Il l’a dit et répété au fil de nombreux entretiens, Clint Eastwood tournera des films aussi longtemps qu’il le pourra, résumant ainsi son éthique de cinéaste : « On ne lâche pas, on continue à faire de bons films jusqu’à la fin, même sur une chaise roulante et avec un masque à oxygène ! » Mais, à désormais 94 ans, on ne peut s’empêcher de se demander, à chacun de ses nouveaux films, s’il ne s’agira pas du dernier. D’autant que les quelques photos publiées depuis cet été, le montrant presque méconnaissable en vieillard sérieusement voûté, en témoignent : physiquement, l’inspecteur Harry a beaucoup perdu de sa superbe. Un temps, on a craint que sa filmographie ne s’achève sur Cry Macho, sorti en 2021, film gentillet où Eastwood brossait de manière un peu complaisante un personnage de papy encore séducteur ; sans doute lui-même s’est-il dit qu’il serait dommage de finir sur une note aussi faible et s’est-il mis en quête d’un scénario plus digne de sa splendeur passée.
Si en revanche c’était Juré n° 2 qui devait bel et bien mettre le point final à cette filmographie d’une exceptionnelle richesse, ce serait ce qui s’appelle finir en beauté – bien que, curieusement, le studio Warner, partenaire historique d’Eastwood, semble ne pas croire au film, le sortant presque à la sauvette aux États-Unis, après avoir été tenté par une sortie directe sur une plate-forme…
Signe que le cinéaste reste, en dépit de son âge, capable de prendre des risques, le scénario n’est pas l’œuvre d’un auteur chevronné mais d’un débutant nommé Jonathan Abrams. Il impressionne pourtant par sa maîtrise, sa richesse et la façon dont le scénariste tisse avec subtilité les fils de la toile d’araignée dans laquelle le protagoniste principal du récit se trouve de plus en plus englué.
Incarné par Nicholas Hoult, un acteur britannique vu dans Mad Max, Fury Road, dans la franchise X-Men mais aussi dans le rôle de Tolkien, Justin Kemp est un homme apparemment sans histoire, qui se trouve désigné par tirage au sort pour figurer dans le jury d’un procès criminel. Il s’agit de juger un homme, James Sythe (Gabriel Basso), accusé d’avoir tué, après une dispute violente dans un bar, sa petite amie, dont le corps a été retrouvé en contrebas d’une route. Malgré ses antécédents judiciaires chargés, l’homme réfute fermement l’accusation. À juste raison : car tandis que Justin Kemp, au fil des débats, découvre l’affaire qu’il est amené à juger, il se rend compte que ce pourrait bien être lui qui a causé la mort de la jeune femme, percutant avec sa voiture, à l’endroit même de son décès, sous une pluie battante, quelque chose qu’il avait imaginé être un cerf…
Après avoir consulté un ami avocat (Kiefer Sutherland), Kemp, ancien alcoolique qui a remonté la pente, comprend vite que, s’il se dénonce, il ne pourra jamais faire croire qu’il était sobre ce soir-là. Reste alors à tenter de convaincre les autres jurés, alors que tout accable l’accusé, que l’enquête a été bâclée, ce à quoi concourt un autre juré, ancien policier (toujours impeccable J. K. Simmons) qui ne peut pas s’empêcher de refaire l’enquête. Mais tous ne veulent pas se laisser convaincre, l’avocate générale (Toni Collette) joue son élection au poste de procureur sur cette condamnation et Kemp lui-même finit par comprendre que, s’il obtient l’acquittement de Sythe, il ne fera que repousser le problème, la justice ayant besoin d’un coupable. Dès lors, pourquoi ne pas laisser condamner Sythe, individu peu recommandable, plutôt que de gâcher sa propre existence, à la veille d’avoir un premier enfant tant désiré ?
L’ultime incarnation du classicisme hollywoodien
On le voit, le scénario de Juré n° 2, en forme de dilemme cornélien, est riche d’implications morales et de réflexions puissantes sur la justice, la vérité, la responsabilité et la rédemption. Mais nul mieux que Clint Eastwood n’aurait su le mettre en valeur, tant son impeccable classicisme tout de sobriété, sa mise en scène d’une parfaite discrétion et sa direction d’acteurs tout en retenue savent nous faire réfléchir sans didactisme et nous émouvoir sans jamais hausser le ton. Du cinéma à l’ancienne, dira-t-on : certes, mais c’est justement avec une admiration un peu mélancolique que l’on constate qu’après Eastwood, on n’est pas bien sûr que beaucoup de cinéastes s’avèrent capables de filmer comme cela, avec cette puissance dénuée d’esbroufe, cette complexité qui n’a jamais l’air d’y toucher, cette sensibilité qui se masque derrière la pudeur du silence.
À vrai dire, rien ne prédestinait Eastwood à devenir l’ultime incarnation du classicisme hollywoodien. On sait que malgré un physique avantageux, Clint, né à San Francisco en 1930, a connu des débuts laborieux.
Durant la première décennie de sa carrière d’acteur, son rôle le plus marquant est celui d’un cow-boy dans une série télévisée, Rawhide . Mais il lui faudra, pour gagner enfin la reconnaissance, faire un détour par l’Europe et un genre décrié : le western-spaghetti. Tournée sous la direction de Sergio Leone, la “trilogie du dollar” (Pour une poignée de dollars, 1964 ; Et pour quelques dollars de plus, 1965 ; le Bon, la Brute et le Truand, 1966) aurait pu enfermer Eastwood dans la série B et le stéréotype : au contraire, les trois films affirment son intelligence d’acteur, sa capacité à se saisir d’un personnage sommaire pour en faire une figure iconique, inoubliable. Revenu aux États-Unis, Eastwood alterne films de pur divertissement (Quand les aigles attaquent, 1968 ; De l’or pour les braves, 1970) et rôles plus complexes : le cow-boy placé face à la question de la justice et de la vengeance (Pendez-les haut et court de Ted Post, 1968) ou le soldat martyrisé par un gynécée qui le traite en homme-objet dans les Proies (de Don Siegel, 1971). C’est ce même Don Siegel qui lui donnera la chance de créer un autre personnage iconique dans l’Inspecteur Harry (1971), un flic expéditif qui vaudra à Eastwood une persistante réputation de fasciste mais qu’il a là encore l’intelligence de ne pas enfermer dans la caricature en le dotant d’une constante ambiguïté, au fil des quatre suites de ce film à succès.
Un cinéaste qui se sent comme un anachronisme vivant
Année décisive, 1971 est aussi celle où Eastwood passe derrière la caméra, avec Un frisson dans la nuit. Là encore, l’acteur, qui, sur tous les plateaux où il est passé a soigneusement observé les metteurs en scène au travail et en a pris de la graine, étonne : d’abord, par la parfaite maîtrise de ce coup d’essai, qu’on dirait l’œuvre d’un vieux briscard et qui frappe par sa liberté de ton ; ensuite en rompant avec son image de macho en se donnant le rôle d’un homme harcelé par une hystérique homicide. Suit l’Homme des hautes plaines (1973), western encore sous l’influence baroque de Leone, mais qu’Eastwood mâtine d’un curieux mysticisme, comme il le fera encore plus tard dans Pale Rider (1985) ; occasion de dérouter avec un scénario qui dénonce le mythe de l’homme providentiel, remède souvent pire que le mal : tout au long de sa carrière, Eastwood va remettre en question le statut du héros, auquel il va restituer une complexité bien venue, riche d’ambiguïtés.
En 1973 toujours, il surprend plus encore en réalisant Breezy, un mélodrame sentimental dans lequel il ne joue pas. Avec cet amour improbable entre un quinquagénaire égoïste (William Holden) et une hippie de 17 ans (Kay Lenz), Eastwood fait vibrer les cordes d’une délicate émotion en contant la renaissance d’un homme qui croyait ne plus rien devoir attendre de l’existence : première occasion, surprenante de la part d’un jeune quadragénaire, d’aborder un thème qui va prendre de plus en plus en plus de place dans son œuvre : celui du vieillissement. Sans doute parce que le décollage tardif de sa carrière l’a sensibilisé très vite à la question du temps qui reste, sans doute parce que la mort inattendue de son père, décédé à 64 ans d’une crise cardiaque en juillet 1970, va accentuer cette angoisse, sans doute aussi parce que, pour une raison mystérieuse, Eastwood, par les valeurs traditionnelles auxquelles il est attaché, se sent comme étranger à son époque et une sorte d’anachronisme vivant dans l’Hollywood de son temps quand lui se sent plus d’affinités avec le cinéma de Ford, de Walsh ou de Hawks qu’avec ses contemporains du Nouvel Hollywood, les Coppola, Scorcese ou autres Cimino : toujours est-il que son cinéma, de plus en plus fréquemment, va mettre en scène des personnages en bout de course, décalés avec une époque qu’ils ne comprennent pas ou en réaction ouverte contre elle : c’est le cow-boy de cirque de Bronco Billy (1980), inadapté social qui vit dans un monde fantasmé où les valeurs pionnières de l’Ouest ont encore cours ; c’est le chanteur de country tuberculeux de Honkytonk Man (1982), l’une des meilleures compositions de l’acteur et l’un de ses chefs-d’œuvre comme réalisateur ; ce seront les Space Cowboys (2000), papys de l’espace appelés au secours par une industrie spatiale où l’esprit technocratique a étouffé l’esprit d’aventure ; ce sera aussi le vieillard atrabilaire de Gran Torino (2009), dernière grande composition d’Eastwood en ronchon misanthrope, rongé par une culpabilité dont il fait payer le poids à son entourage et qui va trouver malgré tout dans les malheurs d’un jeune voisin l’occasion d’un rachat spectaculaire.
Sans jamais avoir écrit de scénario, il a bâti un univers d’une grande cohérence
Comme beaucoup de grands cinéastes, Eastwood n’a jamais signé un scénario : mais, du moins pour les grandes réussites d’une œuvre inégale (dans la quarantaine de films qu’il a signés, il n’y a pas que des chefs-d’œuvre), il a su s’approprier ceux qu’on lui proposait pour les intégrer à la cohérence d’un univers qui lui appartient en propre.
Dans cet univers, la violence occupe une place importante, et pas seulement parce que les genres de prédilection du cinéaste, western ou polar, la présupposent. Mais aussi parce que l’apparente simplicité d’Eastwood, son côté cow-boy sûr de lui et droit dans ses bottes, cache une noirceur qui perce de temps à autre dans ses entretiens : « Je suis obligé de vivre avec moi-même tout le temps, confiait-il ainsi un jour, et la familiarité engendre le mépris. » De Josey Wales hors-la-loi (1976), western atypique qui est l’un de ses chefs-d’œuvre, à Impitoyable (1992), autre western désenchanté, de Chasseur blanc, cœur noir (1990), autoportrait biaisé en cinéaste égoïste, à Un monde parfait (1993), récit bouleversant de la complicité d’un gangster en cavale (Kevin Costner) avec le gamin qui lui sert d’otage, de ce chef-d’œuvre absolu qu’est Mystic River (2003) à American Sniper (2014), la violence est partout chez Eastwood, donc, mais jamais pour la magnifier. Si les premiers films d’Eastwood acteur embrassent la mode de l’époque d’une violence “ludique”, où le héros accumule les cadavres sans état d’âme, chez Eastwood cinéaste, la violence, bien que parfois légitime, est toujours un enfermement, un cercle infernal qui abîme et détruit, et pas seulement les corps : ainsi des trois personnages de Mystic River , à jamais prisonniers d’une violence subie par l’un d’entre eux lorsqu’ils étaient enfants ; ainsi de celui d’Un monde parfait, évadé du pénitencier mais à jamais enfermé dans une logique de violence héritée d’un père brutal ; ainsi de celui de Gran Torino, qui ne se pardonne pas ce qu’il a eu à faire pendant la guerre et qui va inventer un moyen sacrificiel de mettre fin au cycle mimétique de la violence.
Creusant le thème du héros, souvent ambigu (de l’inspecteur Harry, violent par répulsion au triomphe de la violence, au tireur d’élite sans état d’âme d’American Sniper), parfois méconnu (Sully, 2016, le Cas Richard Jewell, 2019), parfois inexistant (Mémoires de nos pères, 2006) ; capable de pas de côté tels que le splendide mélodrame amoureux Sur la route de Madison (1995) ou l’Échange (2008), poignant combat d’une mère (Angelina Jolie dans son meilleur rôle) pour retrouver son fils disparu ; passant d’un fascinant chef-d’œuvre sur la transmission et la culpabilité (Million Dollar Baby, 2004) à un film de guerre tourné du point de vue japonais (Lettres d’Iwo Jima, 2007) : l’œuvre d’Eastwood apparaît aujourd’hui d’une richesse et d’une diversité incommensurables.
S’il faut y chercher une unité, on la trouvera dans le style, ce style d’une pudeur, d’une discrétion et d’une sobriété constantes, pour lequel « le grand art, c’est la simplicité ». Et dans le ton, celui d’un homme qui a toujours voulu rester maître de son destin et dont toute l’œuvre témoigne d’un souci d’indépendance inébranlable qui lui permet d’affirmer fièrement : « J’ai construit ma cabane. Lentement, à l’écart, en restant fidèle à mes principes. J’avance à mon rythme, personne ne me gouverne. »
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