Jérôme Fourquet : « Dans le monde académique et médiatique, les commissaires politiques sont toujours présents et continuent à jouer leur rôle de flic de la pensée »

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Le sondeur, auteur d’une nouvelle somme sur la géographie électorale du pays, « La France d’après » (Seuil), nous a accordé un entretien fleuve.

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Certains journalistes ont tenté à travers des portraits, de percer à jour vos intentions idéologiques, savoir en gros d’où vous venez, pour qui vous roulez. L’Obs a récemment fait de vous « l’oracle des déclinistes » et explique que grâce à votre « inventivité » à votre « passion des données et à une forme de roublardise » vous vous êtes « imposé dans le débat public, au point d’inspirer le pouvoir, et que « sous couvert de neutralité » vous « instillez une idéologie imprégnée de pessimisme et de nostalgie ». Que cela vous inspire-t-il ?

Poutine vient de recréer le poste de commissaire politique dans l’armée russe. Dans l’armée rouge, cette fonction était absolument centrale puisque ces hommes appliquaient d’une main de fer les consignes du Parti dans chaque unité et surveillaient les hommes du rang comme les officiers pour s’assurer de leur pleine et entière loyauté. Les « déviants » ou les « éléments suspects » étaient implacablement sanctionnés. Au moment de l’effondrement de l’URSS, les commissaires politiques ont disparu dans l’armée rouge. Mais pas en France ! Dans le monde académique et médiatique, ils ont toujours été présents et ils continuent de jouer leur rôle de flics de la pensée. Tout analyste ou individu qui produit un travail visant à éclairer le réel et qui contrarierait la doxa et le discours officiel doit être purgé et marqué au fer rouge. La hargne des chiens de garde est décuplée car leur idéologie est de plus en plus invalidée par des faits objectifs et le réel, ce qui leur est insupportable.

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Marianne

Justement, au printemps dernier, vous avez inspiré le terme « décivilisation » au Président de la République, au cours d’un déjeuner, sans avoir vraiment eu l’opportunité d’expliquer ce que vous entendiez par-là. Pouvez-vous le faire ici ?

J’avais quasiment fini d’écrire ce livre. Nous avons été invités, avec Jean-Laurent Cassely, Jean Viard et Philippe Moati, pour parler consommation et pouvoir d’achat à l’Élysée. On avait préparé nos fiches, on était un peu dans nos petits souliers (rires) ! Le déjeuner se passe, on ne parle que des sujets prévus. Mais c’était quelques jours après le meurtre d’une infirmière à Reims, et le jour où un chauffard a pris une voie à contresens et percuté une voiture de police à Roubaix, tuant trois policiers. Et à la fin du repas Emmanuel Macron nous demande : « Comment vous voyez la montée des tensions, des violences, dans la société ? » Tout le monde regarde ses chaussures. J’avais, dans le cadre de la rédaction de mon livre, réfléchi au sujet.

« L’expression “il a pété un câble” devient banale. »
En repartant des travaux de Norbert Elias qui parlait de processus de civilisation, on pouvait se demander si on n’était pas dans un process de décivilisation : tous les mécanismes d’auto-contrôle, de canalisation des pulsions, de mise à distance de la violence, d’intériorisation des règles de civilité, transmis dès le plus jeune âge, semblant fonctionner moins bien aujourd’hui qu’hier. Plus que les faits divers très violents, je suis frappé plus encore par la traduction à un premier niveau de l’érosion des mécanismes éliassiens avec la montée de la tension dans les relations interpersonnelles : par exemple ce qui se passe dans les guichets (banque, poste, etc.), la façon dont certains s’adressent aux caissières dans les supermarchés, comment, pour une queue de poisson, un mauvais regard, ça part en vrille à un feu rouge. L’expression « il a pété un câble » devient banale. Les atteintes aux élus locaux, aux pompiers, aux arbitres de foot amateurs, etc, montrent que des gens se tiennent moins qu’avant, et se sentent autorisés à dégoupiller et à franchir les bornes.

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Marianne

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Troisièmement, il faut quand même s’interroger sur le pourquoi de cette situation. Il y a quand même bien des raisons qui poussent cet électorat-là à préférer Le Pen à la gauche. J’arrive ici sur un point de désaccord analytique important avec le duo d’auteurs. Ils considèrent que le vote est essentiellement structuré, notamment dans les milieux populaires, par la question des inégalités du pouvoir d’achat et donc, en gros, par les questions économiques et sociales. Or quand on regarde les programmes de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen, c’est le premier qui était, objectivement le mieux disant sur ces questions-là : hausse du SMIC, hausse des minima sociaux, retraite à 60 ans, SMIC jeune, plusieurs tranches d’impôt supplémentaires sur les hauts revenus… Si ces milieux populaires étaient mus électoralement principalement par la question économique et sociale, comment se fait-il qu’ils n’aient pas préférentiellement opté pour Jean-Luc Mélenchon ? Pour répondre à cette question, je pense qu’il faut intégrer dans le modèle analytique explicatif le fait que ces électeurs se déterminent aussi sur d’autres sujets : la question de l’assistanat, les questions sécuritaires, l’immigration et l’identité. Je suis tout à fait d’accord pour considérer que la question sociale pèse, mais elle n’est pas la seule à rentrer en ligne de compte.

Si on voulait reprendre et pasticher Lénine, qui disait « Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité », on pourrait dire que le lepénisme, c’est le social plus le régalien. Cette martingale-là, Marine Le Pen l’a élaborée progressivement, parce qu’elle a bien diagnostiqué notamment dans sa terre d’élection du bassin minier du Pas-de-Calais, cette double-aspiration de l’électorat populaire de la France périphérique. C’est ce logiciel qui lui permet de virer en tête dans cet électorat. Et pour revenir à votre question, si la gauche veut de nouveau renouer avec ces pans entiers de l’électorat populaire de la France périphérique, il faudra apporter des réponses à ses attentes et à ses préoccupations sur ces sujets. Ou a minima ne pas nier cette dimension…

(…)

Marianne

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