Écologie — Le Reich était vert de gris

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Dans un étonnant livre enquête, Philippe Simonnot explique comment le nazisme se fit le champion de l’écologie politique en puisant au même antihumanisme qu’elle.

Carte postale des années 30, « Le Führer, l’ami des animaux »

 À défaut de l’avoir jamais su, on l’avait oublié. Moins par inattention qu’à cause d’un chaînon manquant, qui avait comme interrompu le fil de l’histoire. Entre la naissance de l’écologie comme science en 1866, sous la houlette du biologiste allemand Ernst Haeckel, et sa mutation en idéologie de la contre-culture en 1968, la page serait restée blanche. Il a fallu Luc Ferry et son Nouvel ordre écologique, qui dénonçait, en 1992, les dangers de la écologie profonde et son refus de tout anthropocentrisme, pour rappeler qu’entre ces deux dates, le nazisme avait fait franchir à l’écologie une étape décisive en en faisant une réalité politique. C’est la genèse de cette filiation que retrace et démêle d’abord Philippe Simonnot, récemment disparu, dans Le Brun et le Vert. Avant de scruter le corpus législatif et réglementaire pléthorique dont les nazis dotèrent le IIIe Reich en matière d’écologie, dès l’accession de Hitler au pouvoir en 1933.

À l’origine était donc Haeckel. Inconnu du public français, ce spécialiste des invertébrés marins fut le promoteur de Darwin en Allemagne, mais surtout l’inventeur du darwinisme social, soit l’application aux sociétés des théories du naturaliste britannique, et parmi elles la sélection naturelle et l’élimination des plus faibles. De la théorie évolutive, Haeckel, farouchement antichrétien et anti­sémite, déduisit d’une part le caractère insignifiant de l’humanité et l’absence de frontière entre celle-ci et le monde animal, de l’autre une classification des races humaines. Et c’est sous le patronage d’un Darwin revu et corrigé qu’il plaça son concept d’Ökologie, en le définissant comme « le corps du savoir concernant l’économie de la nature (…), l’étude de ces interrelations complexes auxquelles Darwin se réfère par l’expression de conditions de la lutte pour l’existence ».

Après Haeckel, mort en 1919, son disciple Walther Schoenichen reprit le flambeau de la science écologique naissante. Directeur de l’Office d’État pour la préservation de la nature en Prusse sous la république de Weimar, il adhéra au Parti nazi en 1932 et salua l’arrivée de Hitler au pouvoir l’année suivante en affirmant dans son journal : « Le peuple allemand doit être nettoyé, et de même la campagne allemande. » Un programme que le IIIe Reich naissant allait suivre à la lettre. Car pour les théoriciens nazis, le peuple allemand puise sa force de l’union du sang et du sol (Blut und Boden), menacée par les forces adverses de la démocratie, du capitalisme, du libéralisme, qu’il importe donc de combattre pour protéger l’un et l’autre.

Cette religion de la nature plus ou moins baignée de romantisme agraire et d’anti-urbanisme imprégnait déjà en réalité un appareil nazi hostile à tout anthropocentrisme. Membre du parti, le biologiste Paul Brohmer affirmait ainsi : « Selon notre conception de la nature, l’homme est un chaînon dans la chaîne naturelle comme n’importe quel organisme. » De 1933 à 1942, près de vingt-cinq lois et règlements donnèrent corps à cette croyance. Expression d’un souhait personnel de Hitler, la grande loi sur la protection de la nature de 1935 imposa l’idée d’une nature reine à protéger contre le capitalisme destructeur des paysages. Votée deux ans plus tôt, la loi sur la protection des animaux, qui ne faisait pas de différence entre animaux domestiques et sauvages, utiles et nuisibles pour l’homme, la surclassait pourtant. Elle fut encore renforcée par une loi sur l’abattage des animaux — qui visait en réalité le rituel des Juifs, accusés d’insensibilité — et d’autres lois et décrets sur leur transport, l’éclairage et la ventilation des stalles, le ferrage des chevaux, mais aussi l’interdiction aux Juifs de détenir des animaux domestiques. On alla jusqu’à prohiber l’application d’œillères aux chevaux !

Tous les barons du régime se mobilisèrent pour défendre cet arsenal législatif. Hitler apparut nourrissant des biches dans la forêt sur des cartes postales légendées « Le Führer, ami des animaux ». Apôtre du Blut und Boden, Richard Walther Darré, ministre de l’Alimentation et de l’Agriculture, justifia l’extension du Reich vers l’est en affirmant que seule la race germanique était apte à tirer le meilleur profit de ses terres, et promut une exploitation agricole permettant de « garder la terre en bonne santé ». Mais c’est Göring qui fut le champion absolu de l’écologie nazie. Comme « grand veneur du Reich », il inspira en 1934 une loi qui encadrait sévèrement la chasse et, note Simonnot, faisait du chasseur « le responsable d’un état originel sauvage ». Comme maître des forêts du Reich, il s’appliqua à sanctuariser ce berceau mystique de la race germa­nique, lieu de son enracinement et de son unicité, à l’opposé du désert des Juifs, réputés un peuple d’errants, ennemi des forêts.

C’est encore le régime nazi qui construisit, sous la houlette du ministre Fritz Todt et de son adjoint Alwin Seifert, nommé « avocat du Reich pour le paysage », des milliers de kilomètres d’autoroutes présentées comme respectueuses de l’environnement, le tout technologique devant s’allier au tout naturel. Et qui promut l’agriculture biodynamique, soutenue par la SS de Himmler dans les territoires conquis à l’est. Là, Seifert entendait « germaniser » le paysage en plantant de forêts la steppe polonaise. À nouveau, l’écologie nazie se faisait l’alliée du nationalisme raciste du régime.

Le IIIe Reich disparu, les thuriféraires de sa politique écologique ne furent pas inquiétés après la guerre. Leur défense consista à affirmer, comme Seifert, qu’ils avaient

« été plus verts que bruns ». Les décennies passèrent et il fallut attendre le milieu des années 1980 pour voir un écologiste allemand membre du parti des Verts, Rudolf Bahro, revendiquer l’héritage écologique du nazisme, jusqu’à souhaiter l’avènement d’un « Adolf vert ». Alors que l’écologie est devenue une sorte de dogme officiel dans le monde occidental depuis les années 2000, lequel de ses militants s’associerait à ce vœu ? Elle n’en formule pas moins, particulièrement dans ses ramifications qui ont pour noms l’animalisme, l’antispécisme et le culte de la nature, des propositions politiques identiques à celles que vota le IIIe Reich, au nom d’un même refus de l’humanisme judéo-chrétien. Cette passionnante enquête refermée, ce sont les conséquences vertigineuses de ce refus qu’elle invite encore à méditer. 

Source : Figaro Histoire

Le brun et le vert
Quand les nazis étaient écologistes
par Philippe Simonnot,
publié le 17 novembre 2022
aux éditions du Cerf,
à Paris,
229 pp,
ISBN-10 : 2 204 152 404
ISBN-13 : 978-2204152402

 

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