Ce n’est pas une mince affaire que de devenir père. J’ai expérimenté. Et mon fils aîné a exactement la moitié de mon âge cette année…
Fred Valet a tenu le "journal bordélique" de la naissance de sa fille. Quand elle est née, il devait avoir modo grosso le même âge que le mien lorsque mon aîné a débarqué. Cela crée un lien. Qui sera présentement... littéraire.
En fait dans Jusqu'ici tout va bien, Fred Valet ne parle pas de cette naissance à proprement parler, mais des neuf mois et un peu plus qui ont précédé et de tout ce que cela a impliqué dans sa vie de trentenaire.
Le prologue de ce journal se passe quand sa femme, Avril, est "en crue". Grand fumeur devant l'Eternel (il fume quatorze premières cigarettes en attendant), alors qu'Avril est prise en mains par des étudiantes, il fait cet aveu:
"Je saurai plus tard qu'une naissance c'est avant tout une grande histoire de doigts."
Le ton est donné, celui de l'autodérision, la version, en français dans le texte, de l'humour british.
Toute grossesse commence par le test ad hoc et ses bandes bleues quand il est positif. C'est dans le restaurant où sa femme est serveuse que Fred apprend la nouvelle qu'il va avoir un enfant après qu'elle a fait sa petite affaire dans les toilettes de l'établissement:
"Avril le savait depuis longtemps. Les femmes sentent les bébés et les maîtresses. (Si possible à des périodes différentes.)"
Fred annonce la nouvelle à sa maman, qui s'est réjouie le jour où il a fait ses valises et se réjouit celui où elle apprend qu'il a fait un bébé, et à son petit frère, "qui n'est pas doué pour deviner le sexe des bébés mais parle anglais quand il est content". Il le dit finalement à personne et l'annonce à tout le monde...
Pour ce qui le concerne, il ne ressent plus rien:
"Quand on apprend sa future paternité, on devrait en profiter pour se faire arracher une dent qui branle depuis des mois, prendre rendez-vous avec son contrôleur fiscal et inviter sa belle-mère à dîner. Plus rien ne nous atteint. On flotte, comme un imbécile heureux qui regarde la Terre tourner sans lui."
Le programme des neuf prochains mois?
"Je serai comme Martine à la plage ou Martine à la Migros:
Futur papa au travail.
Futur papa dans le métro.
Futur papa dans la merde.
Je ne peux plus sourire, séduire, grogner, planifier, sans que la grossesse d'Avril ne fasse irruption. On disparaît sous les échographies. On devient le porte-parole d'un foetus qui n'a pas encore le droit de se plaindre par lui-même."
Fred ne dit pas comment il appelait sa dulcinée auparavant. En tout cas, maintenant, il lui dit: "ma petite montgolfière", "mon Bibendum en sucre glace", "ma biquette concave", "mon château gonflable d'amour" et dans sa bouche cela ne se veut pas désobligeant, tout juste réaliste:
"Médicalement, ma femme fait ce qu'on appelle de la rétention d'eau. En d'autres termes je suis marié à un barrage plutôt zélé qui a décidé d'assécher le pays. J'observe sa mutation corporelle d'un oeil suffisamment effrayé pour en rire. Avril a enflé comme on hisse un drapeau pour signaler une quarantaine. Un état de siège. Elle est habitée par un petit bout de mon avenir et je suis ravi de constater qu'il a besoin d'espace."
Fred parle sur le même ton de la BM d'occase qu'il a achetée en assassinant leurs économies, des nausées de sa femme, de ses ex qu'il veut remercier, du déménagement dans un logement plus grand et situé dans un quartier résidentiel, du gynécologue qui ne lui est d'aucun secours pour lui indiquer le rôle qu'il a à jouer, de la diététicienne aux courbes impeccables mais qui lui donne des envies de meurtre, du prénom qu'il faut choisir avant le débarquement, du landau à pognon alors que "la gamine pourrait survivre dans une poussette communiste"...
Et si sa fille était laide? Il se console:
"Une fille rebutante demandera peut-être moins d'attention une fois adolescente. Peut-être que les garçons ne joueront pas des coudes sous le porche familial pour la culbuter à l'arrière de la Peugeot de papa. Et elle pourra se concentrer sur ses études.
De toute façon elle sera lesbienne.
C'est moins grave une lesbienne peu appétissante."
En fait il espère qu'elle sera "gracieuse, d'une beauté vaporeuse, bien proportionnée, taille de guêpe et joli nez rebondi, pas trop maigre non plus, les rictus qui se plissent quand elle rigole, des orteils qu'on voudrait croquer les dimanches de novembre, un joli nombril un peu profond pour pouvoir y perdre ses doigts".
Il espère, mais il doit bien convenir que c'est "la roulette russe génétique"...
Dans l'épilogue Fred s'adresse à sa fille et conclut:
"Devenir père ne fait pas de nous des hommes bons. Mais ça a le mérite de nous le faire croire pendant quelques mois.
Rien de grave, rassure-toi.
Dis-toi qu'il faut peut-être sincèrement aimer la vie pour ne jamais l'entamer franchement."
Comme quoi l'humour peut être la meilleure façon d'exprimer des choses profondes...
Ce livre, sous sa forme volontairement dérisoire, pourrait s'avérer plus utile aux futurs papas que les usuels les plus vendus sur le sujet. Ne serait-ce qu'en les faisant rire et en leur enlevant quelque stress.
Francis Richard
Jusqu'ici tout va bien, Fred Valet, 120 pages, BSN Press
Première publication http://www.francisrichard.net
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