« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (15)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre III (5)

Hunza

Nous arrivons dans le village de Karim et Shafi vers midi... Les villageois sont dans la rue et nous accueillent avec des applaudissements... Ils veulent nous voir...
Quelqu’un apostrophe Shafi en lui disant que c’est scandaleux qu’ils m’aient trainée sur les montagnes dans la neige et le froid et sans rien à manger...
Shafi, qui a un visage de Yeti, rit de toutes ses dents et rétorque que non, non et que nous avons mangé des moutons et des poules...
Nous sommes reçus dans la maison de Karim par sa mère, son épouse, ses
enfants et ses sœurs... ils mettent une chambre à ma disposition...
Après les cérémonies d’usage nous devons faire le tour du village et aller saluer tout le monde...
Le soir, nous nous asseyons sur le toit plat de la maison, on nous apporte des choses délicieuses à manger et Karim nous procure une bonne réserve de Hunza Water...
Que faire pour remercier tout la famille ?
Ils me proposent que je leur offre un pique-nique sur le col du Kunjerab ...

Le lendemain je loue un bus et tout le monde embarque... avec toutes les sœurs et tous les enfants...

Peu avant le col tout le monde descend pour allumer un feu et préparer les
grillades, Karim et moi, nous poursuivons jusqu’au col à 4693m et qui est le poste frontière avec la Chine... Il y a une borne... je cours au-delà de cette borne pour me faire photographier sur le sol chinois... puis Karim me crie -« Reviens vite ici... avec ces Chinois on ne sait jamais... Un jour, avec des copains nous avions fait les idiots, un de nous a couru au-delà de la borne frontière, tout d’un coup il y a un tas de soldats chinois qui sont sortis d’on ne sait où, ils ont attrapé notre copain et on ne l’a jamais revu... »

Puis nous redescendons et rejoignons la famille qui est en train d’étendre les couvertures sur lesquelles s’asseoir ...

Quand nous rentrons le soir tombe...Karim fait arrêter le bus à Sost parce qu’il doit aller faire une course. Il revient avec une boîte en carton qui contient une lampe tempête. -« Encore une lampe tempête ! – s’exclame sa mère – tu en as à peine acheté une... »

Le lendemain matin pendant que je sirote le thé et déguste les chappattis Karim m’annonce que ses sœurs veulent parler avec moi...
Vers 10h nous sommes assises sur les tapis dans la salle de séjour. De nuit on y déroule des matelas et de nombreuses personnes y dorment. Le matin on roule ces matelas et ils deviennent des coussins installés le long des murs, sur lesquels s’appuyer puisqu’on s’assoit par terre.

Karim traduit...
Une des sœurs attaque tout de suite : elle aussi voudrait se couper les cheveux et voyager...
Alors commence une très longue explication...plus je vois leur regard ahuri, plus j’essaye d’expliquer...
Les Européennes se coupent les cheveux parce que ... tout le monde travaille et qu’il y a un tas de règles d’’hygiène à respecter... donc les cheveux longs jusqu’à la taille comme les leurs, cela devient fort compliqué par exemple quand dans un magasin d’alimentation ou une usine on est obligé de porter un bonnet... Mais partout, on doit toujours être bien coiffée, c’est une condition sine qua non et laver les cheveux tous les jours, passe encore, mais sécher de longs cheveux... ça c’est un problème...
Comment ça c’est un problème ?...
Ben oui, si on commence à travailler à 8h, votre patron se trouve sur le pas de la porte avec sa montre en main et vous demande comment il se fait que vous arrivez à 8h05 ? et si vous devez pointer... la machine indique l’heure exacte...
Mais pour être à 8h au boulot il faut se lever à 6h... si vous y ajoutez une heure pour vous laver les cheveux et les sécher... ça commence à faire très tôt...
Donc, les cheveux courts c’est d’abord une question de facilité...
Il y a autre chose : si toutes les femmes se coupent les cheveux et vont chez le coiffeur, cela fait des milliers d’emplois, non seulement les salaires des coiffeurs, mais aussi les salaires de toutes les personnes qui travaillent dans l’industrie des shampoings et cosmétiques ...
Là, déjà elles me regardent d’un air ébahi...
Et le mariage ?... je ne suis pas mariée ? je ne suis plus mariée... et pour
simplifier je leur dis que « j’ai divorcé mon mari... » c.-à-d. je l’ai quitté... olala ... ça c’est extraordinaire... mais alors, qui paye pour moi ? Ben moi ... je travaille et je gère moi-même mes affaires... donc pour payer mon voyage, j’ai travaillé et épargné... Elles commencent à faire la moue... Quel travail est ce que je fais ? Je travaille dans un hôpital où je soigne des personnes malades...
Et c’est difficile mon métier ?

Il faut des diplômes et chaque fois il faut expliquer : j’ai commencé l’école primaire dès 5 ans : tous les jours de 8h à midi et de 13h à 16h... et cela pendant 6 ans ensuite l’école secondaire pendant encore 6 ans... et ensuite l’école supérieure encore pendant 3 ans, mais après... il y a tous les cours de spécialisation et d’ajournement qui continuent... la formation permanente...
Olala... là cela devient beaucoup moins séduisant...
Oui, tout cela est très compliqué... cela explique aussi pourquoi nous préférons avoir peu d’enfants ... éduquer des enfants c’est difficile et coûte fort cher...

Le coup de grâce arrive quand on va parler de la famille...
Non, je n’habite pas près de mes parents... J’habite loin, comme d’ici à
Karachi... et mes enfants ?... eux, ils habitent moins loin mais ils ont dû aller habiter près de leur lieu de travail... Non, nous ne nous voyons pas tous les jours...
Et là, c’est général : elles se mettent à rire et à discuter et faire non de la tête... non, non, non une vie comme ça, ça non... elles préfèrent continuer leur vie comme elle est...
-« Tu vois – me dit Karim – mes cinq sœurs sont mariées mais elles habitent toutes dans le village. Le matin elles viennent ici chez ma femme et notre mère qui vit avec nous (le papa est décédé depuis longtemps) puis elles prennent le thé, ensuite elles cuisinent ... vers 14h on mange... Mes sœurs prennent leur temps et un repas peut aussi durer deux heures tout en racontant leurs histoires de femmes, entre elles... et puis elles s’occupent aussi un peu de leur maison... elles s’occupent toutes des enfants... des lessives... elles cousent des vêtements... tu vois bien, elles viennent ici relax... les enfants jouent, ils vont à l’école ... mais personne ne s’énerve...
Ma femme et moi, nos parents nous ont mariés quand nous avions environs 16 ans... Nous ne connaissons pas exactement notre date de naissance... quand il y a tellement d’enfants... ma mère a oublié ...
Ici, en fait, on travaille vraiment très dur pendant trois semaines par an : le temps des moissons... Alors tout le village travaille ensemble pour récolter les céréales ... mais pour le reste... »

Ils vivent de leur production. La vallée Hunza est réputée pour ses abricots. Tout au long de l’été on cueille les abricots mûrs et on les fait sécher au soleil, épandus sur les toits plats des maisons... Les champs de céréales sont magnifiques, les épis sont énormes.
Au fond du jardin il y a une petite construction, Karim ouvre la porte. Un petit ruisseau entre par-dessous un mur et actionne un petit moulin dont la meule n’a pas plus de 50cm de diamètre mais qui suffit pour la famille. Une des sœurs y est assise, en train de moudre le blé pour les chappattis de la journée. Donc c’est du blé complet fraîchement moulu, quoi de plus sain...

Dans le jardin il me montre le potager. Un des ruisseaux qui descend de la
montagne a été dévié et divisé en petits canaux qui irriguent des carrés de terre... il y pousse une belle variété de légumes... quoi de plus sain...
De nombreux arbres fruitiers donnent de l’ombre : pommiers, poiriers... et
même une vigne grimpe jusqu’en haut d’un très grand arbre...
Pendant l’été les moutons, chèvres et vaches sont dans les près en altitude...
-« Tu vois – me dit-il – nous avons tout ce qu’il nous faut.... Et quand la famille a besoin de plus d’argent, je vais travailler avec les trekkings ou bien en ville... Notre maison est neuve... pour pouvoir la construire je suis allé faire le garçon de café à Karachi... »
Les princes Aga Khan qui sont les chefs spirituels des ismaélites, subventionnent des écoles, des hôpitaux et même des programmes de planning familial, la promotion de la femme, la restauration d’édifices historiques... mais leur action la plus utile consiste sans doute en programmes de développement de l’agriculture, des pépinières, la recherche et l’amélioration des espèces...

Pendant que nous nous promenons dans le jardin un vieux monsieur s’approche, Karim lui demande ce qu’il veut... Il est malade et veut me demander si je sais le soigner... hélas je ne suis pas médecin...

A suivre...

Et vous, qu'en pensez vous ?

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