Suite "Des raisins trop verts"
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Chapitre III (3)
J’ai apporté une cassette avec des chants religieux en pensant que cela allait faire
plaisir aux porteurs shiites puisque c’est leur mois de prière. Nous trouvons un appareil et pendant que Karim et moi nous l’écoutons un des Punjabi l’interpelle :
-« Vous savez ce que vous êtes en train d’écouter ? »
-« Ben, je ne suis pas sourd » -répond Karim.
-« Ce sont des prières et on ne joue pas avec ces choses-là... » réplique le type avec un air menaçant...
Karim le laisse partir puis il me dit :
-« Ce sont des fanatiques... des gens dangereux... tu as vu qu’il a une tache noire sur le front ? ... »
Oui je l’avais remarqué.
-« Ces types mettent un caillou par terre et chaque fois qu’ils prient ils cognent leur front sur ce caillou et en gardent la marque pour faire voir qu’ils sont très
religieux... J’aime pas ces gens... ils sont dangereux... »
-« Mais qu’est ce qu’ils fabriquent ici ? ils ne vont tout de même pas au K2 ? »
-« Non... ça c’est plutôt le genre extrémiste religieux...je ne sais pas ce qu’ils
font ici... il y en a plusieurs... comme s’ils avaient une réunion... on fait bien de
les éviter et d’être discrets...Surtout pas d’histoires, maintenant qu’on est sur le
point de partir... »
Pendant le souper le serveur vient m’avertir que quelqu’un me demande à la
réception... Surprise, je m’écrie
-« Capitaine Mazhar !!! »
-« Vous vous souvenez de moi !... »
C’est le capitaine que nous avions rencontré sur le Baltoro et avec qui j’avais bavardé longuement l’an dernier...
Nous nous installons dans le jardin pour prendre le thé. Karim va passer la soirée dans la chambre de son cousin.
-« Alors, vous êtes en congé ? »
-« Je reviens du Gasherbrum où j’ai accompagné une expédition américaine en
tant qu’officier de liaison... Mais vous que faites vous ici ? »
-« Nous allons au Biafo... »
-« Sans groupe ? »
-« Oui, sans groupe, avec Karim, son cousin et trois autres... »
-« Magnifique ! vous verrez, cette fois vous allez pouvoir apprécier pleinement la
beauté de ces montagnes... et avec cinq de nos gaillards vous êtes dans de bonnes mains et en toute sécurité... »
Puis, comme l’an dernier, nous bavardons longuement... les garnisons sur la frontière avec l’Inde... les expéditions qui vont et qui viennent...
Quand il commence à faire frisquet, nous prenons congé et je vais dans ma chambre. Il s’en faudrait de peu pour se faire un cercle d’amis...
Enfin le 18.VII nous partons tôt le matin en jeep vers Askole.
A Shigar, Karim engage deux autre porteurs, maintenant nous sommes au complet... : Karim, Shafi, Ali, Aidar et Abbas et trois autres qui ne vont nous
accompagner que pendant les premiers jours. L’un après l’autre va nous quitter
au fur et à mesure que le poids du pétrole pour cuisiner et des vivres diminuera.
Cette année la route devait arriver jusqu’à Askole, mais un torrent en a emporté un tronçon ... A l’improviste Shafi s’empare de moi, me jette sur son épaule, traverse le torrent en courant et j’atterris de l’autre côté... tout le monde rit... je suis consternée... et tant qu’à faire... je dépose un énorme baiser très sonore au milieu de sa joue barbue... tout le monde applaudit ... c’est bien parti... nous continuons à pieds...
Le soir nous campons à Askole, j’installe ma petite tente igloo, thermique cette fois... Les autres logeront chez l’habitant. Cette année je n’ai pas raté la couleur
locale et ai emporté mon coran en italien. Le flap de ma tente est relevé, mes petites affaires sont visibles . Le représentant de l’ordre vient me demander de bien vouloir venir signer les registres et montrer nos documents. Il jette un coup d’œil vers l’intérieur et voit la couverture écrite en caractères arabes de mon coran, il regarde aussi mes bracelets à mes poignets, puis il me demande :
-« Vous êtes musulmane ? »
-« Non, j’étudie... »...
-« Atchaa, bohot atchaa hai... » Il approuve et m’emmène au poste, me présente un fauteuil, fait apporter le thé et se met à me poser un tas de questions... Nous parlons des expéditions de l’an dernier. Il est ravi que moi aussi je suis de son avis : les gens de l’an dernier, c’étaient des barbares...
Enfin, Shafi s’approche discrètement... le souper est prêt...
Je vais donc dormir toute seule dans ma petite tente puisque mes compagnons dorment dans les maisons. Une femme européenne seule dans une petite tente en toile au beau milieu d’un village shiite... perdu au fin fond des « zones tribales » de la frontière Nord. Aujourd’hui sur Internet cette zone est qualifiée de « Number one terrorist center of the planet » Par contre, moi, je me sens protégée comme si autour de moi chaque habitant était un ange gardien.
Le lendemain nous partons tôt, nous remplissons nos gourdes d’eau fraîche, je mets prudemment les pastilles de Micropur dans la mienne ...
Les porteurs coupent des branches et s’en font des alpenstock...
Et puis, c’est la longue marche dans cette zone désertique sous un soleil terrible... jusqu’au glacier Biafo... Au lieu de le traverser pour continuer vers le Baltoro, nous obliquons vers la gauche et commençons l’ascension...
Bism’illah... J’ai mal à la tête, sans doute à cause du soleil mais aussi des premières heures en altitude. On est à plus de 3000m . Nous atteignons des
rochers surplombants où nous reposer... Karim et moi nous nous serrons pour
pouvoir bénéficier de l’ombre sur une petite vire... Il voit que cela ne va pas, il se recule et me dit :
-« Couche-toi, appuie ta tête sur mes genoux et dors, ton mal de tête va passer... »
En effet : après une demi-heure je me réveille et je me sens en pleine forme... cela doit être l’altitude...
Quand nous arrivons au premier emplacement des camps le long de la voie classique, il y a des tentes partout et une foule de gens...
Les porteurs et les guides se connaissent, ils parlent ensemble... ils viennent saluer... Shafi prépare sa spécialité : hunza soup... puis macaronis et lentilles...
Mon mal de tête disparaît complètement après avoir mangé...
Chaque soir nous allons rester assis autour du feu, à bavarder... à raconter des histoires d’expéditions et d’ours... Ils me racontent que dans tel endroit les alpinistes étaient partis grimper et quand ils sont redescendus, ils ont trouvé leur
camp dévasté... Les ours avaient déchiré les bidons, malgré l’épais plastique, et
dévoré tout ce qu’il y avait de comestible... Mais en passant ils avaient aussi déchiré tout le reste... tentes, vêtements... tout... et les alpinistes n’avaient pas pu faire autre chose que descendre le plus vite possible à Askole avant de mourir de froid et... de faim... Cela fait rigoler, mais ... y a pas de quoi rire... nous montons vers la zone des ours... qui maintenant savent que campement signifie nourriture ...
Au matin il n’y a que 9°C... ça change des 40°C à Pindi...
Le quatrième jour nous sommes à 4200m selon la carte mais l’altimètre ne marque que 4000m et il commence à pleuvoir... Les porteurs montent la grande tente qui leur est destinée et un auvent sous lequel cuisiner. Karim s’assied dans ma tente pendant le repas.
Le long du glacier, les prés sont fleuris et sur le sable mouillé nous voyons des traces d’ours. Abbas est un fin connaisseur, chaque jour il va cueillir des plantes
pour assaisonner nos repas. Il m’a fait connaître d’armoise qui a un parfum délicieux.
Le lendemain nous rejoignons un excellent endroit pour installer notre campement. Il est plus tôt que prévu car nous avons marché rapidement. Nous brûlons même des étapes et allons plus vite que le parcours décrit dans les guides. Cela ne déplait pas aux porteurs qui rentreront plus tôt chez eux. Il n’est encore que 15h30. Cela va nous permettre de faire un petit tour, regarder les fleurs et faire des photos.
Des porteurs d’un groupe d’Italiens descendent et s’arrêtent pour nous parler...
Ils rebroussent chemin, là-haut il neige et ils n’osent pas passer le col...
Pendant le repas nous nous asseyons autour du feu et nous tenons conseil...
Les porteurs demandent un jour de repos demain car c’est le dernier jour de muharram et cela nous permettra de voir comment évolue la météo.
La nuit est mouvementée d’abord les porteurs se mettent à crier... ensuite j’entends quelqu’un qui passe à côté de ma tente en respirant bruyamment... bouf, bouf, bouf ... je sors de ma tente pour voir ce qui se passe. Les porteurs crient et s’agitent et Karim très indigné me dit :
-« Cet ours a voulu entrer dans ma tente ! » ah bon... le bouf, bouf, bouf c’était
donc un ours...
On se recouche... puis j’ai une étrange sensation... un poids sur mes pieds... dans mon sommeil je le repousse mais continue à dormir...
Le matin, surprise : il a tellement neigé que ma tente est écrasée par la neige...
Les porteurs m’avaient conseillé de monter ma tente à l’intérieur d’un petit enclos en pierres... Le muret a arrêté la neige qui a glissé le long de la pente de ma tente... et voilà : à l’endroit ou mon duvet touchait la toile, il est trempé...tout le reste aussi est humide...
C’est à cet endroit que j’ai pris conscience d’une sensation importante. Je me suis sentie bien, en complet accord avec la nature. Il pleut, je suis mouillée et cela ne m’a pas dérangé, le soleil est apparu et je me suis sentie tout aussi bien... J’ai compris l’attitude des chamois... Les animaux ne se rebellent pas contre la météo, elle est comme elle est et c’est tout... C’est aussi ce que je sens auprès de mes compagnons, ils ne se rebellent pas mais laissent aller... C’est très différent de ce que l’on rencontre auprès des Européens qui ne vivent pas en harmonie avec le temps mais se rebellent : ils luttent contre la pluie, contre le froid, contre la chaleur... C’est sans doute cette acceptation de la nature qui nous a permis de poursuivre tranquillement alors que les Italiens ont rebroussé chemin.
Cette acceptation de la nature comme elle est m’est restée, je m’y intègre et cela
me donne de la tranquillité. Ce jour a sans doute été le point culminant de notre
parcours et un des apprentissages les plus importants de ma vie.
Depuis, j’ai souvent remarqué que si j’essaye de « forcer », les choses tournent
mal tandis que si je laisse aller, les choses s’arrangent d’elles mêmes...
Et vous, qu'en pensez vous ?