« Ah ! qu’il est bon, qu’il est agréable pour des frères d’habiter ensemble ! » Cette exclamation du premier verset du psaume 133 traduit bien l’ambiance engageante qui doit régner dans une communauté d’hommes. Vivre ensemble ne peut suffire. Il faut encore que les membres de la société humaine prennent plaisir à vivre ensemble. Tout le véritable enjeu de la culture et la nécessité de sa transmission résident là. Si la nature sociale de l’homme est un fait – « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18) – il faut encore que cette vie en société lui devienne « bonne » et « agréable », pour reprendre les adjectifs du psalmiste. « Habiter ensemble » certes, mais en construisant, consolidant et préservant des « espaces de paix et de sociabilité » selon l’expression de l’historien Pierre Chaunu. C’est à ce prix seulement que la bonté naturelle de la sociabilisation garantira d’être profitable. « Vivre ensemble » par nature et « prendre plaisir à vivre ensemble » par culture. Le chrétien ajoutera « se consumer pour l’ensemble » par grâce. « Seul », l’homme ne saurait parvenir à s’accomplir totalement. En cela, la culture de l’Evangile introduit un changement radical dans les relations humaines et élargit considérablement leurs perspectives. L’homme ne trouve pas sa raison d’être en existant seulement « avec quelqu’un ». Plus profondément, plus complètement, il donne à sa vie une plénitude inédite en existant « pour quelqu’un ».
De Cicéron à Jacqueline de Romilly
Arrêtons-nous quelques instants sur le terme de « culture ». Du latin « cultura », ce mot correspond à la fois à la « culture de la terre » (l’agriculture) mais aussi au « culte des ancêtres » (la piété filiale). Ainsi, la matrice originelle du mot « culture » se réfère à la terre et aux morts. Faire fructifier la première, en même temps que se souvenir avec respect de ceux qui l’ont travaillée avant nous. « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ? » s’interrogeait déjà saint Paul (1 Cor 4, 7).
Dans ses Tusculanes, Cicéron constatait : « Un champ si fertile qu’il soit ne peut être productif sans culture et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement. Or la culture de l’âme, c’est la sagesse. » Par sagesse, il faut entendre tout ce qui se dégage des passions, des inquiétudes, des pertes de temps pour connaître le vrai, le beau, le bien. Aux yeux de Cicéron, à la culture correspondent donc l’enseignement, la formation, l’éducation qui vont extirper en nous les vices et permettre à notre nature humaine de développer toutes ses potentialités en accueillant la vérité.
Notre filiation nous fait naître, sans mérite de notre part, dans un peuple déterminé, sur un continent déterminé, dans une province, un milieu, une famille, qui ont eux-mêmes un passé, des traditions, des usages, une langue, une manière de concevoir l’existence. De tout cela, nous héritons. La filiation nous fait aussi grandir sur une terre particulière, dans des paysages, dans des bruits, dans des odeurs qui vont impressionner notre sensibilité. La liste des réalités qui interviennent dans notre construction personnelle et qui nous constituent pourrait être longue. Une chose est certaine : notre âme, cultivée par l’éducation selon le mot de Cicéron, reçoit de ce labourage intérieur une conception du vrai, du beau et du bien. Cette culture de l’âme se réalise dans des conditionnements liés à notre filiation, à celle qu’ont reçue nos parents, et ainsi de suite. L’universel, qui serait inaccessible sans la culture, nous est rendu sensible à travers les médiations propres à notre environnement.
A l’école des Grecs, Cicéron souligne ainsi que nous ne pouvons devenir ce que nous sommes qu’au terme d’un effort, d’une transmission. « On ne naît pas homme, enseignait
Jacqueline de Romilly, « on le devient avec peine en cultivant l’amour de la liberté, la passion de la justice et le respect de la vie humaine. » Il n’est pas inutile de rappeler que la peine est attachée à toute culture de la terre : semer la bonne graine, récolter la moisson, moudre le blé réclament de l’énergie, de l’attention, de la ténacité. De même, attendre de l’école qu’elle ne soit qu’un lieu de bien-être serait se méprendre sur la réalité de notre nature humaine blessée. Acquérir des repères, bien user de la langue française ou jongler avec agilité entre tables de multiplications, verbes irréguliers anglais et déclinaisons latines nécessitent forcément… des efforts.
« Profondément, la culture relève du domaine de l’être »
Cependant, la culture n’est pas, comme l’entend Cicéron seulement une action. Cette culture de l’âme qui permet d’accéder au vrai, au beau, au bien, est aussi un filtre. Par « filtre », on entend tous les particularismes à travers lesquels nous ont été proposés le vrai, le beau et le bien. Ces particularismes sont évidemment des mœurs, des œuvres de l’esprit – œuvres littéraires, œuvres philosophiques – qui ont pu nous édifier. C’est encore une histoire qui est la nôtre, une géographie au sein de laquelle nous avons grandi. Tous ces particularismes vont considérablement conditionner notre être. Lors d’une conférence organisée par Les Eveilleurs en 2017 sur le thème « Le multiculturalisme menace-t-il notre civilisation ? », le directeur du Figaro Histoire, Michel De Jaeghere, remarquait : « Un enfant qui est élevé aujourd’hui en Afghanistan, dans une famille polygame, dans l’idéal du djihad, par la seule lecture éventuelle du Coran ne donnera pas le même homme qu’un méditerranéen lisant Homère ou Corneille dans une famille chrétienne, non plus qu’un adolescent écoutant du Métal en regardant les films de Tarantino dans une barre de HLM. »
Mais alors, en quoi la culture révèle-t-elle son caractère décisif ? Parce que, justement, elle n’est pas du domaine de l’avoir. Par « culture », on se méprendrait à entendre d’abord et en premier lieu une accumulation de connaissances. Profondément, la culture relève du domaine de l’être. C’est ce qui explique sa dimension essentielle dans notre quête d’absolu et rend hasardeux l’idée même de sociétés multiculturelles. Dimension essentielle dans notre quête d’absolu parce que la culture judéo-chrétienne invite à se dépouiller du vieil homme, le « barbare », pour revêtir l’homme nouveau, le « disciple », celui dont le cœur, l’esprit et l’âme se laissent labourer par l’Evangile. Rend hasardeux l’idée même de sociétés multiculturelles car il y a utopie à faire vivre ensemble, en communauté, des personnes qui, n’ayant pas reçu l’accès à l’universel à travers les mêmes particularismes, n’ont pas le même langage pas la même conception du vrai, du beau et du bien. Et comment pourraient-ils dès lors s’entendre sur un Bien Commun, puisque précisément leur caractère est ne pas avoir l’idée du bien en commun ?
L’article La culture, au service du Bien Commun est apparu en premier sur Valeurs actuelles.
Extrait de: Source et auteur
Et vous, qu'en pensez vous ?