Pendant que la Crimée entendait des bruits de bottes, Berne entendait des combats de coqs. Ayant fait jadis deux brèves missions pour l’OSCE, je peux témoigner ici que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe est bien une basse-cour d’oies, de dindes, et de chapons.
C’était il y a une quinzaine d’années, quand l’Organisation se chargeait de rétablir la concorde entre Bosniaques… et surtout de surveiller les élections. Ce que j’ai vu en un mois serait, dans toute autre structure, motif de mise à pied, dépôt de bilan, voire mise en taule. Soyons plus précis…
Je ne peux lire qui je suis
Même quinze ans après, il y a des détails qu’on n’oublie pas ; l’affaire des passeports, par exemple. L’Organisation avait fait imprimer de nouveaux passeports, pour tous les citoyens de ce nouvel Etat de l’ex-Yougoslavie. Un Etat pour trois communautés principales : les Serbes, les Croates, et ceux que – faute de mieux – on appelait les Bosniaques, pour ne pas dire « Musulmans ». Ou plutôt, un Etat et demi, car les zones proches de la Serbie avaient une administration propre – la Republika Srpska – dont Belgrade ne voulait pas. Bref, ces Srpskiens étaient des sujets de la Bosnie contre leur gré, un peu comme les habitants de Crimée sont sujets tantôt de la Russie, tantôt de l’Ukraine, sans jamais trouver leur place. Mais revenons à l’affaire des passeports… imprimés en Allemagne, en caractères latins pour les uns, cyrilliques, pour les autres. Encore fallait-il savoir qui étaient « les uns » et « les autres » ; et ce qui devait arriver arriva… les Serbes eurent un passeport en lettres latines, les Croates et les Bosniaques, en cyrillique. Non, ce n’était pas de propos délibéré pour « l’ouverture à l’autre » par le « métissage culturel », comme dans le cas des nouvelles plaques de voiture, qui brouillaient les cartes sans indiquer le lieu de résidence. C’était – bien malencontreusement - un couac ordinaire de l’incurie ordinaire ! J’admets que je n’ai pas vu la chose de mes propres yeux… c’était un bruit de couloir, mais plus qu’une simple rumeur : un précédent souvent rappelé par les délégués les plus sceptiques, quand ils n’en pouvaient plus de subir la loi de l’absurde. Car il y a bien d’autres exemples, dont j’ai été moi-même témoin.
Faux au micron près
Dans un bourg charmant mais perdu, notre chef local était un colonel d’Europe du Nord, obsédé par la lecture des cartes militaires. Certes, donner sa position au mètre près est vital lors d’une opération commando, quand on doit être repêché par un hélicoptère. Mais la marotte dudit chef l’empêchait de lever le nez et de regarder la ville dans sa réalité. Le stade où nous devions courir en cas d’alerte n’était pas celui en face de notre fenêtre, comme il le croyait et nous l’avait dit, mais celui à l’autre bout de la ville : nous connaissions donc au mètre près… la mauvaise position. Jusqu’ici, on reste dans les petits couacs pittoresques, même s’ils peuvent causer des désastres majeurs : passons aux questions de fond, moins spectaculaires mais plus troublantes quant à la cohérence de l’ensemble.
Faire on ne sait quoi mais bien
Nous étions dans ce pays des Balkans pour veiller au bon déroulement des élections, et surtout prévenir les fraudes. On pourrait penser que, pour mener à bien ses tâches dans un tel contexte, chaque agent de l’Organisation a besoin de savoir à quoi il doit veiller en priorité, comment s’articulent les diverses étapes… bref, doit connaître les principaux scénarios des fraudes possibles. Or, non seulement on n’en parla jamais, mais on nous fit apprendre par cœur de simples nomenclatures de matériel, dont parfois nous ne comprenions même pas le sens. J’ai mis plusieurs jours à saisir ce qu’était un « tamper-evident bag », mais nombre de mes collègues ne se sont même jamais posé la question (c’est un sac d’urne dont le viol est visible). Le pire, toutefois, c’était l’état d’esprit…
Tout un pays dans la cour des petits
Comme dans toute organisation politique à court d’idées mais en quête de légitimité, la hiérarchie se donnait un coup de jeune par… le jeunisme, bien sûr. On se méfiait des délégués expérimentés, aussitôt mis sur la touche : je me rappelle, en particulier, un vieil Anglais, prof de sociologie et militant de la réforme électorale… quel mobbing n’a-t-il pas subi. Un Italien, dans la force de l’âge, a d’emblée été mis sous les ordres d’un boy-scout de vingt ans, mis à la tête de toute une ville (pour ce qui est de l’équipe de l’Organisation). Un militaire canadien, si je me rappelle bien, à la grande expérience de terrain, se faisait faire la leçon par des blancs-becs dont l’horizon s’arrêtait aux bords de leur check-list. C’était le règne de ce qu’on appelle les « humanitarian cow-boys », plutôt sympathiques, mais dont le plus gros défaut – hier comme aujourd’hui - n’a pas encore été décrit : ils pensent tant à leur prochaine mission… comment la décrocher… en faisant la cour à qui… qu’ils n’ont jamais vraiment l’esprit à leur mission présente, déjà hors de leur radar.
L’Organisation à inverser le temps
Venons-en enfin au sommet de l’absurde… celui du « briefing » : dans les agences humanitaires comme dans toute grande boîte, on met les agents au courant de leur mission lors d’une réunion appelée « briefing », et les maisons les plus scrupuleuses ajoutent même un « debriefing » en fin de course. Curiosité sans précédent : l’ambassadeur américain à la tête de l’opération de l’Organisation en Bosnie était absent du pays quand nous sommes arrivés. Pas de problème… nous avons eu droit au « briefing » non le jour de notre arrivée, mais celui du retour, à l’aéroport, juste avant de prendre l’avion pour rentrer au bercail… et juste après avoir reçu notre solde de la main à la main (en « deutsche mark », si je me souviens bien). Ça ne s’invente pas… ça ne s’oublie pas.
Des politiques qui font un bien fou
Alors, on dit qu’un président d’une confédération helvétique est devenu président d’une organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Si nous parlons bien de la même organisation, merci de prévenir ledit président qu’il est celui d’une nef de fous. A moins que la planète entière soit un « remake » de Hellzapoppin : nous sommes guidés par des étoiles… que veut la nef de plus ?
Boris Engelson, 22 mars 2014
Cher Boris, merci ! La lecture du seul titre de votre article m’a indiqué que j’allais entrer dans le connu. Son contenu n’a pas démenti. Tout ce que vous relatez m’a rappelé des souvenirs précis, et ils me submergent. Comment résumer ? Pendant 28 ans j’ai travaillé dans une entreprise que je considère aujourd’hui, vingt ans après, comme un asile de fous. Je dirais même, un microcosme soviétique ! L’inventaire sur lequel je suis fondé d’affirmer cela est vaste. Mais, ici comme ailleurs, l’incurie est indissociable de la vanité et de l’opportunisme. Rien de neuf sous le soleil, on donne des chevaux à des esclaves et des princes vont à pied. Merci donc pour votre témoignage. Il est alarmant, mais aussi réconfortant.