“Est-ce entre le majeur et l’index, dans un coin de la tête que se trouve le libre arbitre?” d’Antonio Albanese
On connaissait Antonio Albanese musicien, enseignant, romancier. On sait maintenant qu'il peut être diariste, mais un diariste bien singulier.
En 2012, à l'occasion du centenaire de la naissance du compositeurJohn Cage, Antonio Albanese rencontre un autre compositeur,Istvan Zelenka.
Après avoir réalisé avec Albanese la création du premier volet de sa pièce 0'00'', Zelenka lui fait parvenir une nouvelle pièce, composée du titre énigmatique Est-ce entre le majeur et l'index, dans un coin de la tête que se trouve le libre arbitre? et d'une cinquantaine de mots.
Antonio Albanese ne sait qu'en faire quand il tombe sur le journal de John Cage qu'il avait égaré. Eureka! Il trouve la forme qu'il veut donner à sa pièce:
"Les 50 mots qui la composent seront les entrées d'un journal, le journal de mon libre arbitre, un journal en hommage à John Cage et Istvan Zelenka."
Tous les jours, ou presque (il ne manque que le 28 août et le 22 septembre), du jeudi 23 août 2012 au vendredi 12 octobre 2012, Antonio Albanese disserte sur un des mots de la liste, qui sont classés dans l'ordre alphabétique inverse, de V à A, comme un compte à rebours littéral:
"Cette liste est devenue un prétexte (aux deux sens du terme), et, à défaut du libre arbitre, j'y ai trouvé un espace de liberté quotidien, une occasion de réfléchir, d'inventer, de rêver. Merci à Istvan Zelenka."
Quand je dis "disserte", c'est manière de dire.
Car Antonio Albanese emploie des formes littéraires diverses et des polices de caractères appropriées: la note étymologique savante, le commentaire de poème, le récit, l'encadré, le dialogue, le poème, l'acrostiche, la petite annonce, la lettre au Père Noël, le calligramme, la nouvelle, la question ouverte, la notice biographique, le même texte rangé un jour par ordre des lettres et, le jour suivant, par ordre des phrases, la liste des oppositions entre les mots de la liste de Zelenka, la réflexion, la lettre à "une jeune femme particulièrement brillante", la traduction du nom de John Cage en plusieurs langues, les parenthèses, le mode d'emploi, etc.
Il serait discourtois de citer toutes les entrées. Il serait pénible même d'en reproduire quelques unes in extenso, encore que certaines soient très courtes. Aussi me contenterai-je d'extraits, sans trop faire injure au contexte.
Deux entrées me plaisent bien, à titre personnel.
Celle sur le mot "singulier" qui commence ainsi:
"Je me souviens du jour (pas du jour exact, mais de l'instant précis) où j'ai compris que le mot singulier ne désignait pas seulement le contraire du mot pluriel, mais qu'on pouvait aussi l'utiliser pour parler de quelque chose d'unique, au sens de particulier, personnel, voire étrange."
J'aime ce qui est singulier dans ce sens-là...
L'entrée sur le mot "multiple":
"Il y a en moi, à tour de rôle, et parfois simultanément, des caractères contraires qui s'alternent ou rivalisent.
Le sûr de lui et l'indécis; le fataliste et le déterminé; le romantique et le libertin; le lâche et le courageux."
Dans les Sept piliers de la sagesse , Thomas Edward Lawrence dit que "tout homme est une guerre civile"...
Et puis, il y a les entrées en rapport avec le titre de la pièce.
Telle que "violent":
"Entre le majeur et l'index, il y a le V. De la victoire ou de la violence (est-ce bien différent?)."
Ou "hypocrisie":
"franchise vs hypocrisie?
quel jeu jouons-nous? entre le majeur et l'index; est-ce à dire entre le doigt qui sépare la main en deux, comme une antithèse, et la mise à l'index qui exclut?
et d'abord, depuis quand la tête possède-t-elle un coin? est-ce à dire une tête au carré?
et quel est ici le sujet du verbe se trouver? est-ce le libre arbitre qui s'y trouve, ou nous, qui avons pour mission de le trouver?"
Ou encore "bref":
"Bref, l'index, c'est Platon qui désigne la vérité. Et le majeur irrévencieux, c'est Diogène et sa saine révolte. Et je vois soudain (effectivement) le libre arbitre dans cette oscillation entre l'index et le majeur, entre la vérité dominante et la révolte subversive."
Dans ce journal, autour du centenaire d'une naissance - John Cage est né le 5 septembre 1912 -, Antonio Albanese réfléchit, invente, rêve. Et ses lecteurs avec lui. Avec la tenue de ce journal il s'est ouvert un espace de liberté et en ouvre d'autres à ceux qui le lisent.
Un livre comme celui-là est de ces livres que l'on prend, déprend, reprend, et qui ne laissent pas indifférent, que l'on soit en accord ou en désaccord avec les conclusions, qui de toute façon ne sont pas définitives... et, parfois, contradictoires.
Francis Richard
Est-ce entre le majeur et l'index, dans un coin de la tête que se trouve le libre arbitre? Antonio Albanese, 88 pages, L'Age d'Homme
Romans d'Antonio Albanese:
Première publication http://www.francisrichard.net
Et vous, qu'en pensez vous ?