour.

Les férus de nouvelles technologies vont donc rester encore un moment sur leur faim. Car même pour motiver les élèves, elles n’atteignent pas les sommets escomptés. La raison en est simple : C’est l’objectif de son utilisation qui peut faire vibrer et non le média lui-même. Un jeune ne s’enthousiasme pas stupidement devant un portable s’il ne peut l’utiliser que pour appeler ses parents. Si l’intérêt existe bien évidemment, il doit être modéré : une étude menée en 2011 sur les attentes des jeunes a démontré que les étudiants préfèrent que l’usage des nouvelles technologies dans les cours soit modéré et pas intensif.[13]

C’est autant plus vrai que l’utilisation de ces outils numériques que peut même diminuer son attention en faisant vagabonder son esprit. Par exemple, l’utilisation du smartphone en classe peut faire penser une élève au sms/whatsapp qu’elle n’a pas reçu le matin même, ce qui lui rappellera qu’elle doit changer sa photo de profil facebook, ce qui lui fera penser au bouton qu’elle a sur le nez etc. Au final, elle est alors à des années-lumière de ce qui se passe autour d’elle. Il en est d’ailleurs de même pour toute tentative visant à adapter les enseignements aux intérêts des élèves.[14]

Exit donc les twictées et autres dispositifs farfelus. Si on veut utiliser sérieusement les nouvelles technologies dans une salle de classe, il faut éviter de se demander comment on peut les intégrer dans un cours, mais bien plutôt s’interroger sur la plus-value que celles-ci peuvent apporter à l’enseignement. Et si effectivement un bénéfice se dégage, alors là la technologie prendra la place qui lui est due.

Stevan Miljevic, le 17 mai 2016 pour contrereforme.wordpress.com et lesobservateurs.ch

[1] http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/

[2] John Hattie « Visible Learning, A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement », Routledge, NY, 2009, p.221

[3] John Hattie and Gregory Yates « Visible Learning and the science of how we learn », Routledge, NY, 2014, p.198-199

[4] John Hattie « Visible Learning, A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement », Routledge, NY, 2009, p.227

[5] Nicholas Carr « Internet rend-il bête ? », Robert Laffont, Paris, 2011, p.168

[6] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.71

[7] Ibid p.189 une des études en question : Renaud, Ramsay & Hair « You’ve got Email ! Shall I deal with it now ? » International Journal of Human Computer Interactions, 21, n.3, 2006, p.313-332

[8] http://www.theguardian.com/education/2016/may/11/students-who-use-digital-devices-in-class-perform-worse-in-exams?CMP=share_btn_tw consulté le 14 mai 2016

[9] Nicholas Carr « Internet rend-il bête ? », Robert Laffont, Paris, 2011, p.182. Des exemples d’études menées à ce sujet et référencées par Nicholas Carr : Miall & Dobson « Reading Hypertext and the Experience of Literature », Journal of Digital Information, 2, n.1, 13 août 2001, Niederhauser, Reynolds et al. « The influence of Cognitive Load on Learning from Hypertext », Journal of Educational Computing Research, 23, n.3, 2000, .237-255 et Zhu « Hypermedia Interface Design : The Effects of Number of Links and Granularity of Nodes », Journal of Educational Multimedia and Hypermedia, 8, N.3,1999 p.331-358

[10] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.73

[11] http://www.danielwillingham.com/daniel-willingham-science-and-education-blog/the-brain-in-your-pocket

[12] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.4

[13] De Bruyckere, Kirschner, Hulshof « Urban Myths about Learning and Education », Academic Press, London, 2015 p.136 L’étude dont il est question est Jones & Shao « The net generation and digital natives : implication for higher education », York : Higher Education Academy, 2011

[14] Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, p.64

Enseigner des compétences ou des connaissances?

Un peu partout dans les pays occidentaux, la vision traditionnelle de l’école qui transmet des connaissances a cédé le pas à une nouvelle forme d’apprentissage axé sur les compétences. Le maître qui enseignait des savoirs, c’est désormais terminé. Il doit maintenant céder sa place à un animateur supervisant la construction de compétences par de jeunes apprenants. L’école de grand papa tout juste bonne à remplir des têtes a donc vécu. Place à la formation du futur, celle qui préfère les têtes bien faites aux têtes bien pleines.

Cette (r)évolution est généralement présentée comme l’inéluctable conséquence de l’entrée dans le 21ème siècle, des avancées des sciences de l’éducation et de la psychologie cognitive comme de la démocratisation du savoir et du progrès technologique. Mais au delà des slogans, qu’en est-il réellement ? Les avancées scientifiques réalisées à ce jour et les changements sociétaux survenus justifient-ils vraiment ce renversement spectaculaire ?

Qu’est ce qu’une compétence ?

 Un traitement sérieux de ces questions nécessite, en préalable, une définition claire de ce qu’est une compétence. Mais pour se faire, un premier détour du côté des connaissances est souhaitable. Il existe trois types de connaissances : les connaissances factuelles ou déclaratives (dates, définitions, faits, etc), les connaissances procédurales (manipulations mentales qui doivent être effectuées dans le but de résoudre un problème. Par exemple, la manière d’additionner deux fractions ou alors la série de questions sur l’auteur, la date et la nature du document que doit se poser un élève devant un document historique) et les connaissances contextuelles (celles permettant de savoir quand et pourquoi utiliser telle ou telle procédure en vue de résoudre un problème).

Quand un élève se trouve dans une situation qui demande de mobiliser et d’articuler plusieurs de ces connaissances et qu’il est capable de le faire, alors on dit de lui qu’il est compétent. On peut donc décrire la compétence comme la capacité à mobiliser et articuler diverses connaissances afin de résoudre un problème. Rien de bien nouveau, l’école construit des compétences depuis belle lurette. Dans l’optique traditionnelle, l’apprentissage des connaissances est le premier pas effectué dans le processus d’acquisition de compétences. A ce sujet, la seule question d’intérêt est de savoir à quel moment de la scolarité (obligatoire, secondaire ou tertiaire) doit apparaître telle compétence dans telle branche. Certaines branches activant, en effet, plus tôt que d’autres, la mise en branle d’une compétence dans son intégralité.

Ce qui pose problème aujourd’hui avec l’approche par compétences telle que préconisée est qu’elle découple en grande partie la compétence de l’acquisition des connaissances préalables nécessaires. Puisque les connaissances sont disponibles via la technologie, autant en faire l’impasse et cesser de réserver l’intégralité des compétences à des niveaux ultérieurs. Les compétences pour tous par la multiplication du nombre de situation où l’élève doit effectuer ce travail d’association des informations dès l’école obligatoire en somme. On se focalise uniquement sur la mise en synergie de diverses ressources dans des situations complexes. L’élève n’a plus besoin d’apprendre ces connaissances, il lui suffit d’aller les chercher pour effectuer son travail.

Le fonctionnement du cerveau

 Afin de juger de la pertinence des approches, il faut aussi comprendre comment fonctionne le cerveau. Contrairement à certaines idées préconçues, la mémoire n’est pas simplement un espace de stockage. C’est également le lieu du raisonnement. On distingue deux sortes de mémoire : la mémoire à long terme (MLT) et la mémoire à court terme (MCT). La MLT est responsable du stockage des informations. Elles regroupent celles-ci en petites structures. Si vous y stockez des informations sur les « ours polaires », alors les notions « pelage blanc », « 4 pattes », «  avec des griffes » etc. seront toutes groupées entre elles. Plus on connaît de choses sur un sujet particulier, plus le regroupement qui lui correspond est volumineux. [1]

 De son côté, la MCT est le lieu où le cerveau traite les problèmes. Son rôle consiste à assembler les informations de manière à répondre aux diverses demandes. Une des particularités de la MCT est qu’elle ne peut mobiliser qu’un nombre réduit d’informations (4 à 7 selon les chercheurs) en simultané. Elle ne peut mobiliser qu’un nombre réduit de connaissances acquises et d’informations extérieures supplémentaires en parallèle. Dès qu’elle dépasse ce stade, l’élève est en surcharge cognitive et n’est plus capable de réaliser ce qu’on attend de lui.[2]

Implications du fonctionnement de la mémoire sur les contenus d’apprentissage

Cette présentation sommaire de la manière dont le cerveau opère permet d’apprécier l’importance d’une bonne culture générale. Lorsque la MCT exige de la MLT une restitution de connaissances pour comprendre un texte, traiter un problème ou autre, celles-ci apparaissent sous la forme des blocs dans lesquels elles ont été stockées.[3] Or, chaque regroupement ne compte que pour un élément dans le traitement par la MCT. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, si l’ « ours polaire » est nécessaire, alors il entraine dans son sillage le « pelage blanc », les « 4 pattes » et les « griffes » sans que cela n’alourdisse la charge qui s’exerce sur la mémoire à court terme. Des informations non mémorisées, elles, compteraient chacune pour un élément distinct. Et donc, plus un élève connaît de choses, plus sa capacité de compréhension, d’analyse, d’évaluation ou autre synthèse est élevée. A l’inverse, plus il dépend d’aides extérieures, plus ses facultés d’effectuer les synergies nécessaires entre les informations se restreignent, comme sa capacité à réussir ce qu’il entreprend.

La capacité à assimiler de nouvelles choses est elle aussi mise à mal par le manque de culture générale : dès lors que quelqu’un peine à comprendre une nouveauté, il lui est beaucoup plus difficile de se l’approprier également. Connaître plus et mieux favorise donc l’apprendre à apprendre tant vanté dans le milieu éducatif.[4]

L’approche par compétences ne semble pas en mesure de combler ces lacunes. Si la répétition de situations dans lesquelles la MCT est impliquée à plein régime permettait d’élever le nombre d’informations traitables en simultané, alors une entrée par les compétences pourrait se justifier. Or il n’en est rien: la capacité de travail de la mémoire à court terme ne bouge pas d’un iota. On peut traiter autant de problèmes que l’on veut, la limite reste toujours située entre 4 et 7 éléments.

De plus, il convient également de signaler que le transfert d’une compétence comme d’une connaissance d’un domaine à un autre est loin d’être aisé.[5] Et que donc il n’est pas non plus certain que la multiplication de ce genre de tâches dans le cadre scolaire puisse être rentable dans d’autres situations de la vie courante.

 Ce qu’en disent les études empiriques

 On pourrait cependant imaginer que le travail par compétence peut s’avérer payant non pas dans l’augmentation des facultés de la MCT mais qualitativement, dans sa manière de réaliser les synergies nécessaires. La meilleure manière d’éprouver cette hypothèse est de consulter les études empiriques menées sur le terrain. L’étude PISA est à ce titre d’un intérêt certain, puisqu’elle se veut justement une étude mesurant des compétences et non des connaissances. Or les pays qui trustent les premières places (pays asiatiques) n’ont pas de plans d’étude axés compétences. D’ailleurs, à une exception près (qui s’explique par d’autres raisons), la majeure partie des pays où les approches par compétence ont été instaurées n’obtiennent pas des résultats faramineux. L’exemple le plus parlant est vraisemblablement les Etats-Unis dont les écoles forment massivement à cette approche et dont les résultats sont faibles.

Plus encore, partout où les approches par compétence ont été introduites, Tous les tests empiriques effectués constatent une baisse des résultats. De la Genève de la fin du 20ème siècle au Québec de ces dernières années[6] en passant par les comparaisons inter-écoles américaines[7], tous sont unanimes. Non seulement les curriculums orientés connaissances sont plus précis et donc plus efficaces[8], mais même dans ceux prônant des approches compétences, un travail explicite remplaçant l’apprentissage implicite d’une compétence par la transmission d’une connaissance procédurale est supérieur : au lieu de laisser l’élève se dépatouiller seul, on peut en effet travailler la synergie des informations nécessaire dans une tâche complexe sous la forme d’une connaissance procédurale à acquérir. Il peut, par exemple, s’agir d’enseigner à l’élève les questions à se poser pour résoudre son problème.[9] En bref, dans tous les cas, les connaissances l’emportent sur les compétences.

Le progrès a-t-il quelque chose à voir là dedans ?

 En faisant exception de ce qui a été dit jusque là, affirmer qu’une approche par compétences est inéluctable au 21ème siècle exige trois postulats de base : 1) Les gens ont accès à une multitude de sources d’information. Il est indiscutable. 2) Non seulement les individus possèdent cette multitude de choix, mais ils en font usage. A ce niveau ça se gâte : le 20ème siècle nous a déjà prouvé au travers de la pluralité des journaux existants ou des chaines de télévision que cela n’était pas le cas, que nombreux sont ceux qui utilisent cette pluralité pour se divertir, mais que la grande majorité ne s’en sert pas pour faire travailler les hautes fonctions cognitives du cerveau. Le raisonnement le plus courant consiste à se simplifier la vie. D’ailleurs, les cognitivistes sont d’accord sur le fait que notre cerveau n’est pas conçu pour réfléchir mais pour éviter de le faire.[10] 3) La complexité va être de plus en plus incontournable pour tout un chacun. Rien, à part la science fiction, ne permet d’étayer cette affirmation. Surtout si on peut transformer ces compétences sous forme de procédures, alors la technologie pourrait elle-même, à la longue, les réaliser. Mais nous n’en sommes pas là. Et, comme vu précédemment, la meilleure manière d’y répondre n’est en tout cas pas celle prônée actuellement.

Une approche réellement novatrice ?

 

Il convient enfin de battre en brèche un dernier argument, celui de la nouveauté. En fait, les approches par compétences ont déjà été tentées aux USA dans les années 20 et les années 50[11] avant de réapparaître dans les 90’s. L’URSS également a testé cette approche aux alentours de 1920[12]. Et, à ma connaissance, il est fort probable que déjà durant la période de la révolution industrielle, ce genre d’expériences a été tenté en Allemagne[13]. Etonnamment, ces manières de faire l’école ont toutes été abandonnées. Il serait peut-être temps de se demander sérieusement pourquoi. Et d’arrêter d’invoquer la science et le progrès pour justifier tout et n’importe quoi !

Stevan Miljevic, le 12 novembre 2015 pour lesObservateurs.ch et Les Cahiers de l'Indépendance N.14 (à paraître)

[1] Mario Richard et Steve Bissonnette « Les sciences cognitives et l’enseignement » in Gauthier, Tardiff, « La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours », 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.240-241

[2] Hattie et Yates « Visible Learning and the science of how we learn », Routledge, NY, 2013, p.146-151

[3] Mario Richard et Steve Bissonnette « Les sciences cognitives et l’enseignement » in Gauthier, Tardiff, « La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours », 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.241

[4] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », la Librairie des Ecoles, Paris, 2009, p.42-47

[5] Ibid p.97 à 102

[6] http://www.actualites.uqam.ca/2014/reforme-scolaire-plus-de-lacunes-en-maths

ou http://www.libreexpressionquebec.qc.ca/Societe/ReformeEducative-ULConteste.htm

[7] Voir par exemple Christopher Jencks « What’s Behind the Drop in Test Scores ? », Working Papers for a New Society 6 (juillet-août 1978) p29-41 cité par E.D.Hirsch Jr, « The Making of Americans , Democracy and our schools », Yale University Press, New Haven and London, 2009, p.28-29. L’œuvre entière de Hirsch va dans ce sens.

[8] Bissonnette, Richard, Gauthier « Comment enseigne-t-on dans les écoles efficaces ? », PUL, Laval, 2006, p.93-95

[9] Voir dans le classement établi par John Hattie, la supériorité nette du Problem solving teaching sur le Problem based learning http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ ainsi que Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn », Routledge, London and New York, 2014, p.72-79 ou https://drive.google.com/file/d/0B9acqT9DN0pjMzdmODRhMzQtY2Q4My00ZWY3LTg0YjAtNTExMTFmNTA2MTNm/view

[10] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », la Librairie des Ecoles, Paris, 2009, p.4

[11] http://lexiconic.net/pedagogy/diane.pdf

[12] http://www.lesobservateurs.ch/2014/09/14/heures-gloire-du-constructivisme-educatif-lurss-annees-20/

[13] Voir dans Theo Dietrich, "La pédagogie socialiste, fondements et conceptions", François Maspero, 1973 la partie concernant le pédagogue Kerschensteiner et https://fr.wikipedia.org/wiki/Georg_Kerschensteiner

La situation-problème: inefficace et même nuisible

L'apprentissage par problème (ou situation-problème) est une pratique promue dans le monde de la formation pédagogique helvétique (et pas uniquement). Pour ceux qui ne sauraient pas de quoi l'on parle, il s'agit de faire travailler les élèves en équipe afin de résoudre un problème pour lequel ils n'ont reçu aucune formation particulière. Ils s'agit donc pour eux de découvrir par eux-mêmes les notions nouvelles nécessaires à la réalisation de cette tâche. Dans ce schéma, l'enseignant n'agit qu'en tant que facilitateur et ne doit pas dévoiler les règles sous-jacentes.

Les promoteurs de ce genre de pratiques avancent qu'en procédant de la sorte on permet aux élèves de faire de réels apprentissages en les plaçant au coeur du processus d'apprentissage et qu'en sollicitant l'engagement des élèves, on les implique davantage dans l'apprentissage. Tout cela est bien joli, mais dans la pratique, qu'en est-il?

Tout d'abord, concernant la mise au travail en groupe: répétons-le une fois encore, même un travail de groupe bien maîtrisé du point de vue disciplinaire génère des nuisances sonores, nuisances qui contribuent à alourdir la charge cognitive sur la mémoire de travail des élèves et donc à parasiter leur capacité de raisonnement. Ca, c'est pour le meilleur des cas, celui où l'ensemble des élèves s'implique dans le travail du groupe. Cette configuration est malheureusement plutôt l'exception que la règle au niveau de l'école obligatoire.

Mais bon, admettons un instant la situation idéale où chacun s'implique à fond, histoire de voir si le raisonnement peut se tenir. L'idée sous-jacente au travail de groupe est le conflit socio-cognitif: l'élève exprime son opinion, la confronte avec celle d'autrui et, par ajustement successif bonifie son raisonnement. Tout cela est bien joli mais ne tient pas compte de plusieurs autres éléments importants, à savoir l'opinion que l'élève a de lui-même et celle qu'il a de son/ses partenaires de travail et s'il a un vécu l'ayant rendu plutôt introverti ou extraverti notamment. Si l'élève est du genre à exprimer devant tout le monde ce qu'il pense, alors le fait de devoir proposer son opinion ne le dérange pas le moins du monde. Ce n'est par contre pas le cas de l'élève qui a l'habitude de se taire et ne parle que peu. Pour lui, cet exercice aura plus la forme de la torture qu'autre chose s'il rentre dans le concept et exprime véritablement sa pensée. D'un autre côté, un élève qui n'a pas une bonne opinion de lui-même risque également de ne pas participer à la discussion. Ou, s'il le fait, à très vite effacer son opinion devant celle de quelqu'un d'autre plus sûr de lui et ce même s'il a raison. Enfin, les relations des élèves entre eux ne sont pas neutres: elles sont marquées de relations hiérarchiques en terme de popularité par exemple. Si donc un élève plutôt discret se retrouve en face de monsieur populaire, aura-il le culot de lui tenir tête jusqu'à la fin? Ou finira-t-il par baster, monsieur populaire ayant, de par son statut social une sorte d'argument d'autorité? On peut utiliser ce même schéma avec un élève plutôt faible qui travaille avec un intello, le second bénéficiant, dans le contexte scolaire, d'un argument d'autorité certain. Alors certes, l'argument d'autorité est certainement le plus faible de ceux qui puissent être invoqués dans un débat, mais ça, de nombreuses personnes adultes ne le savent pas. Il n'y a qu'à voir avec quelle attention sont écoutés certains experts même s'ils racontent n'importe quoi. Dans ce contexte, penser que les enfants/adolescents arrivent sans problème à le faire relève de la naïveté la plus absolue.

Certes, la situation peut bien désavouer celui qui a réussi à imposer son opinion. Mais est-ce pour autant que l'opinion d'autrui va pouvoir émerger? Ce n'est pas certain, loin s'en faut. Le meneur pourra toujours exprimer une autre opinion, peut-être aussi fausse que la première, et ainsi de suite sans que l'élève le plus en retrait ne puisse, lui, formuler sa propre idée et qu'elle soit écoutée. Il est tout aussi probable que si untel, pourtant considéré si fort dans la branche étudiée par ses pairs n'y arrive pas, alors les autres membres de son groupe se décourageront encore plus vite. Pensez donc, le meilleur n'y arrive pas, comment y arriverai-je?

Au final donc, même en partant du principe que les élèves s'impliquent dans la démarche, que les conditions extérieures ne les dérangent pas, leur tempérament et les relations qu'ils entretiennent entre eux peuvent passablement parasiter l'échange et empêcher que ne se produise le conflit socio-cognitif. Il faut donc admettre qu'il faut beaucoup de si pour en arriver à la situation où l'échange entre élèves autour d'une situation complexe puisse s'avérer fructueux. Et il n'est question là que de la dynamique au sein du groupe.

Il est bien entendu tout à fait possible d'éviter une bonne part de ces désagréments en attribuant à chaque élève un rôle dans le groupe. Mais alors, dans ce cas, c'est l'intégralité de la situation qui est modifiée: il n'est dès lors plus question de conflit socio-cognitif puisque chaque élève ne fait pas la même chose. Se pose alors un autre problème, celui de l'égalité des objectifs à atteindre: un élève qui fait du travail d'analyse ne travaille pas les mêmes compétences que celui qui est chargé de rédiger le rapport final.

Il faut ensuite se pencher sur la conception de la situation problématique elle-même. Réussir à construire une situation suffisamment proche de ce que savent les élèves pour qu'ils puissent arriver à la résoudre tout en étant suffisamment éloignée pour qu'ils doivent engager tout un processus de recherche est extrêmement difficile. Cela demande une excellente connaissance de ce que savent les élèves au préalable et de ce qu'ils sont capables de faire. Sans quoi la difficulté fixée sera trop élevée pour qu'ils puissent la surmonter. L'effet inverse est tout aussi possible: la situation peut aussi être trop simple et les élèves ne pas atteindre le stade nécessaire pour que fonctionne ce conflit socio-cognitif. Dans tous les cas, cet exercice est extrêmement périlleux puisque, en définitive, même si l'enseignant connait plutôt bien ses élèves, il ne peut pas être sûr de ce qu'il a vu ou non à côté des heures de classe par exemple. Et même dans ce qu'il a donné au préalable, il ne peut être certain d'une parfaite acquisition de ces savoirs. Si tel était le cas, les moyennes aux examens atteindraient des sommets.

Si donc la mise au travail en groupe pose problème, que la situation-problème elle-même pose problème, il faut reconnaître que le travail de facilitation que doit exercer l'enseignant est tout aussi problématique. Il lui faut en effet trouver des astuces permettant aux élèves d'avancer lorsqu'ils sont bloqués sans leur donner les clés du problème. Une nouvelle fois, l'équilibre à atteindre est fort subtil et je peux affirmer que légions sont les enseignants qui se sont retrouvé à tenter de multiples formes de facilitation devant des élèves éberlués qui n'y comprenaient juste rien.

Autre obstacle de taille: celui des élèves trop faibles et trop peu sûrs d'eux pour se lancer dans cette démarche. Il faut être cohérent, certains élèves n'ont tout simplement pas les capacités nécessaires pour surmonter de telles épreuves et doivent être guidés étape par étape pour arriver au résultat final. Ces élèves-là sont plus nombreux qu'on ne le pense et pour eux, ce genre de pratiques sont purement criminelles puisqu'elles ne font que contribuer à ternir l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur capacité dans telle ou telle matière. On voudrait enfoncer les plus faibles qu'on ne s'y prendrait pas autrement.

Il n'y a donc pas un seul instant où le processus de mise au travail par situation complexe ne se heurte à une avalanche de difficultés. Difficultés auxquelles on peut encore ajouter l'aspect chronophage de la chose: procéder de la sorte demande beaucoup de temps, temps qui ne sera bien entendu pas consacré à faire autre chose. Il faudra donc faire des sacrifices et ce pour un résultat bien loin d'être acquis comme le confirme la méga-analyse de référence de John Hattie: l'enseignement par situation problème obtient un des plus faibles niveau de résultat (effet d'ampleur de 0.15 soit tout juste plus efficace que le fait pour un élève de ... faire un régime! (0.12) Ne riez pas c'est très sérieux!) de tout ce que Hattie a pu tester (1).

En conclusion, ce genre de pratiques ridicules doivent être remises à leur juste place. Qu'à l'université, avec des étudiants qui ont déjà atteint un certain niveau d'expertise on procède par situation problème, cela peut éventuellement se justifier. En revanche, au niveau de l'école obligatoire, ce genre de pratiques risquent de faire bien plus de mal qu'autre chose...Tout au plus est-ce admissible pour occuper les plus forts de la classe qui ont fini bien avant les autres ce qu'ils avaient à faire. Et encore...

Stevan Miljevic, le 25 février 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

 

(1) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/