L’ostracisme et le gauchisme systémique de l’Université française

 

Noyé dans les « gilets jaunes », l’appel a fait peu de bruit : fin novembre, 80 intellectuels signaient dans Le Point une tribune pour s’inquiéter de l’offensive de la pensée « décoloniale » — ce courant des sciences sociales réhabilitant la notion de « race » — à l’université, et dénoncer une forme de « terrorisme intellectuel ». Comme pour mieux confirmer leurs alarmes, au même moment, la députée LFI Danièle Obono, réputée pour sa proximité avec la mouvance des Indigènes de la République, était nommée au conseil d’administration de l’UFR de science politique de Paris-I. Cet entrisme préoccupant dans les sciences sociales est l’écume d’un courant plus profond, plus ancien aussi. L’ostracisation par l’université de chercheurs qui abordent, sans déni, les sujets sensibles de l’islam et de l’immigration.

De gauche à droite : Michèle Tribalat, Christophe Guilluy et Stephen Smith

« On ne débat plus, on exécute », se désolait ainsi la démographe Michèle Tribalat sur son blogue le 25 octobre dernier. Elle réagissait à la tentative de mise au ban universitaire du géographe Christophe Guilluy et du professeur américain Stephen Smith, critiqués tous deux pour leurs travaux, l’un sur la « France périphérique » l’autre sur la « ruée vers l’Europe ». Recrutée à l’Ined en 1976 pour traiter des questions migratoires, la chercheuse est elle-même un cas d’école de la disqualification académique. En 1997, dans un article intitulé « Une surprenante réécriture de l’histoire », elle dénonçait les projections qu’elle jugeait erronées du démographe Hervé Le Bras sur l’immigration. Celui-ci lui répondait dans Le Démon des origines (1998), assimilant la tentative de compter les immigrés au protocole nazi de la conférence de Wannsee. S’ensuivait une polémique intense sur les statistiques ethniques qui allait coûter à Michèle Tribalat sa carrière. « Une constante des liquidations professionnelles en sciences sociales est le mélange d’attaques et de critiques qui, pour être percutantes, nécessitent de faire des raccourcis ou une lecture partielle, parfois des démonstrations frauduleuses », écrit la chercheuse. Faute d’arriver à contester ses données, on lui reproche de ne pas avoir fait de thèse. « Aujourd’hui, c’est un parcours obligatoire », déplore-t-elle, rappelant que Louis Henry, père de la démographie française, n’en avait pas non plus. « Les sciences sociales sont aujourd’hui au service des causes à la mode », confie l’auteur des Yeux grands fermés, qui a vu sa carrière stoppée net par le climat de censure.

Processus de délégitimation

Le démographe François Héran, qui était directeur de l’Ined quand Michèle Tribalat a connu sa disgrâce, s’est attaqué en septembre dernier au professeur d’études africaines Stephen Smith. Auteur d’un ouvrage remarqué, La Ruée vers l’Europe (Grasset), analysant les conséquences de l’explosion démographique africaine. Smith a été récompensé par plusieurs prix dont celui de l’Académie française. Son livre s’est vendu à plus de 15 000 exemplaires. Un succès qui dérange ? En septembre 2018, François Héran, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » du Collège de France, prend la plume dans la revue Population et Sociétés pour déconstruire la thèse d’une « ruée vers l’Europe ». Si la démarche se veut alors scientifique, s’appuyant sur la source de la « matrice bilatérale des diasporas », que Smith aurait négligée, le ton l’est beaucoup moins dans la tribune que le chercheur publie dans Libération [Note du carnet : quotidien militant hypersubventionné — 0,27 euro d’aides directes par exemplaire — militant de la gauche libertaire !] quelques jours plus tard pour vulgariser son propos. Il y écrit que les travaux de Smith sont « sans valeur scientifique », l’accuse de « nourrir le fantasme de l’envahissement du Nord par le Sud » et de « caresser l’opinion publique dans le sens de ses peurs ». La Vie des idées, le site rattaché au Collège de France, poursuit ce travail de sape en publiant un article de Julien Brachet, chargé de recherche à la Sorbonne, qui compare le livre de Smith au roman Le Camp des saints de l’écrivain Jean Raspail et le juge « proche du vocabulaire de l’extrême droite ». Le processus de délégitimation est enclenché. En février 2018, la journaliste responsable des migrations du Monde jugeait le livre de Stephen Smith « très documenté », « posé », « chiffré », ayant « vocation à dépassionner le débat ». Mais en septembre 2018, après l’intervention de François Héran, la même journaliste adopte sans recul la thèse inverse du démographe et juge qu’elle « invalide » celle de Stephen Smith qui donnerait, elle, du grain à moudre à la théorie du « grand remplacement ».

Le géographe Christophe Guilluy, renommé pour sa thèse sur la « France périphérique », a subi le même retournement de faveurs. Inconnu et minoritaire, il était interviewé dans le Libération de Serge July. « J’avais fait un papier à la veille de l’élection de Delanoë sur l’embourgeoisement à Paris. À l’époque ils trouvaient ça formidable », raconte-t-il. « Comme je travaillais sur les classes populaires, la question culturelle et identitaire est arrivée très vite, et là ça a coincé. » Lorsque ses thèses commencent à être citées par Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, le FN, la machine à disqualification s’enclenche. « J’ai reçu un texto d’un collègue universitaire qui me disait “attention, le nazi (sic) [juif...] Finkielkraut vient de te citer” », se souvient l’auteur de Fractures françaises.

Aujourd’hui, alors que ses essais se vendent à des dizaines de milliers d’exemplaires, Guilluy n’a plus « la carte » auprès d’une certaine gauche. À l’occasion de la sortie de son dernier livre No Society (Flammarion), Libération consacrait une double page au géographe sous le titre « Peut-on débattre avec Christophe Guilluy ? », qualifié non sans perfidie de « géographe de formation ». Le quotidien publiait une tribune, signée par les membres de la revue Métropolitiques, dénonçant le « porte-voix d’une supposée France périphérique », qui sous des « oripeaux scientifiques », « contribue, avec d’autres, à alimenter des visions anxiogènes de la France ». « On me fait un procès en légitimité, mais j’ai une maîtrise de géographie, mention très bien. Alors oui, je n’ai pas fait de doctorat, mais c’est parce qu’il fallait que je bosse », se défend le concerné.

Exemple plus ancien : l’affaire Gouguenheim en 2008. L’historien médiéviste Sylvain Gouguenheim, agrégé d’histoire, enseignant à l’ENS de Lyon, publie aux très sérieuses éditions du Seuil un livre Aristote au Mont-Saint-Michel qui relativise le rôle du monde musulman dans la transmission de l’héritage grec à l’Europe, mettant en avant un canal de traduction chrétien. Encensé à sa sortie par le philosophe Roger Pol-Droit dans Le Monde, le livre est attaqué par pas moins de trois pétitions d’universitaires, dont l’une signée par 200 personnes affirmant que « l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim contient un certain nombre de jugements de valeur à propos de l’islam ; il sert actuellement d’argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes qui s’expriment ouvertement sur Internet. » L’historien Patrick Boucheron accusa Sylvain Gouguenheim d’avoir joué du contexte pour faire vendre son livre : « Quand vous écrivez, après le 11 Septembre, que nous ne devons rien aux Arabes, eh bien, vous dites quelque chose qui fait du bien ».

« Un gauchisme systémique »

Tribalat, Gougenheim, Smith, Guilluy. Leur point commun ? Avoir touché à la thématique identitaire dans un sens n’allant pas vers celui d’un multiculturalisme heureux. Dans tous ces cas de figure, le schéma de disqualification est semblable : d’abord, il s’agit de montrer le manque de scientificité de l’auteur, puis de l’accuser de ne pas tenir compte de la complexité du sujet (cette même complexité étant tout à fait récusée lorsqu’il s’agit de dénoncer le capitalisme ou trouver une excuse sociale à la radicalisation), et enfin de lui reprocher de « faire le jeu », selon l’expression consacrée, de thèses extrêmes. Le point ultime étant le refus de débattre. On se souvient des appels au boycottage qu’avaient lancé Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie contre Marcel Gauchet et Nathalie Heinich. Plus récemment, c’était pendant l’été, le sociologue Pierre Rosanvallon refusait de se rendre dans l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut. Une constante, en effet, dans ces affaires : s’en prendre à la personne même plutôt qu’à ses arguments. Refuser l’échange contradictoire au nom d’une « intégrité intellectuelle » qui ne se fonde plus sur la recherche inquiète et partagée de la vérité mais plutôt sur une hiérarchie morale au sommet de laquelle l’autorité universitaire dispense nihil obstat, mise à l’index, anathèmes.

Le Collège de France, à travers le trio phare composé du sociologue Pierre Rosanvallon, de François Héran et de Patrick Boucheron, auteur d’Histoire mondiale de la France, semble jouer un rôle important dans ce processus de délégitimation.

Agressivité, jalousie et personnalisation des  « sachants » de gauche

S’ajoutent, enfin, le mépris de la vulgarisation et la jalousie du succès qui parfois l’accompagne. « On creuse l’écart entre l’opinion publique et l’opinion publiée. Si votre livre se vend, c’est que vous êtes un vendu », résume Stephen Smith, qui remarque une « agressivité, une violence et une personnalisation du débat propre au monde académique français, qui seraient mal vues aux États-Unis ».

Aujourd’hui, « un gauchisme systémique » semble s’installer, déplore Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques à l’université Saint-Quentin-en-Yvelines, qui a vu sa candidature à la tête du Cevipof rejetée et son avancement stoppé net depuis la publication en 2012 de son livre Le Sens du peuple. « Des institutions autrefois pluralistes élisent des gens à leur tête qui mènent une politique d’éradication du pluralisme. À l’université, le climat est clairement plus pesant dans les sciences humaines et sociales », affirme le théoricien de « l’insécurité culturelle ». « À l’Ined< ; [Institut national d’études démographiques], le climat est pire qu’avant, abonde Michèle Tribalat. On ne s’intéresse plus vraiment à la démographie, on recrute des sociologues qui étudient le genre et les discriminations. »

Si le pluralisme semble s’être renouvelé dans les médias et dans les librairies, une partie de l’université paraît se refermer dans un cercle toujours plus étroit. Stephen Smith, pourtant, veut rester optimiste : « La qualité du débat reste encourageante. Il y a cinq ans on n’aurait même pas pu récompenser mon livre. »

 

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