revue de presse – La neutralité suisse ne plaît pas aux médias occidentaux

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24heurs.ch -Catherine Frammery

La Suisse est hors sol, elle s’éloigne du destin européen, elle fait le jeu de la Russie… L’affaire de la non-réexportation d’armes a intensifié les critiques de la neutralité suisse dans les médias européens et américains. Sélection non exhaustive

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L’Autriche campe sur sa «neutralité permanente» mais augmente son budget militaire, la Finlande et la Suède ont décidé de rejoindre l’OTAN, l’Irlande emberlificotée se dit «pas politiquement neutre mais militairement neutre», Malte affirme régulièrement qu’elle soutient autant qu’il est possible l’Ukraine «dans les limites de sa Constitution»… Mais la Suisse est de loin celui des pays neutres d’Europe qui suscite le plus d’attention de la presse – car la Suisse est neutre mais elle produit et vend aussi des armes. Contradiction pour certains, nécessité pour les autres: revue de détail.

«La Suisse ne soutient qu’à contrecœur les sanctions contre Moscou, elle ne veut pas fournir de munitions à l’Ukraine et contribue à dissimuler des actifs russes: la Suisse devient une alliée volontaire du Kremlin.» Intitulée «Vladimir Poutine peut toujours compter sur la Suisse», la tribune de l’économiste et chroniqueur allemand Michael Sauga dans le Spiegel n’est pas passée inaperçue, le 28 février dernier. «Le «tournant» de notre temps (Zeitenwende) menace le paradis des investissements des autocrates», écrit-il encore, citant à l’appui de ses propos l’ex-directeur financier de Deutsche Bank, le Suisse Josef Ackermann: «Une action trop dure contre les oligarques et les actifs russes pourrait s’avérer «dévastatrice pour la place financière […] Les citoyens d’autres pays auraient à l’avenir aussi peur d’investir de l’argent en Suisse.» Les experts supposent que l’industrie financière du pays est devenue aussi dépendante des flux d’argent sale que l’industrie allemande l’est du gaz russe, reprend suavement Michael Sauga. […] Plus de transparence en matière financière et fiscale […] pourrait enlever à la Suisse sa réputation de lieu de rencontre des oligarques et serait aussi le moyen le plus efficace de restaurer la neutralité du pays, qu’il a perdue au service de l’économie oligarchique de Moscou.»

La charge est violente – au point que l’ambassadeur suisse en Allemagne, Paul René Seger, s’est fendu – toujours dans le Spiegel – d’une longue réponse en forme de démenti, évoquant la conférence sur la reconstruction de l’Ukraine de Lugano, les 75 000 Ukrainiens réfugiés dans le pays, et les 7,5 milliards de francs suisses de fonds russes bloqués en Suisse, «une somme tout à fait respectable» face aux 21,5 milliards bloqués dans l’ensemble de l’UE. Mais les reproches à la Suisse se retrouvent dans plusieurs pays: c’est peu de dire que le droit de la neutralité et la loi sur le matériel de guerre suisses sont peu compris.

«A quoi ça sert d’acheter des armes qu’on ne peut pas utiliser?» (NYT)

«Des siècles de neutralité sont en train d’être testés», analysait le New York Times le 12 mars. «Les Suisses, qui hébergent les Nations unies et la Croix-Rouge à Genève, se voient comme les faiseurs de paix du monde et comme des humanitaires. Mais les Occidentaux aujourd’hui voient les hésitations suisses – sur la réexportation d’armes comme sur les sanctions, dont des diplomates soupçonnent que la Suisse n’en fait pas assez pour les faire appliquer – comme un signe que la motivation du pays est plus le business que l’idéalisme […] La Suisse est prise dans un conflit d’intérêts; pour ses marchands d’armes, ne pas pouvoir exporter leurs armes pourrait rendre impossible de conserver certains clients européens importants […] mais la tradition de neutralité pousse dans l’autre sens […] Les Occidentaux soulignent que la Suisse profite depuis des décennies d’être protégée par ses voisins, membres de l’OTAN, mais qu’elle n’a montré aucune propension à vouloir les aider.» Plus de 500 lecteurs du NYT ont commenté cet article, avec une question récurrente: «A quoi ça sert d’acheter des armes qu’on ne peut pas utiliser?»

 Jusqu’où l’obstination helvétique à ne pas aider «militairement» Kiev ira-t-elle?» (Le Monde)

«La Suisse s’éloigne du destin collectif européen, analysait aussi Le Monde début mars. […] La Suisse peine à se ranger pleinement et sans états d’âme dans le camp occidental face à l’impérialisme russe. Répétée à plusieurs reprises depuis un an, l’interdiction de Berne aux acquéreurs (allemand, danois, espagnol) d’armements helvétiques de les expédier à l’armée ukrainienne suscite de la consternation […] Le fait que le pays en prenne pour son grade à l’extérieur de ses frontières, avec de nombreuses allusions à la collaboration bancaire de la Suisse avec le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, ne semble pas encore en mesure d’infléchir l’entêtement du gouvernement, ni celui du parlement – les deux se renvoyant la balle.»

L’affaire des 60 systèmes de défense sol-air Rapier mis au rebut a suscité une nouvelle salve dans Le Monde, le 13 mars: «Jusqu’où l’obstination helvétique à ne pas aider «militairement» Kiev, même de manière indirecte, ira-t-elle? […] Il est peu probable que ce dossier, qui met à mal l’image de la Suisse à l’étranger, disparaisse de sitôt. Car l’armée helvétique va mettre hors service d’autres systèmes d’armes étrangers ces prochaines années, à commencer par 248 chars d’infanterie M113 et plus de 100 canons d’artillerie de type M109. Des équipements de conception américaine, déjà déployés dans le Donbass face à l’assaut russe.»

«La neutralité, une réponse simpliste à des questions géopolitiques complexes» (The Economist)

«Les pays «neutres» de l’Europe doivent s’adapter au nouveau monde» écrit Charlemagne dans The Economist. La guerre en Ukraine rend leur politique désespérément naïve. […] L’Autriche et la Suisse ont réaffirmé leur engagement pour la neutralité, offrant leurs services pour accueillir des négociations de paix, un rôle très en vue pour les neutres (mais il existe aussi d’autres hôtels chics dans d’autres pays pour les pourparlers, si et quand ils auront lieu). La neutralité apparaît de plus en plus comme une réponse simpliste à des questions géopolitiques complexes. La sécurité de l’Europe se joue dans les tranchées ukrainiennes. […] Les fusils des pays qui ne sont pas neutres défendent implicitement des pays comme l’Autriche, qui peuvent ainsi garder leur argent et se draper dans leurs valeurs.» L’éditorialiste Charlemagne termine en citant le Congrès américain, qui a proclamé sa neutralité en 1935, 1936, 1937 et 1939… avant de rejoindre les Alliés en 1941. «Il est peu probable que la Suisse ou l’Irlande soutiennent l’Ukraine de tout leur poids, ce qui aurait le même effet. Mais il s’agirait d’une décision bienvenue pour rejoindre le monde réel.»

La neutralité ne protège pas l’Autriche

L’Autriche est aussi confrontée à des questions sur son identité de pays neutre – sa Fête nationale du 26 octobre célèbre justement le jour où sa «neutralité permanente» est entrée dans la loi. «Et si Vladimir Poutine se comportait de manière agressive envers notre pays», imaginent deux contributeurs de l’autrichien Der Standard, Veit Dengler et Rainer Nowak. Pourquoi, pour tenter de débloquer la situation et diviser les Européens, le président russe ne pourrait-il pas choisir de «frapper durement un pays qui n’est pas membre de l’OTAN mais qui applique des sanctions et qui est membre de l’UE? […] Pendant longtemps, Poutine a considéré l’Autriche comme un allié secret. Presque toute l’élite politique l’a courtisé, un ministre des Affaires étrangères s’est même littéralement agenouillé devant lui. Plus de tapis rouges, de schnaps et de servilité, ce n’est pas possible. Mais ça, c’était avant l’attaque en Ukraine. […] Si un missile balistique venait «se perdre» en route vers l’Ukraine et l’Autriche, faisant des victimes civiles, le signal serait sans équivoque: Poutine est prêt non seulement à poursuivre la guerre en Ukraine, mais aussi à l’étendre. Que se passerait-il? Une immense indignation […] En Allemagne, en France, le débat politique dégénérerait. Le parti des «négociations à tout prix» se sentirait renforcé. Mais à part ça? Une contre-attaque militaire? L’Autriche ne pourrait pas le faire militairement, les amis de l’OTAN n’auraient pas à le faire politiquement. Théoriquement, les partenaires de l’Union européenne pourraient intervenir. Mais l’Allemagne, par exemple, se laisserait-elle entraîner directement dans une contre-attaque officielle? Peu probable.»

«La neutralité ne protège que si elle est militairement sérieuse et forte comme celle de la Suisse» (Der Standard)

Et d’enchaîner: «La neutralité ne protège que si elle est militairement sérieuse et forte comme celle de la Suisse. La neutralité de l’Autriche est symbolique et rhétorique. Notre scénario est peut-être farfelu et irréaliste, mais […] il pourrait être une raison de réfléchir au manque de solidarité de l’Autriche et d’en discuter ouvertement.» Et de rappeler un peu plus loin que l’OTAN est «le port naturel où entrent également les autres pays neutres, la Suède et la Finlande».

Plus de 1200 personnes ont commenté cette prise de position iconoclaste, qui en a entraîné une autre, toujours dans Der Standard, signée de l’ex-diplomate autrichien Michael Reinprecht: «Le fait est que les gens de ce pays se sentent émotionnellement liés à la neutralité. Le taux d’approbation de plus de 70% est resté constant pendant des années, et une suppression de la loi sur la neutralité sans référendum est peu susceptible d’être politiquement réalisable. […] (Mais) il y a quelque chose dans l’argument d’une neutralité militairement sérieuse, et cela correspond aussi à ce que prescrit la loi elle-même, selon laquelle l’Autriche s’engage à «défendre la neutralité par tous les moyens dont elle dispose». Les forces armées autrichiennes ont été sous-financées ces dernières années. Mais avec le plan de relance 2032, le gouvernement veut désormais maîtriser cette situation. A partir de 2027, les dépenses de défense de l’Autriche devraient s’élever à 1,5% du PIB par an. Avec cela, dit-on dans les états-majors, l’armée peut maîtriser une situation de menace. On ne peut donc pas dire que l’Autriche est un «passager clandestin» parce qu’elle s’appuie sur les efforts de défense des pays voisins de l’OTAN, puisqu’il va y avoir ce renforcement militaire.»

La minorité qui réclame des changements dans la neutralité se fait néanmoins «de plus en plus entendre», écrit le Financial Times, qui cite le chancelier Nehammer, un ancien militaire, lors de son discours prononcé un an après l’invasion: «Cette neutralité nous a valu la confiance de plus de 50 organisations internationales, elle est et reste utile à notre pays.» Mais dans une lettre ouverte, plus de 90 politiques de tout bord, ex-diplomates et militaires de haut rang, ont récemment demandé que soient revues des décennies de non-alignement, écrit encore le FT.

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