Par Yann P. Caspar.
À l’aube des événements de 1848, János Arany (1817-1887) intègre le cercle très restreint de la Société littéraire Kisfaludy grâce à l’unanimité suscitée par son Toldi (1847), poème en douze chants retraçant l’épopée d’un jeune paysan hongrois sous le règne de Louis le Grand (1326-1382). Bien que, à la même époque et ailleurs, le registre épique ait également — mais épisodiquement — été un moyen d’expression pour des auteurs aussi admirables que Pouchkine, Lermontov ou encore Lamartine, celui d’Arany occupe une place centrale dans l’histoire de la littérature hongroise, en ce qu’il y fait magistralement entrer la langue populaire au moment où le destin hongrois se joue pour les décennies à venir.
N’ayant jamais pu rivaliser avec ses compagnons Vörösmarty et Petőfi sur le terrain de la poésie lyrique, János Arany passe maître du poème épique dans les 50 en publiant de nombreuses ballades et, surtout, deux suites aux aventures de Miklós Toldi, en 1854 et 18791. Chantant le triomphe, la mort puis l’amour de Toldi, cette trilogie est à bien des égards le miroir de l’évolution de l’état spirituel de la société hongroise au cours de la seconde partie du XIXème siècle ; elle permet de prendre le pouls d’une nation affirmative et pleine d’entrain révolutionnaire en 1848, qui désespéra ensuite sous la chape de l’autocratisme habsbourgeois, avant de croire à un éclaircissement après le compromis de 1867.
Au-delà de son caractère politique certain — que l’on retrouve aussi dans ses Bardes du pays de Galles où Arany fait habilement la liste des crimes de François-Joseph —, Toldi constitue par ailleurs une des plus significatives révolutions de la littérature hongroise, dont les conséquences furent décelées dès la première lecture du manuscrit par les piliers de la Société Kisfaludy. Le provincial et modeste Arany est immédiatement accusé du plus merveilleux des crimes littéraires ; celui qui consiste à faire passer en force la langue du peuple dans l’antre sacrée et cossue de la littérature — en hongrois Szépirodalom, à rapprocher du terme allemand de Belletristik —, de telle manière à ce que cette dernière se vide de son caractère élitiste pour devenir une oeuvre exprimée par la voix du peuple et à destination du peuple. (Il est d’ailleurs à noter que la saveur populaire de Toldi peine depuis à s’estomper puisque, après l’Hymne de Kölcsey et le Szózat de Vörösmarty, ce texte reste à ce jour une oeuvre dont certaines strophes peuvent être récitées par beaucoup de Hongrois.)
Les vers de Toldi sont au service de la narration et lui donnent la pureté et la simplicité inhérentes à l’esprit populaire en évacuant toute possibilité d’épanchements auxquels les urbains aiment à s’adonner. Si les vers d’Arany sont d’une précision frôlant la perfection, ce que son oeuvre provoque chez le lecteur est en réalité bien plus du ressort de la prose — une prose dénuée de toute fioriture et sans détour, dont la musicalité excite les sens et oblige le lecteur à vouloir connaître au plus vite le dénouement des péripéties du héros. Ayant retenu la leçon de Schiller (« Ce qui doit revivre dans le chant doit périr dans la réalité ») en faisant renaître la poésie hongroise par la mise en vers de faits historiques de l’époque angevine, János Arany doit toutefois bien plutôt être placé dans la chaîne prosatrice Jósika-Eötvös-Kemény-Jókai.
Le succès immédiat de Toldi et son essence populaire tiennent non seulement à sa richesse clinquante de vocabulaire paysan, mais aussi à l’inévitable besoin d’identification au héros qu’éprouve le lecteur. Doué d’une force physique époustouflante et d’un cœur pétri d’honneur, Miklós est ce justicier hongrois n’acceptant aucune faveur si ce n’est celle d’avoir le privilège de servir son roi. Il part bille en tête de sa campagne vers Buda, bravant les loups et avec la ferme intention de faire pièce à la bassesse, l’opportunisme et la lâcheté de son frère György. Vainqueur d’un redoutable champion tchèque, Miklós ne ressentira d’égale plénitude au noble mérite de se voir remettre des mains du roi une épée de grande valeur qu’à la vue de sa mère venue à Buda fêter le triomphe de son fils favori.
Très attaché à sa campagne, Arany ne s’installera définitivement à Pest que suite à sa nomination au poste de directeur de la Société Kisfaludy en 1860 et pour assurer ses fonctions au sein de l’Académie des sciences. Son Toldi est l’oeuvre d’un rural honnissant la manigance et la compromission. Elle est une chanson que tous les petits pouilleux comprennent et un cri que tous les grands piteux détestent. Douze chants entonnés d’en bas et capables de faire déguerpir tous les György de la Terre. Gy1G.
1 Arany János Összes költeményei I-II, Osiris Kiadó és Szolgáltató Kft. , 2018. június 06.
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