Qui se sent gêné par la démocratie directe?
Recette d’Avenir Suisse pour son abolition à long terme
par Marianne Wüthrich, docteur en droit, Horizons et Débats, No 18, 19 août 2019
«Avez-vous déjà récolté des signatures pour une initiative ou un référendum? […] Obtenir des signatures est une chose, mais tout aussi important est l’effet durable de ces conversations plus ou moins longues.»
Le modèle suisse avec ses piliers de la démocratie directe, du fédéralisme, de la neutralité et de l’indépendance est un modèle à succès – comme chacun le sait. Néanmoins, ce modèle n’est pas gravé dans la pierre: il se nourrit de la participation commune des citoyennes et citoyens, de l’exercice actif de leurs droits politiques, de leur participation aux multiples petites et grandes tâches exigées par la participation au système de milice. Le fondement indispensable de ce modèle repose sur l’enseignement et la formation des jeunes en vue de devenir citoyen à part entière. En font partie des cours d’instruction civique et d’histoire de la Suisse. Puis, tout aussi important est le développement de l’esprit et de l’attitude intérieure: l’expérience des discussions à la table familiale avant une votation populaire, la joie des enfants lorsqu’ils peuvent déposer le bulletin de vote de leurs parents dans l’urne, la participation active au corps des jeunes pompiers ou des cadets auxiliaires de circulation.
Toutefois, au cours des deux ou trois dernières décennies, le modèle suisse est remis en question de divers côtés et pour diverses raisons. Afin de pouvoir nous armer contre de telles tentatives – le plus souvent non déclarées –, il est nécessaire de connaître les auteurs. Qui a un intérêt d’abaisser la Suisse et sa population au niveau du mainstream, dans le domaine étatique, économique et social et de l’intégrer plus étroitement au niveau international? Tout d’abord, il y a la centrale bruxelloise et ses commissions, n’ayant aucun intérêt d’être constamment confrontée à un modèle de démocratie directe et souhaitant, en outre, améliorer leur situation financière avec des fonds suisses (ce qui ne sert pas à grand-chose, si le système n’est pas viable).
Cependant, en première ligne, il faut cibler les milieux à l’intérieur du pays qui s’en prennent aux fondements mêmes de la Suisse. Dans Horizons et débats, nous allons examiner ces acteurs de plus près. L’un d’eux est le think-tank Avenir Suisse, créé en 2000 par 14 multinationales ayant leur siège en Suisse. Leur cercle s’est entre-temps élargi. Avenir Suisse «développe des idées pour l’avenir de la Suisse» visant «à préparer le terrain pour les futures réformes politiques et sociales».1 L’une des idées novatrices pour préparer le terrain est l’article «Une démocratie directe numérique» publiée le 30 juillet 2019 avec le sous-titre trompeur «Renforcer les droits populaires suisses».2
La numérisation de la démocratie directe ne fonctionne pas
Le concept est très simple: à plus long terme, la démocratie directe doit être entièrement transférée dans l’espace virtuel – une absurdité sans précédent! En réalité, cela signifierait la fin certaine de la participation directe des citoyens à la communauté. Car celle-ci est obligatoirement liée aux relations personnelles et à la libre formation de l’opinion dans les échanges avec ses concitoyens.
La récolte électronique de signatures pour les initiatives et les référendums («E-Collecting») dématérialiserait ce travail. Le «E-Voting» – ayant déjà fait l’objet d’un examen critique à plusieurs reprises dans Horizons et débats – sera initialement introduit comme troisième option à côté des actions classiques de vote (urnes et voie postale). Mais Avenir Suisse veut également faire évoluer le processus de formation de l’opinion dans l’espace numérique, appelé «E-Discussion».
Les «arguments» des auteurs ne vont pas nous retenir plus longtemps, car ils conduisent le lecteur sur une voie de garage. Pour l’écrasante majorité des citoyens de notre pays, la démocratie directe n’est pas négociable et nous refusons fermement d’être des défenseurs de «coutumes démocratiques idéalisées» et d’être opposés à toute transformation technologique. Quiconque prétend qu’il s’agit «d’améliorer la qualité de la démocratie» et «de l’adapter aux besoins des générations futures»3 n’a aucune idée de la réalité ou alors il émet des contre-vérités.
Entretiens entre citoyens ou E-Collecting
Avez-vous déjà récolté des signatures pour une initiative ou un référendum? L’initiative fédérale «Pour une démocratie sûre et fiable (moratoire sur le vote électronique)» [report de l’introduction du vote électronique pour cinq ans, suivi d’un bilan de sécurité] est actuellement une excellente possibilité pour des échanges personnels avec ses concitoyens.4 Obtenir des signatures est une chose, mais tout aussi important est l’effet durable de ces conversations plus ou moins longues. La grande majorité des personnes sollicitées ne savaient pas que cette initiative avait été lancée, car les médias grand public n’en ont guère parlé. Les récolteurs offrent des informations supplémentaires, au cours de la conversation et avec du matériel supplémentaire à emporter. Lorsqu’on leur demande: «Connaissez-vous quelqu’un d’autre qui pourrait vouloir signer», certains d’entre eux emportent quelques feuilles de signatures, ce qui aide à faire connaître l’initiative et, en même temps, à approfondir leur propre implication dans le sujet.
Et qu’est-ce qu’Avenir Suisse nous offre avec son E-Collecting? «Puisque les déclarations de soutien se feraient sans discontinuité de support (sans passer de l’ordinateur au papier), les chances de succès des campagnes de collecte seraient accrues.5 «Déclarations de soutien sans discontinuité de support» – un tel non-sens! Et quel mauvais jugement de la nature humaine: nous adorons passer de temps en temps de l’Internet omniprésent au papier et aux rencontres humaines.
Finalement, Avenir Suisse exige – nous savions que cela arriverait! – une «modernisation du référendum et de l’initiative». Etant donné que la récolte électronique est moins coûteuse pour les auteurs et que les signatures seront prétendument récoltées plus rapidement, le nombre requis de signatures doit être augmenté. Et pour couronner le tout: «Les expériences en matière de récolte électronique devraient être évaluées régulièrement. Si le canal numérique devait s’avérer clairement plus avantageux, les structures parallèles devraient être abolies. […]»6 C’est clair? Les «structures parallèles» font référence à la collecte de signatures sur papier qui, tôt ou tard, ne sera plus nécessaire. La question de savoir dans quelle mesure la récolte électronique pourrait s’avérer «clairement avantageuse» est encore plus délicate: est-ce parce que sans la conversation personnelle, la manipulation des opinions dans la direction souhaitée par certaines «élites» serait plus facile? Cette question importante pour la pérennité de la démocratie directe en Suisse nous amène au deuxième domaine qu’Avenir Suisse souhaite développer: la «E-Discussion».
Facebook et Google mènent-ils à une «simplification des échanges d’opinions»?
En Suisse, le processus de formation de l’opinion ne se fait (heureusement) pas uniquement par le biais des «réseaux sociaux», sur ce point nous sommes d’accord avec Avenir Suisse. Cependant, il est audacieux de prétendre «qu’il est difficile de manipuler les utilisateurs et de faire changer d’opinion par le biais des réseaux sociaux». L’affirmation que les effets des contre-vérités et l’influence qui en découle «n’ont pas encore été suffisamment éclaircies» est très surprenante.7 Le bon sens, en tous cas, arrive à une conclusion différente. Rappelons-nous, par exemple, les titres manipulateurs concernant l’initiative sur l’autodétermination dont nos cerveaux ont été imbibés jour après jour, heure après heure, minute après minute sur tous les écrans dans les gares ou comme «cadeau publicitaire» en utilisant Google: «Non à l’abolition des droits humains» et d’autres slogans de la sorte. Et le fait que l’on puisse aussi s’adresser aux jeunes via Facebook est un argument qui ne convient pas à la démocratie.
Pour entrer dans une discussion plus approfondie et plus pertinente avec les jeunes sur des questions politiques et leur permettre de se forger leur propre opinion, il faut plus que quelques gros titres, pouvant avoir un effet particulièrement manipulateur sur les jeunes mal informés. A plusieurs reprises un de mes élèves d’école professionnelle m’a demandé: «Etes-vous pour ou contre le sujet de votation XY?» Quand je lui ai demandé ce qu’il savait déjà du sujet, il s’est souvent avéré qu’il n’avait connaissance que d’un gros titre. En lisant et discutant en classe le contenu du texte officiel et les arguments pour et contre, il était possible de poser une base pour la formation d’une opinion personnelle, et les élèves qui, en deuxième ou troisième année d’apprentissage, avaient déjà 18 ans ou plus ont quitté la salle de classe tout content en déclarant: «En fait, je ne voulais pas aller voter, mais maintenant je sais de quoi il s’agit et je vais y aller». D’ailleurs, la plupart de mes étudiants d’origine étrangère avaient le droit de vote parce qu’ils avaient été naturalisés pendant leur formation professionnelle ou plus tôt avec leur famille.
Vote électronique: la démocratie directe n’est pas un jeu électronique
Horizons et débats a déjà décrit à plusieurs reprises les pièges du vote électronique et de son inaptitude pour la démocratie.4 Au lieu de débattre des très sérieuses critiques des spécialistes en informatique membres du comité d’initiative «Pour un moratoire sur le vote électronique», les auteurs d’Avenir Suisse les ignorent pour instaurer le plus rapidement possible le vote électronique en «fonctionnement ordinaire» (c’est-à-dire sans procédure d’approbation préalable).8 Et ce, malgré toutes les mésaventures survenues jusqu’à présent et contrairement aux objections sérieuses soulevées par plusieurs partis et cantons lors de la consultation de la Chancellerie fédérale au printemps 2019.
Ci-dessus, les conditions nécessaires pour garantir à notre jeunesse le maintien et le développement de la démocratie directe suisse ont été présentées. Si Avenir Suisse prétend que sans le vote électronique, il faut s’attendre à l’avenir à une baisse de la participation de la «génération Z»,9 nous objectons que quiconque confond une votation populaire avec un jeu vidéo ne contribuera en rien à la survie du modèle suisse. Nous adultes avons l’obligation de donner aux enfants et aux adolescents qui nous
sont confiés les bases et les outils pour le faire.
Bilan
Revenons à la question initiale de ce texte: qui se sent gêné par la démocratie directe? Si l’on replace la conception des auteurs d’Avenir Suisse dans son contexte, il semble raisonnable de conclure que l’objectif qui le sous-tend est très différent du souci de maintenir l’existence des nombreux droits populaires des citoyens suisses. Les auteurs nous disent même explicitement le but du voyage: «Le vote électronique a le potentiel de devenir un jour le seul canal de votation, non seulement en raison de l’évolution des modes de vie, mais également pour des questions d’efficacité»10 Alors, éliminons les urnes, finissons-en avec les discussions avec les concitoyens lors de la récolte des signatures, abandonnons le processus indispensable de la formation de l’opinion par la discussion des faits et des contenus – vers une pensée bétonnée au moyen de gros titres manipulateurs, vers un clic sur la touche Oui ou Non sans comprendre de quoi il s’agit. Si tout se passait dans l’espace virtuel, si toutes les frontières étaient floues et si toutes les personnes étaient isolées devant leur ordinateur – le Plan d’études 21 fait partie de cette stratégie –, il n’y aurait plus qu’un petit pas à franchir, faisant basculer la Suisse dans le monde de l’UE centraliste à outrance, et de l’OTAN belliciste sans fin.
Telle est la vision effrayante. – Cependant, nous, en tant que citoyens suisses, nous avons le pouvoir de contrecarrer de tels agissements. Nous devons prendre des contre-mesures et, en Suisse, nous disposons des instruments nécessaires pour le faire: utilisons nos droits populaires de manière sensée et toujours orientée sur le bien commun. Ne soyons pas irrités par le chant des sirènes ou les chantages. Gardons les pieds sur terre et profitons du grand nombre de personnes dans notre pays et dans toutes les régions du monde souhaitant créer un avenir basé sur la coopération et la paix. •
1 Avenir Suisse, Mission Statement (https://www.avenir-suisse.ch/fr/ueber-uns-fr/)
2 Amman, Matthias; Schnell, Fabian. Une démocratie directe numérique. Juillet 2019 Avenir Suisse, Zurich (cité: Avenir Suisse)
3 Avenir Suisse, p. 7
4 cf. «La démocratie directe n’est pas un jeu informatique» in: Horizons et débats no 8 du 1/4/19; «Le Conseil fédéral reporte l’adoption de la réglementation législative du vote électronique. Il est encore temps de repenser la situation dans la Berne fédérale» in: Horizons et débats no 16
du 22/7/19
5 Avenir Suisse, p. 8
6 Avenir Suisse, p. 8
7 Avenir Suisse, p. 9
8 Avenir Suisse, p. 12
9 Avenir Suisse, p. 10s. Selon Wikipédia, la «génération Z» est principalement attribuée aux années de naissance entre 1997 et 2012
10 Avenir Suisse, p. 11 |
La démocratie directe étant le dernier rempart au néolibéralisme, il est normal que ce dernier cherche par tous les moyen à l’affaiblir et in fine à la faire disparaître afin que sur ses ruines ne reste qu’un droit de vote basé uniquement sur un panel de personnages inféodés à la finance mondialisée ou à quelques idiots utiles.