Charles Sapin : « En Europe, la “diabolisation” des partis nationalistes n’accroche plus »

 

Alors qu'approchent les élections européennes, le journaliste du Point a entrepris d'enquêter dans les pays où les formations dites nationalistes ou populistes ont le vent en poupe. De l'Italie aux Pays-Bas, de la Suède à l'Espagne en passant par la Finlande ou l'Allemagne, partout un même constat s'impose : les partis qui méconnaissent volontairement les effets de l'immigration sont sanctionnés dans les urnes. Entretien paru dans le Figaro Magazine.

— Emmanuel Macron semble jouer la stratégie de la peur. Il y a cinq ans, il évoquait «la lèpre populiste» tandis qu'il pointe aujourd'hui les liens supposés entre le RN et Vladimir Poutine. Est-ce pertinent ?

Charles Sapin.— La stratégie présidentielle est limpide. En retard d'une dizaine de points sur la liste RN , les candidats d'Emmanuel Macron misent sur un récit sensationnel pour inverser la tendance : grimer leurs adversaires en « ennemis de l'intérieur », c'est-à-dire en agents de Vladimir Poutine. Tout en misant sur l'« effet drapeau » que pourrait susciter la préoccupante dégradation de la situation ukrainienne [pour Kiev]. Mais il y a une limite. Ce qui peut paraître tactiquement habile peut se révéler délétère d'un point de vue stratégique. Lors de mon tour d'Europe, un constat m'a marqué. Que ce soit en Italie, aux Pays-Bas, en Suède et même dans une certaine mesure en Allemagne, la « diabolisation » n'accroche plus. Les tentatives d'assimiler les partis nationalistes aux totalitarismes du XXe siècle, les procès en filiations historiques surannées sonnent creux. Comme de vieux tubes qu'on n'écoute plus à force de les avoir trop entendus…

Cette « stratégie de la peur », pour reprendre vos mots, a fini par devenir un carburant pour les forces nationalistes qu'elle pensait combattre. Elles légitiment ces dernières en forces « antisystème », alors qu'elles appartiennent le plus souvent depuis des années à ce système. Elle finit par les installer, de fait, en seule alternance véritable. L'exemple des nationalistes suédois est éloquent. Fondé en 1988 par d'authentiques néonazis, le parti a rompu et renié ses origines dans les années 2000. Il a continué malgré tout d'être ostracisé, exclu du jeu démocratique. Jusqu'à se voir sacré aux dernières élections. Puisque étant le seul à ne pas avoir de responsabilité dans la situation migratoire catastrophique du pays et l'effondrement de son système social.

— La vague nationaliste n'est-elle pas le remplacement d'une droite par une autre ? Soit la victoire de la droite populaire et souverainiste sur la droite libérale et centriste ?

—  D'une certaine manière, oui. L'exemple le plus marquant est celui de l'Italie. Où la force nationaliste de Giorgia Meloni, Fratelli d'Italia, connaît aujourd'hui peu ou prou la même situation hégémonique à la tête du pays que connaissait Forza Italia, le parti de droite traditionnelle fondé par Silvio Berlusconi, dans les années 1990. Si chaque État européen a sa propre situation politique, forcément singulière, un même cas de figure semble se répéter d'un bout à l'autre du continent.

Les droites traditionnelles européennes, témoins de leur perte de vitesse électorale ou de celle de leurs alliés historiques du Centre, se retrouvent contraintes au niveau local puis national, de briser les digues qu'elles avaient elles-mêmes érigées contre les forces nationalistes. Ces dernières devenant des forces d'appoint électorales indispensables pour reconquérir le pouvoir ou s'y maintenir. C'est ce qu'il s'est passé en Finlande en avril 2023. Ou en Espagne, au niveau régional, le mois suivant. Le souci pour les droites traditionnelles est, qu'une fois ces « unions des droites » conclues, loin d'être affaiblies les forces nationalistes se retrouvent légitimées. Elles gagnent en crédibilité et étendent leur assise électorale, jusqu'à supplanter, voire remplacer tout à fait, les forces qu'elles étaient venues dans un premier temps suppléer. On arrive donc à ce grand remplacement de la droite, où la gauche n'est plus combattue sur le champ de bataille social mais identitaire.

— Le phénomène n'est pas seulement français, mais européen et même mondial. Comment l'expliquez-vous ?

Les comparaisons avec Trump, Modi ou Bolsonaro existent. Elles ont aussi leurs limites. La puissance de fond qui porte les forces nationalistes, partout en Europe, la ressemblance des phénomènes observés d'un État membre à l'autre, qu'importent les frontières, les modes de scrutin ou les histoires nationales particulières, en revanche interrogent. Elles font penser à ces grands mouvements européens qui, plusieurs fois par siècle, balayent irrésistiblement le continent et déterminent profondément son évolution politique pour les décennies à venir : le Printemps des peuples de 1848, la vague révolutionnaire communiste de 1917, la déferlante totalitaire des années 1930, le mouvement libertaire issu de mai 1968…

Lors de mon périple à travers l'Union européenne, j'ai identifié plusieurs ressorts, identiques d'un pays à l'autre, de cette vague nationaliste : la faillite des partis traditionnels à apporter des réponses pérennes à la question de l'immigration, la prééminence nouvelle des enjeux identitaires dans les sociétés européennes et la polarisation naissante sur la fondamentale question environnementale. De quoi acquérir la conviction que les forces nationalistes sont là pour durer et que rien ne les empêche plus de s'essayer au délicat exercice du pouvoir.

— Existe-t-il des pays qui résistent [sic] mieux que d'autres à cette vague ? Lesquels et pourquoi selon vous ?

Il est des situations en Europe, en effet, où les forces nationalistes ont vu leur progression contenue. Voire tout à fait stoppée. C'est, par exemple, le cas au Danemark où, en prenant à bras-le-corps la sensible question de l'immigration avec des politiques très restrictives, le parti social-démocrate a non seulement réussi à se maintenir au pouvoir, mais aussi à rejeter dans la marginalité politique la principale force nationaliste du pays. Il existe un autre cas de figure. Lorsque les partis de droite traditionnelle ont encore la taille critique et la crédibilité suffisante, elles peuvent en investissant les thématiques identitaires de leurs rivales nationalistes briser leur dynamique.

Si, en France, le parti Les Républicains semble ne plus avoir la masse nécessaire pour y parvenir, en Espagne, le parti populaire espagnol l'a parfaitement exécuté lors des dernières législatives. Il existe, enfin, une troisième cause d'affaiblissement des forces nationalistes, communes à toutes les autres : l'usure du pouvoir ou la lassitude des promesses non tenues. Le parti nationaliste polonais, le Pis, a ainsi perdu les rênes du pays, après neuf ans d'exercice, à l'automne dernier. Sans résultat tangible sur le front de l'immigration, un même destin peut tout à fait frapper Giorgia Meloni en Italie.

— En France, Marine Le Pen et Éric Zemmour sont divisés. Le mouvement dit populiste ou nationaliste est-il uniforme ? Peut-il se diviser aussi à l'échelle européenne ?

On peut distinguer deux grandes familles nationalistes en Europe. Celle des nationaux-populistes, à l'image de Marine Le Pen en France, de Geert Wilders aux Pays-Bas ou du Hongrois Viktor Orbán. Outre la prévalence qu'ils accordent à leur intérêt national propre, ils partagent cette vision selon laquelle la société est constituée par deux groupes antagonistes : d'un côté les élites, corrompues, qui dévoient à leur profit l'intérêt général, et de l'autre le peuple, pur, qu'il s'agit d'incarner avec le moins de filtres possibles… Les nationaux-conservateurs, quant à eux, ne partagent pas cette aversion des élites. Bien au contraire. Davantage identitaires et moins eurosceptiques que leurs cousines populistes, elles défendent une vision civilisationnelle du monde et luttent contre tout progressisme sociétal.

Outre leur tête de proue Giorgia Meloni, y figurent Éric Zemmour, l'Espagnol Santiago Abascal du Vox ou encore les Polonais du PiS. Si de nombreux ponts ont toujours existé entre ces deux familles, leurs dynamiques respectives ont exacerbé leurs divergences ces dernières années et rendu plus prégnante que jamais leur rivalité. Alliées dans un même groupe au Parlement européen, ces deux familles constitueraient au vu des sondages la plus importante force de l'hémicycle de Strasbourg. Mais cela n'adviendra jamais ! C'est le plus grand atout de la droite traditionnelle au sein du Parlement européen qui vient.

— Croyez-vous à une majorité nationaliste en Europe ?

Elle est arithmétiquement impossible. Le Parlement européen n'est pas un hémicycle où se constitue une majorité fixe contre une opposition. S'y nouent des coalitions changeantes, selon les textes, entre les différents groupes qui y siègent. Ce qui force à trouver des alliés. Mêmes s'ils seront très certainement ceux enregistrant la plus importante dynamique lors des prochaines européennes, les deux groupes nationalistes du Parlement européen – les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) où siègent les amis de Giorgia Meloni et le groupe Identité et démocratie (ID) où sont ceux de Marine Le Pen – ne peuvent constituer à eux seuls une majorité de 305 élus. Il leur faudrait, pour ce faire, s'allier avec le premier groupe du Parlement européen, qui n'est autre que celui de la droite traditionnelle, le Parti populaire européen. Sauf que si ce dernier accepte de travailler avec les nationaux-conservateurs du groupe ECR, il refuse catégoriquement de s'associer de quelque façon que ce soit avec les nationaux-populistes du groupe ID à qui il oppose un cordon sanitaire.

— La victoire de Giorgia Meloni en Italie a été décrite comme l'émergence d'un « techno-souverainisme » moins eurosceptique et plus réaliste. Celle de Geert Wilders aux Pays-Bas, qui propose un référendum sur la sortie de l'Union, ne contredit-elle pas cette analyse ? De même que la révolte des agriculteurs dans de nombreux pays européens ?

C'est un phénomène que le politologue italien, Giovanni Orsina, appelle, avec un sens sans pareil de la formule, la « romanisation des barbares ». En clair, en s'approchant du pouvoir et a fortiori en l'exerçant, les forces nationalistes sont contraintes à une certaine forme de pragmatisme en abandonnant les pans les plus radicaux de leurs programmes. De préférer, face aux nombreuses astreintes financières, européennes ou diplomatiques, l'efficacité politique à l'absolutisme idéologique. À l'opposé de la stratégie d'opposition systématique à l'UE qui a coûté si cher au Hongrois Viktor Orbán, l'exemple type de ce pragmatisme est celui de Giorgia Meloni en Italie.

Après avoir fait une campagne radicale promettant la rupture, la chef du gouvernement a abandonné son idée de blocus naval et, dette oblige, s'est scrupuleusement inscrite dans les pas de son prédécesseur, l'ancien chef de la BCE, Mario Draghi. Geert Wilders est arrivé en tête aux Pays-Bas après avoir atténué son discours anti-islam. Pour espérer constituer un gouvernement, il a très vite renoncé à son projet de sortie de l'Union européenne. Quant aux révoltes des tracteurs, la formation politique populiste qui en est issue aux Pays-Bas, le BBB, a préféré bouder les groupes nationalistes au Parlement européen pour préférer l'efficacité politique en s'associant avec le PPE. Soit le groupe de la présidente de la commission européenne, Ursula von der Leyen, contre laquelle il a défilé des mois durant…

— Un certain écologisme est-il en train de devenir involontairement le meilleur allié des nationalistes ?

C'est très clair. La question environnementale a très longtemps fait consensus dans les sociétés européennes, excepté dans quelques groupes très minoritaires. Pour une raison simple, tout le monde souhaite la préservation de la nature. Sauf que personne ne souhaite être celui sur qui reposera les sacrifices qu'elle induit… L'adoption de normes environnementales contraignantes, celles du Pacte vert européen particulièrement, ont dramatiquement polarisé la question écologique. Du RN en France, à Vox en Espagne en passant par le Vlaams Belang en Belgique ou l'AfD en Allemagne, les nationalistes européens partagent un même pressentiment : la lutte contre ce qu'ils décrivent comme de l'« écologie punitive » pourrait bien devenir un puissant moteur de vote, susceptible de leur rallier tous ceux qui perçoivent ces myriades d'interdictions et de normes « hors sol », imposées sans pédagogie, comme des attaques en règle contre leur mode de vie. Voire, pour ce qui est des éleveurs, contre leur propre survie.

Nombre de chefs de gouvernements libéraux, Emmanuel Macron en tête, ne s'y sont pas trompés en réclamant, avant les européennes, un « moratoire réglementaire » dans la mise en œuvre des mesures de décarbonation votées par le Parlement européen… Cela n'a pourtant pas suffi à endiguer la vague de colère agricole qui a déferlé sur toute l'Europe. Nous verrons avec quelles conséquences politiques lors du scrutin du 6 au 9 juin.

Biographie de l'auteur

Après avoir travaillé au Figaro sur les partis nationalistes en France, Charles Sapin est devenu reporter au Point. Il sillonne les capitales européennes depuis plus d'un an pour comprendre et analyser les dynamiques des forces nationalistes sur le continent à la veille des élections européennes. Il a écrit avec François-Xavier Bourmaud, Macron-Le Pen : Le tango des fossoyeurs. (Il vit à Paris). Son dernier ouvrage est Les moissons de la colère : Plongée dans l'Europe nationaliste, aux éditions du Cerf, paru le 21 mars 2024.

Voir aussi

Le Rassemblement national en tête d'un sondage secret, la majorité donnée à Marine Le Pen

En décembre
dernier, Les Républicains avaient commandé un sondage sur les
intentions de vote en cas d’élections législatives anticipées. Jamais
publiés jusqu’à présent, les résultats ont été révélés par « L’Obs » ce
vendredi. Pour la première fois, un sondage donnait une majorité RN à
l’Assemblée nationale.

 

 

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